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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

être solidaire de Gaza, mais sans céder au réflexe tribal

Deux textes parus au cours de l'été 2014, de Kamel Daoud et de Mohamed Kacimi, ont suscité des polémiques ; nous les reprenons ci-dessous 1.

Ce pourquoi je ne suis pas « solidaire » de Gaza

par Kamel Daoud

Non, le chroniqueur n’est pas « solidaire » de la Palestine. Le mot solidaire est entre guillemets. Car il a deux sens. D’abord non à la « solidarité » sélective. Celle qui s’émeut du drame palestinien parce que se sont des Israéliens qui bombardent. Et qui, donc, réagit à cause de l’ethnie, de la race, de la religion et pas à cause de la douleur. Celle qui ne s’émeut pas du M’zab, du Tibet ou de la Kabylie il y a des ans, du Soudan, des Syriens et des autres douleurs du monde, mais seulement de la « Palestine ». Non donc à la « solidarité » par conditionnement religieux et « nationaliste ». Cette « solidarité » qui nuit à la victime et au solidaire parce qu’elle piège la Palestine comme « cause arabe et musulmane », dédouanant le reste de l’humanité par appropriation abusive. La « solidarité » qui se juche sur l’histoire d’un peuple malmené et presque sans terre au nom de la haine de l’autre. Cette « solidarité » concomitante que le chroniqueur a vomi dans les écoles, les manuels scolaires, les chants et l’arabisme et l’unanimisme religieux.

Le drame palestinien a été « arabisé » et islamisé à outrance au point où maintenant le reste de l’humanité peut se sentir débarrassé du poids de cette peine. C’est une affaire « arabe » et de musulmans. Cette solidarité qui a transformé un drame de colonisation entre clashs de religions, de haines et d’antiques mythologies exclusives. Cette solidarité VIP que le chroniqueur ne veut pas endosser, ni faire sienne. Cette « solidarité » qui préfère s’indigner de la Palestine, mais de chez soi, et ne rien voir chez soi de la « palestinisation » du M’zab ou du Sud ou des autres territoires du monde. Cette solidarité au nom de l’Islam et de la haine du juif ou de l’autre. Cette solidarité facile et de « droit public » dans nos aires. Qui au lieu de penser à construire des pays forts, des nations puissantes pour être à même d’aider les autres, de peser dans le monde et dans ses décisions. Cette « solidarité » pleurnicharde et émotive qui vous accuse de regarder le mondial du Brésil au lieu de regarder Al Jazeera. Cette « solidarité » facile qui ferme les yeux sur le Hamas et sa nature pour crier à l’indignation, sur les divisons palestiniennes, sur leurs incapacités et leurs faiblesses au nom du respect aux « combattants ». Au nom de l’orthodoxie pro-palestinienne que l’on ne doit jamais penser ni interroger.

Non donc, le chroniqueur n’est pas solidaire de cette « solidarité » qui vous vend la fin du monde et pas le début d’un monde, qui voit la solution dans l’extermination et pas dans l’humanité, qui vous parle de religion pas de dignité et de royaume céleste pas de terre vivante ensemencée.

Si le chroniqueur est solidaire, c’est par une autre solidarité. Celle qui ne distingue pas le malheur et la douleur par l’étiquette de la race et de la confession. Aucune douleur n’est digne, plus qu’une autre, de la solidarité. Et solidarité n’est pas choix, mais élan total envers toutes et tous. Solidarité avec l’homme, partout, contre l’homme qui veut le tuer, le voler ou le spolier, partout. Solidarité avec la victime contre le bourreau parce qu’il est bourreau, pas parce qu’il est Israélien, Chinois ou Américain ou catholique ou musulman. Solidarité lucide aussi : que l’on cesse la jérémiade : le monde dit « arabe » est le poids mort du reste de l’humanité. Comment alors prétendre aider la Palestine avec des pays faibles, corrompus, ignorants, sans capitaux de savoir et de puissance, sans effet sur le monde, sans créateurs ni libertés ? Comment peut-on se permettre la vanité de la « solidarité » alors qu’on n’est pas capable de joueur le jeu des démocraties : avoir des élus juifs « chez nous », comme il y a des élus arabes « chez eux », présenter des condoléances pour leurs morts alors que des Israéliens présentent des condoléances pour le jeune Palestiniens brûlé vif, se dire sensible aux enfants morts alors qu’on n’est même pas sensible à l’humanité. Le chroniqueur est pour l’autre solidarité : celle totale et entière et indivise. Celle qui fait assumer, par votre dignité, au reste du monde, sa responsabilité envers une question de colonisation, pas de croyances. Celle qui vous rehausse comme interlocuteur, négociateur et vis-à-vis. Celle qui vous impose la lucidité quant à vos moyens et votre poids, à distinguer votre émotion de vos élans. Celle qui commence par soi, les siens pour justement mieux aider l’autre, partout, dans sa différence comme dans sa communauté. La solidarité avec le chrétien pourchassé en Irak et en Syrie, des musulmans de Birmanie, des habitants de l’Amazonie ou du jeune encore emprisonné à Oum El Bouaghi pour un casse-croute durant un ramadan.

Les images qui viennent de Gaza sont terribles. Mais elles le sont depuis un demi-siècle. Et nos indignations sont encore aussi futiles et aussi myopes et aussi mauvaises. Et nos lucidités et nos humanités sont aussi rares et mal vues. Il y a donc quelque chose à changer et à assumer et à s’avouer. La « solidarité » n’est pas la solidarité.

Ce que fait Israël contre Gaza est un crime abject. Mais nos « solidarités » sont un autre qui tue le Palestinien dans le dos.

Que les amateurs des lapidations se lèvent donc : c’est la preuve que mis à part les jets de cailloux, ils ne savent rien faire d’autre.

Le 13 juin 2014

Kamel Daoud

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« Etre solidaires des Palestiniens sans céder au réflexe tribal »

par Mohamed Kacimi, écrivain, dramaturge

« Collabo, harki, sioniste, sale juif, kafir, mécréant, apostat, vendu, youpin, traître, salaud, r’khis, lâche, sale rabbin, merdeux, valet de BHL, suppôt d’Israël… » Voilà les qualificatifs dont on affuble Kamel Daoud, chroniqueur et romancier algérien, sur les forums. Quel crime a commis l’auteur pour être ainsi traîné dans la boue ? Les premiers jours de l’attaque de Gaza, il a écrit une chronique où il annonce qu’il n’est pas solidaire de la Palestine : « Non, donc, le chroniqueur n’est pas solidaire de cette “solidarité” qui vous vend la fin du monde et pas le début d’un monde, qui voit la solution dans l’extermination et pas dans l’humanité, qui vous parle de religion, pas de dignité, et de royaume céleste, pas de terre vivante ensemencée. »

N’est-ce pas le droit de chacun de se sentir concerné ou pas par une cause ? N’est-on pas libre d’être indignés ou pas, concernés ou pas ? La cause palestinienne serait-elle devenue le sixième pilier de l’islam ? Sommes-nous libres de fermer les yeux sur les massacres de Syrie et d’Irak, mais contraints d’afficher urbi et orbi notre solidarité avec le peuple palestinien, sous peine d’être jetés en pâture à la foule ?

Ces derniers jours, tous les esprits sont chauffés à blanc par Al-Jazira. Cette chaîne vit du commerce des cadavres. Elle a une passion pour les morgues, ses caméras ne sortent jamais des ambulances et des tombes. Elle vend la mort à des foules arabes dont le futur se résume au « châtiment de la tombe ». Depuis le début de la guerre de Gaza, la rue arabe se range comme un seul homme derrière le Hamas, et le mouvement islamiste est devenu aux yeux des intellectuels arabes de gauche un mouvement de libération.

On compte désormais les roquettes qui partent de Gaza en se disant que Jérusalem va tomber dans les prochains jours ! Bien entendu, Al-Jazira, la chaîne de production d’islamistes en continu, sort l’artillerie lourde. Elle diffuse en boucle l’image des enfants victimes des explosions dans les hôpitaux de la ville et fait intervenir des experts miliaires, qui jurent que les Brigades Al-Kassam sont en train de dépasser en technologie l’armement israélien.

AL-JAZIRA MENT VINGT-QUATRE HEURES SUR VINGT-QUATRE

Et dans les foyers de Ramallah, de Beyrouth ou de Rabat, les familles exultent. Al-Jazira ment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, car la chaîne qatarie sait que les Arabes sont de grands rêveurs. En 1990, ils rêvaient de voir les missiles de Saddam Hussein raser New York. En 2006, ils baptisaient « Saladin » l’ennemi chiite Nasrallah, car il leur avait promis de raser Tel-Aviv, alors qu’en fait il participait à la vitrification du Liban. Et les revoilà portant leurs espoirs sur les pétards d’un mouvement intégriste qui a plongé Gaza dans le Moyen Age.

Plutôt que d’annoncer à ses millions d’âmes qu’ils vivent dans des pays soumis à des régimes totalitaires, religieux, obscurantistes, sans libertés, parqués jour et nuit dans des mosquées, où on leur apprend à haïr la liberté, les femmes, la vie, les autres, la chaîne qatarie préfère crier haro sur Israël, sur l’ennemi sioniste, c’est plus facile, c’est à la fois un antalgique et un antidépresseur. Du paysan du Rif aux « cailleras » du « 9-3 », tout le monde en reprend. Il faut être franc. Israël a parfois bon dos ! Depuis 1948, s’il n’existait pas, les régimes arabes l’auraient inventé pour justifier la faillite de ce monde qui, de Rabat à Bagdad, n’est qu’un vaste goulag avec les mosquées pour miradors et les barbus à la place des kapos.

Contrairement à Al-Jazira, qui parle d’effusion du sang arabe et musulman à Gaza, je ne pense pas avoir de sang musulman et arabe dans mes veines, mais du sang humain tout court. Je ne partage pas l’opinion de Kamel Daoud, mais je dis qu’il a raison, qu’il a parfaitement raison de ne pas se sentir concerné par la situation du peuple palestinien. Je dis cela, alors que cela fait plus de vingt ans que je travaille dans les territoires palestiniens, vingt ans que je parcours les camps de réfugiés du Yarmouk de Damas à ceux d’Alep, de Bordj Al-Barajneh de Beyrouth à Mieh de Saïda, de Balata à Naplouse à celui de Jénine.

J’étais en mai à Gaza et je retournerai à Gaza dès que ses portes s’ouvriront. Mais la solidarité avec les Palestiniens ne relève pas de la solidarité tribale. Elle doit être un acte réfléchi, responsable, fait en connaissance de cause et non un réflexe identitaire et religieux, comme c’est le cas aujourd’hui.

Comme le dit Kamel Daoud, la cause palestinienne a été tellement dévoyée par les régimes arabes et par les partis islamistes qu’elle a perdu sa valeur aux yeux des jeunes générations. Loin d’être une cause politique, la Palestine est devenue un défouloir collectif, on arbore son nom, on le crie dans les rues arabes et dans les mosquées quand on sent que la virilité arabe est en cause. Car dans cet imaginaire collectif, gangrené par le religieux, le mot Palestine ne renvoie ni à une géographie ni à une histoire, mais à une frustration collective.

Et qu’on arrête aussi avec la solidarité arabe, et là je rejoins Kamel Daoud. Il faut de temps à autre balayer devant sa propre porte. Depuis 1970, il y a cent fois plus de cadavres palestiniens dans les placards des royaumes et républiques arabes que dans les caves de l’armée israélienne.

UN RÉGIME SÉGRÉGATIONNISTE POUR LES ARABES

Mais poussons les choses plus loin, certes, Israël est une démocratie pour les siens, les juifs, et un régime ségrégationniste pour les Arabes, qui applique une politique coloniale, barbare, criminelle et absurde.

Cependant, et pour être honnête, il convient de dire qu’il vaut mieux être, aujourd’hui, palestinien dans un camp de Khan Younès ou de Balata, où l’on a une identité, un ennemi, un bout de terre que l’on estime à soi et pour lequel on est prêt à mourir, que d’être palestinien dans un camp à Beyrouth ou à Damas, où, là, on n’est pas censé ne pas exister depuis 1948.

Les lois libanaises interdisent l’achat de propriétés immobilières à « tous les étrangers originaires de pays non reconnus par le Liban ». Une formule tarabiscotée pour désigner les Palestiniens. D’autres lois interdisent aux Palestiniens d’exercer quelque 73 métiers, certaines empêchent un Palestinien de détenir un passeport, de voyager, d’essayer d’oublier la terre promise en échange d’une vie normale. Comme quoi la « fraternité arabe » a ses limites.

Etre solidaire de la Palestine aujourd’hui, c’est oublier le réflexe atavique et grégaire, la solidarité du sang. Aimer la Palestine, c’est s’abstenir à jamais de crier « Mort à Israël ! » ou « A mort les juifs ! » Ni la haine ni la mort de l’autre ne peuvent faire vivre la Palestine.

C’est faire l’effort non pas de nier, mais de comprendre Israël dans ses réalités, ses contradictions et son histoire. Plutôt que d’exclure l’autre, il convient de l’apprendre par coeur. C’est aussi tenter de comprendre le judaïsme, avec ses fulgurances, ses joies et son questionnement perpétuel et qui, loin d’être l’antithèse de l’islam, n’en est que l’enfance, au bout du compte.

Enfin, je reviens à Kamel Daoud qui, depuis un moment, fait cavalier seul et c’est en cela qu’il dérange, qu’il se fait traîner dans la boue : il ne pense pas comme les autres ! Il pense contre les autres, contre les siens, contre lui-même. Enfin, un auteur ! Aux yeux des Arabes, le poète est celui qui parle au nom des siens, au nom de la tribu. Kamel Daoud ouvre une voie nouvelle dans la littérature algérienne, il parle en son nom propre, il ne parle pas au nom des autres, des Algériens, et encore moins des Arabes et des musulmans. Enfin, c’est un individu, un intellectuel, un romancier échappé aux griffes de la tribu, qui se fiche des mots de la tribu parce qu’il a les siens et qu’il peut dire merde ! à la tribu. Il peut prendre la route à contresens, penser à rebrousse-poil. Tout le monde le hait. Tant mieux, c’est la preuve qu’il a raison. Qu’il est sur la bonne voie. Il est libre, Kamel, et nous qui le lisons le sommes avec lui.

Le 24 juillet 2014

Mohamed Kacimi

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