4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
je_suis_charlie2.jpg

Racisme et terrorisme, par Tramor Quemeneur

Points de repères et données historiques pour aborder le massacre perpétré à Charlie Hebdo 2.

je_suis_charlie2.jpgL’attentat contre Charlie Hebdo suscite à juste titre un électrochoc dans la société française qui ne manquera pas d’avoir de nombreuses répercussions dans les classes, plongeant parfois les enseignants dans l’embarras pour ne pas dire davantage. Faut-il pour autant tenter d’éviter le problème ? Évidemment non, au contraire.

Quand j’ai commencé ma carrière d’enseignant en septembre 2001 dans un collège de « banlieue », à Chanteloup-les-Vignes, où des adolescents de plus de quarante nationalités se côtoyaient, la situation oscillait entre un soutien latent de quelques-uns à Oussama ben Laden et la crainte d’autres jeunes que l’un des nombreux avions qui passaient au-dessus de leur ville ne vienne s’écraser sur leur tour. Si je me permets de raconter cette anecdote personnelle, c’est pour montrer que souvent, les plus touchés et les plus fragilisés ne sont pas ceux que l’on croit.

La précarité économique va évidemment de pair avec la fragilité sociale… et politique. L’acte barbare qui vient de se dérouler ne manquera pas – une fois encore – de stigmatiser celles et ceux qui se trouvent déjà dans une situation difficile. La stigmatisation, l’ostracisme, facilitent évidemment le repli sur soi communautariste, que recherche précisément ceux qui ont commis cet attentat.

Racisme français et mémoire algérienne

Concernant le phénomène de stigmatisation, le racisme français a connu plusieurs périodes. Il a puisé notamment dans les travaux fondateurs de Joseph Arthur de Gobineau avec son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853), qui en a constitué l’un des socles scientistes et eugénistes (il est à noter que ce racisme « scientifique » était tout autant misogyne). Il s’est renforcé avec des théoriciens et politiques comme Maurice Barrès et Charles Maurras, antisémites, royalistes de l’Action française (ou proche d’elle), jusqu’au vichysme pour le second.

Après le collaborationnisme pendant la Seconde Guerre mondiale, les fers de lance du racisme se sont trouvés totalement marginalisés. Mais c’est avec les guerres coloniales d’Indochine et surtout d’Algérie qu’ils sont revenus, de loin en loin, sur le devant de la scène. C’est évidemment le cas avec Jean-Marie Le Pen, député poujadiste en 1956, mais également avec des personnalités comme les frères Sidos, collaborateurs pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui ont fondé le groupuscule Jeune Nation. Certains de ses militants ont ensuite intégré l’Organisation Armée Secrète (OAS), organisation terroriste créée en février 1961 pour lutter en faveur de l’« Algérie française » par tous les moyens, causant au moins 5 000 morts par toute une série d’attentats à la fin de la guerre.

D’ailleurs, il est remarquable de constater que les derniers attentats commis contre la presse en France l’aient été à la fin de la guerre d’Algérie, précisément par l’OAS. Or, parmi les membres de Charlie Hebdo assassinés ce 7 janvier 2015 figurent Georges Wolinski et Cabu, qui ont commencé leur carrière de caricaturiste à la fin de la guerre d’Algérie. C’est cette expérience de la guerre qui a amené Cabu à forger son antimilitarisme, en créant notamment le personnage de l’adjudant Kronenbourg.

Cabu et Wolinski avaient également collaboré à Hara Kiri, transgressant profondément l’ordre moral, puis, au moment de Mai 1968, au journal L’Enragé créé par Wolinski et Siné, à la veine très antimilitariste et anticolonialiste. Comme très souvent donc, ceux qui subissent les plus durs coups sont ceux qui sont les plus proches de l’Autre. À ce propos, il convient d’ailleurs de mentionner que les actes de soutien aux Algériens pendant la guerre d’Algérie ont été nombreux, comme en témoigne par exemple le superbe livre de Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie, mis en image par Michel Drach.

De la stigmatisation à la revendication

Les actes de racisme ont néanmoins existé, l’un des plus emblématiques étant certainement le massacre du 17 octobre 1961, à Paris, au cours duquel plusieurs dizaines, voire centaines, d’Algériens ont été tués, alors que Maurice Papon était préfet de police de la Seine. Ils ont perduré après la guerre d’Algérie, avec un ostracisme visant les Maghrébins et particulièrement les Algériens. Cet ostracisme a également touché les harkis (supplétifs de l’armée française) et leurs descendants, qui avaient pourtant été du côté français pendant la guerre d’Algérie.

Certains, abandonnés à l’indépendance, ont été massacrés en Algérie (il y a eu plusieurs dizaines de milliers de victimes) ; ceux qui avaient été « rapatriés » en France ont été placés dans des camps d’urgence à la discipline militaire puis oubliés là. Il a fallu attendre le milieu des années 1970 et la révolte de leurs enfants pour que la situation évolue quelque peu.

Descendants de l’immigration algérienne et descendants de harkis se sont retrouvés pour lutter contre les discriminations et contre le racisme lors de la marche pour l’égalité de 1983, improprement appelée « marche des beurs ». Un hommage à cette marche a été rendu il y a deux ans avec le film éponyme de Nabil ben Yadir, avec notamment Olivier Gourmet, Tewfik Jallab, Charlotte Le Bon et Djamel Debbouze. Olivier Gourmet y interprète le prêtre Christian Delorme, qui est l’un des principaux instigateurs de cette marche et dont l’action puise aussi ses fondements dans la lutte contre la guerre d’Algérie.

Le film avait par ailleurs suscité une petite polémique du fait d’une chanson de la bande originale du film (mais ne figurant pas dans le long métrage), interprétée notamment par le rappeur Nekfeu qui clame « D’t’façon y’a pas plus ringard que le raciste / Ces théoristes veulent faire taire l’islam / Quel est le vrai danger : le terrorisme ou le taylorisme? / Les miens se lèvent tôt, j’ai vu mes potos taffer / Je réclame un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo ».

Cette diatribe provocatrice due à la publication des caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo, trouve aujourd’hui, malheureusement, un sens nouveau.

Islamophobie et mal identitaire

La marche pour l’égalité et contre le racisme avait semblé faire bouger les lignes. Des avancées sociales avaient été obtenues (notamment la carte de séjour de dix ans) ; des associations avaient été créées, dont SOS Racisme. Mais, parallèlement, le Front national poursuivait son ascension électorale. De plus, lors de la cohabitation de 1986, le jeune étudiant Malik Oussekine était tué par les « voltigeurs motoportés », lors des manifestations lycéennes et étudiantes contre la loi Devaquet.

Trois ans plus tard éclate une affaire médiatique : celle du « tchador
1 », à propos de trois jeunes collégiennes portant le voile dans un collège de Creil. Dès lors, ce fait divers médiatique va épisodiquement défrayer la chronique en France, ne faisant que renforcer une pratique auparavant minoritaire. C’est ainsi que s’est construit un « islam imaginaire » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Thomas Deltombe (L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, La Découverte, 2005).

La radicalisation de certains jeunes issus de l’immigration se renforce au cours des années 1990. Les discriminations et le sentiment de discrimination en France jouent, contribuant à ce que certains jeunes des quartiers marginalisés se réclament davantage de leur identité d’origine que de leur identité française. Pourtant, certains jeunes issus de l’immigration (parfois depuis plusieurs générations) se trouvent dans la situation paradoxale de ne pas forcément connaître leur pays d’origine ou d’y être rejeté et qualifié de Français lorsqu’ils y vont.

En France, ils récusent l’identité française (sifflant par exemple l’hymne national lors du match amical France-Algérie au stade de France en octobre 2001), mais s’insurgent à juste titre lorsqu’ils sont qualifiés d’Arabes, de Beurs ou de Maghrébins. C’est ce que le grand sociologue Abdelmalek Sayad (avec lequel Pierre Bourdieu avait réalisé ses premiers ouvrages) avait appelé la « double absence » des émigrés-immigrés, les conduisant à ne se sentir nulle part chez eux, à créer en eux un « mal d’immigration » se reportant sur leur descendance (La Double Absence. Des illusions des émigrés aux souffrances de l’immigré, Éditions du Seuil, 1999).

L’acmé du sentiment de rejet intervient en 2005. Des propos du ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, promettaient de « nettoyer les cités au Karcher » des « racailles ». Le décès de deux jeunes à Clichy-sous-Bois, le 27 octobre, Bouna Traoré et Zyed Benna, dans un transformateur électrique au cours d’une poursuite avec les forces de l’ordre, met le feu aux poudres. Des émeutes commencent à éclater et à se répandre en différentes localités françaises pendant trois semaines. Deux autres personnes sont tuées, environ 3 000 manifestants arrêtés et plus de 10 000 véhicules incendiés.

La fin des affrontements ne met évidemment pas fin au tournant politique sécuritaire. Pendant ces événements, l’état d’urgence a été décrété : c’est la première fois que cela se produisait depuis la guerre d’Algérie pendant laquelle cette loi a été promulguée (en avril 1955), contribuant à donner à ces émeutes un caractère postcolonial.

La situation internationale

Néanmoins, la situation internationale joue aussi. Ainsi, l’attentat perpétré par Khaled Kelkal et Boualem Bensaïd dans la station de RER Saint-Michel à Paris le 25 juillet 1995 (tuant 8 personnes et en blessant 117) est revendiqué par le Groupe islamique armé menant une guerre en Algérie qui a fait plus de 150 000 victimes. Khaled Kelkal a ainsi le profil du jeune délinquant utilisé par des islamistes pour commettre des attentats qui ont bouleversé la France et instillé un climat de peur pendant plusieurs mois.

Une autre source de radicalisation trouve ses origines dans le conflit israélo-palestinien. Certains se sont emparés de cette question internationale lourde, se sont même créé une pseudo identité palestinienne dans un contexte d’effondrement de leur identité personnelle, et ont tenté de calquer à la situation française le contexte israélo-palestinien, à la suite de la première intifada (1987-1993), puis de la deuxième (2000-2005). Des antisionistes dérivant vers l’antisémitisme, voire le négationnisme du génocide juif pendant la Seconde Guerre mondiale, tels Serge Thion, Alain Soral, Roger Garaudy ou encore Dieudonné, ne font de ce point de vue qu’attiser le feu, contribuant à créer en France un contexte particulier que même les Palestiniens regrettent.

Mais ce sont surtout les attentats du 11 septembre 2001 à New-York (puis la guerre d’Afghanistan et d’Irak consécutives et, plus récemment, les guerres en Libye et en Syrie) qui ont durablement modifié la donne, même d’un point de vue français. Certains, en quête de « héros musulmans », se sont parfois reconnus dans la figure d’Oussama ben Laden, héros négatif s’il en est, en dépit de certains « héros positifs » pouvant exister, de Zinedine Zidane avec la Coupe du monde 1998 à Djamel Debbouze ou Gad Elmaleh par exemple. Ces attentats ont pu jouer aussi sur le résultat des présidentielles en 2002 ayant porté au second tour des élections le candidat du Front national Jean-Marie Le Pen. Le score de 17 % des suffrages pour le candidat du Front national a néanmoins contribué à donner l’image d’une France raciste, tant dans le pays qu’à l’étranger. Mais il ne doit pas occulter le mouvement d’opposition qui s’est créé (jusqu’à deux millions de personnes dans la rue).

Les attentats du 11 septembre ont néanmoins contribué à renforcer l’islamophobie, notamment avec le réalisateur hollandais Théo Van Gogh, auteur de propos violemment racistes. Il est sauvagement assassiné le 2 novembre 2004 par le jeune Mohammed Bouyeri, d’origine marocaine. Moins d’un an plus tard sont publiées douze caricatures de Mahomet dans un journal danois, Jyllands-Posten, après qu’un auteur s’est plaint de ses difficultés à trouver un illustrateur depuis la mort de Théo Van Gogh. Ces caricatures suscitent un scandale international alimenté par les organisations fondamentalistes.

En solidarité avec leurs confrères, en défense de la liberté d’expression, de nombreux journaux publient les douze caricatures bien que leur qualité artistique soit remise en cause. En France, Charlie Hebdo les publie le 6 février 2006, s’attirant une plainte du Conseil français du culte musulman qui a été rejetée.

Un monde sans Charlie ?

L’hebdomadaire satirique s’attire alors parfois des critiques le qualifiant de dérive droitière, surtout après le rapprochement de son directeur Philippe Val avec Nicolas Sarkozy et sa nomination à la présidence de France-Inter. Il est également mis en cause après une nouvelle publication d’une caricature de Mahomet en une du journal en 2011.

Daniel Schneidermann, d’Arrêt sur images, affirmait ainsi qu’il n’avait « pas envie de faire de la pub à cette provocation pas drôle. La dénonciation de toutes les charias, les vraies, les fausses, les réelles, les imaginaires, est un fonds de commerce comme un autre ». Mais, à cause de cette caricature, les locaux de Charlie Hebdo sont attaqués au cocktail Molotov en novembre 2011. Les journalistes de Charlie avaient alors le sentiment d’être relativement isolés, même si Libération les a hébergés quelques mois.

Tout cela a obligé les caricaturistes de Charlie Hebdo à être sous protection policière, alors même qu’ils vilipendaient régulièrement les forces de police. C’était en particulier le cas du nouveau directeur de publication, Charb, condamné à mort en 2013 par le magazine d’Al Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), Inspire. En 1998, il publiait un recueil de ses dessins de Charlie Hebdo intitulé Police partout, dans lequel il s’en prenait notamment au plan Vigipirate. En quatrième de couverture, un texte de Philippe Val affirmait : « Comme je suis son aîné de quelques années, statistiquement, je vais mourir avant Charb. Tant mieux. Ça fait presque dix ans que nous tirons ensemble la même charrue, et je n’imagine pas le monde sans lui. »

Les événements du 7 janvier viennent de montrer, une fois encore, que la vie fait fi des statistiques, que Philippe Val va devoir inventer un monde sans Charb et que l’on va peut-être devoir inventer un monde sans Charlie, sans Charb, sans Cabu, sans Wolinski, sans Tignous, sans Bernard Maris et tous les autres.

« La liberté de la presse ne s’use que lorsque l’on ne s’en sert pas »

Ce massacre montre une fois de plus que les intégristes de tous bords, j’allais dire de tous poils, ne s’en prennent pas aux autres intégristes mais visent avant tout celles et ceux qui prêtent à penser, même si l’on n’est pas toujours d’accord avec eux. Ces journalistes et caricaturistes représentaient l’aiguillon de la liberté de penser et de s’exprimer tant la devise du Canard enchaîné est vraie : « La liberté de la presse ne s’use que lorsque l’on ne s’en sert pas. » On ne pourra jamais dire que les journalistes de Charlie Hebdo n’ont pas utilisé cette liberté, jusqu’à en mourir.

Certes, comme le disait Charb en 2012, « penser que trois extrémistes peuvent bouleverser le monde, c’est irresponsable, parce que c’est pas vrai ». Ils peuvent toutefois le secouer afin de tenter de réaliser le vœu de leurs ennemis, à savoir le fameux Choc des civilisations prophétisé par l’intellectuel conservateur américain Samuel Huntington en 1996.

Plus que jamais, il est nécessaire de favoriser au contraire le Rendez-vous des civilisations cher à Olivier Todd et Youssef Courbage. L’attentat contre Charlie Hebdo intervient quelques semaines seulement après la déclaration de François Hollande proclamant la lutte contre le racisme et l’antisémitisme grande cause nationale ; faisons en sorte que l’unité derrière cette cause montre maintenant à ces deux ou trois imbéciles qui ne connaissent de l’islam que ce qu’ils ont appris sur quelques sites islamistes qu’ils ne bouleverseront pas le monde, ou alors à leurs dépens.

Le 8 janvier 2015

Tramor Quemeneur

ATER à l’université Paris 8

  1. Le tchador désigne un voile iranien, chiite, totalement étranger à la population d’origine maghrébine, mais l’utilisation du terme renforce la connotation « intégriste ».
Facebook
Twitter
Email