par Pap Ndiaye 1
[ Libération lundi 28 février]
Voilà que depuis quelque temps les Français d’origine africaine ou antillaise font entendre leur voix, amère et revendicative. Cette prise de parole n’est pas nouvelle, mais il semble bien que le 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage en 1998, le vote de la loi de mai 2001 reconnaissant la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité, puis la candidature de Christiane Taubira à l’élection présidentielle de 2002 en aient été les catalyseurs. A quoi s’est ajouté, plus récemment, le travail de plusieurs associations «noires» qui proposent des événements (manifestations, colloques) où le malaise et les attentes des populations concernées s’expriment avec véhémence. Les Noirs de France sont en émoi. Les provocations antisémites de Dieudonné, qui tente misérablement d’exploiter la situation, un peu à la manière d’un Farrakhan aux Etats-Unis, ne sont, à cet égard, qu’un épiphénomène, certes insupportable, mais dont il convient de ne pas surestimer la portée. Au fond, il est question d’un ensemble de problèmes qu’il est sans doute utile de scinder en plusieurs catégories.
– Le premier est celui des discriminations dont les populations noires sont victimes avec d’autres dans leur vie socio-économique. La description fine des discriminations ethno-raciales demeure à réaliser pour les populations issues de familles antillaises, de familles d’Afrique subsaharienne et leurs descendants, malgré certains travaux déjà menés à partir des données de l’Insee. La particularité du facteur mélanique est qu’il traverse les classes sociales et pèse également sur les élites noires dont les représentants peuvent aussi être soumis à des traitements vexatoires et brutaux, en même temps que leurs carrières professionnelles se voient contraintes par les stéréotypes négatifs qui pèsent sur eux. Il est important de considérer la discrimination raciale dans ses formes spécifiques faute de quoi, relativisée dans l’ensemble indifférencié des discriminations, on ne pourrait plus la viser et donc la combattre. Il en va d’ailleurs de même pour toutes les autres discriminations : elles participent d’un phénomène général mais elles ont chacune des formes particulières.
– Le deuxième problème est celui des populations noires et de la représentation politique. Les responsables politiques noirs sont rarissimes, et cela n’est pas sans relation avec l’indifférence générale teintée d’un paternalisme plus ou moins débonnaire dont la classe politique fait généralement preuve à l’égard des populations d’origine antillaise et africaine. Or, cette absence, que l’on ne peut expliquer que par l’existence de mécanismes de sélection discriminants, paraît éclatante aujourd’hui, à l’heure où, du côté français, le discours d’universalisme républicain a perdu de sa superbe, et où du côté des Etats-Unis, l’administration Bush, pourtant peu suspecte de militantisme afro-américain, comporte des responsables noirs de haut rang comme Condoleezza Rice. Si sa visite a eu tant d’effet en France, c’est non seulement en raison de ses talents et de ses objectifs politiques de réparation des relations franco-américaines, mais aussi du fait qu’elle est noire. Une femme noire à un tel poste de pouvoir est, vu de France, une anomalie exotique. Sur le terrain de la diversité, les Etats-Unis donnent une leçon à la France.
– Le troisième problème est celui de l’histoire et de la mémoire. Les trois questions saillantes sont celle de la traite et de l’esclavage, celle des colonisations et celle des migrations. Pour ce qui concerne les deux premières, la recherche historienne est active comme en témoignent les travaux importants de ces dernières années, publiés en France et à l’étranger (aux Etats-Unis en particulier). Ces études montrent l’imbrication entre l’histoire politique, économique et sociale française et le système esclavagiste puis colonial.
Autrement dit, les historiens réinsèrent la traite et le grand commerce colonial dans les histoires nationales européennes (non seulement du point de vue classique de la croissance économique, mais aussi des structures sociales et des représentations culturelles fondatrices de la modernité européenne) et ils font du fait colonial un élément essentiel de compréhension de l’histoire contemporaine de la France. A cet égard, c’est une grande partie des manuels et des programmes d’histoire de l’enseignement secondaire qui mériterait d’être repensée de manière à inclure centralement ces questions, sans omettre l’aspect essentiel de l’histoire des victimes vue par elles-mêmes. Dans les réunions publiques, j’entends des demandes d’explication et de reconnaissance des souffrances passées, qui ne sont en rien une manière de nier l’existence d’autres souffrances et d’autres mémoires blessées, au contraire. Il faut ajouter que les débats historiens ne mettent pas les Noirs eux-mêmes à l’abri : la question de l’esclavage est créatrice de tensions entre Antillais et Africains. La loi de mai 2001, initiée par Christiane Taubira, qui reconnaît la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité fut une étape importante, mais il convient d’en suivre toutes les dispositions, en particulier celles relatives aux programmes d’enseignement, à quoi on ajoutera la nécessité d’un musée de l’esclavage (pourquoi pas à Nantes ?) et d’un musée de la colonisation. Il ne s’agit pas seulement de rendre justice aux victimes d’un moment catastrophique de l’histoire, mais aussi, et peut-être surtout, de construire une mémoire collective fondée sur une histoire explicitée et assumée plutôt que sur le refoulement et la honte.
Du côté des travaux sur les migrations d’origine subsaharienne, le constat est plus lapidaire : la recherche est embryonnaire, et il est significatif que les historiens de l’immigration les plus renommés n’y aient jamais prêté qu’une attention lointaine, par contraste avec d’autres migrations (européennes et désormais nord-africaines) qui ont fait l’objet de travaux remarquables.
Les débats sur ces trois ensembles de questions ne concernent pas seulement les Noirs de France, mais l’ensemble de la société civile, du monde politique et de la recherche universitaire. D’ores et déjà s’amorce cependant un fait essentiel : la construction progressive d’une communauté noire française. Cela ne signifie pas que les divisions entre Noirs s’effacent magiquement, mais que des intérêts communs, fondés sur des expériences sociales partagées, se font jour. Cela n’est en rien l’amorce d’un repli identitaire, mais une demande de prise en compte de difficultés et de souffrances sociales où se mêlent la mémoire incertaine d’un passé enfoui et le présent frustrant des discriminations. La République gagnerait à mieux écouter ses enfants noirs.