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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

les muses et la mort, par Shlomo Sand

Alors que la trêve a de nouveau été rompue entre Israël et la bande de Gaza, l'historien israélien Shlomo Sand revient sur les racines du conflit et estime qu'« à défaut d’une solution équitable, les images de milliers de femmes, d’enfants, et de vieillards, descendants des réfugiés de 1948, errant parmi les maisons en ruine à l’été 2014 continueront de nourrir la haine, pour longtemps ». 1

Les muses et la mort

Quand tonnent les muses, les canons se taisent : l’adage, habituellement inversé, est très inexact. Les muses de la communication tonnent d’autant plus lorsque les canons, les avions, et les hélicoptères bruissent et crachent leurs feux. Les chaînes de télévision, en Israël et dans le monde, avec leurs journalistes, leurs commentateurs, et leurs envoyés spéciaux ont, entre deux publicités, fait état du sang versé auquel peu d’entre eux paraissaient attacher de l’importance. Une majorité de spectateurs et d’auditeurs, à commencer par les dirigeants du monde occidental, n’ont pas réagi autrement. Ces derniers, après avoir exprimé leur soutien à l’opération israélienne, ont attendu le début de la catastrophe humanitaire pour émettre une critique discrète. Il est plus facile de déplorer les malheurs passés (le « devoir de mémoire »), que d’ouvrir, en grand, les yeux sur les tragédies actuelles.

En Israël, la population ne veut pas vivre avec Gaza ; elle veut seulement conserver le Golan. Israël a quitté Gaza ; il ne demande qu’à coloniser tranquillement sa « Judée et Samarie » (la Cisjordanie), sans en être empêché par un ennemi cruel. En Israël, le peuple prie pour l’extermination du Hamas et de ses partisans, et les plus durs y ajoutent ceux qui, en grandissant, deviendront des partisans du Hamas. En attendant, le peuple israélien-juif aspire à développer et renforcer l’identité juive de l’Etat, qui n’est pas celui d’un quart des citoyens, non définis comme juifs.

« Aucun Etat normal ne peut accepter d’être la cible de fusées », a affirmé, au début de la guerre, le chef du gouvernement israélien, Benyamin Netanyahou. Il avait absolument raison, mais il aurait aussi fallu lui rappeler qu’aucun Etat normal, dans le monde, ne peut accepter que, dans sa capitale, qui est aussi la capitale du peuple juif, un tiers des habitants soit privé de souveraineté et dépourvu de droits démocratiques. Il y a également peu d’Etats qui refusent obstinément, depuis des années, de définir leurs frontières définitives, dans l’espoir, non dissimulé, de les élargir encore. Peut-être existe-t-il, malgré tout, un lien quelconque entre toutes ces choses « anormales » ?

Il est bien connu que dans les guerres de l’histoire moderne, c’est toujours l’ennemi qui a engagé les hostilités ; c’est pourquoi l’Etat juif, pacifique, affirme qu’il ne fait que répliquer aux attaques dont il est victime. Qu’en est-il vraiment ? Est-ce ainsi que s’écrit l’histoire ? N’y a-t-il pas, dans la toute récente tragédie, un début de temps long et de temps court tout à fait différents, et plutôt gênants ?

Dans les années 1950, lorsque j’étais encore enfant, mon père m’emmenait au cinéma voir des westerns. Il aimait les grands espaces, et moi j’aimais les pionniers cowboys, et je détestais les indiens. C’était, à peu près, toujours la même scène : un convoi de colons pionniers s’avance lentement et tranquillement, et, soudain, il est attaqué par des cavaliers, à moitié nus, aux visages peinturlurés et grimaçants. On entend des hurlements, les flèches fusent, des femmes et des enfants sont touchés. Heureusement, le courageux héros parvient à repousser les assaillants ; le convoi peut reprendre tranquillement sa route pour aller conquérir de nouveaux espaces et coloniser le désert. Finalement, dans les films, nous sortions toujours vainqueurs : moi et mes héros blancs.

A la fin des années 1960, Hollywood a effectué une révision maligne qui a détruit les images pieuses de mon enfance. J’ai vu alors d’autres scénarii : des méchants colons volent la terre en massacrant les indigènes, dont les survivants sont entassés dans des réserves. Plus tard, en étudiant l’histoire, mes options politiques et morales se sont dégradées. Depuis lors, je me suis trouvé du côté des victimes, de ceux qui, même s’ils sont laids, ont raison de revendiquer leur terre, et le droit d’y vivre libres. Si je suis devenu « gauchiste », une des raisons en est que, même si aujourd’hui j’appartiens au camp des forts, je reste un descendant des victimes d’hier.

Ici, le récit du temps long a commencé il y a environ 130 ans, quand l’Europe orientale antisémite s’est mise à vomir ses juifs. Contrairement à la masse des réfugiés et des émigrants qui s’est écoulée vers la nouvelle Terre promise en Amérique du Nord, la petite minorité sioniste a décidé qu’elle préférait une auto-souveraineté dans l’antique Canaan. C’est ainsi qu’a débuté sa colonisation au Moyen Orient, en invoquant la Bible, à l’instar des colons puritains, mais sans motivation religieuse. Il faut aussi se souvenir que, dès le début, la quasi totalité de ces colons n’est pas venue là pour vivre en intégration avec la population locale, mais pour fonder son propre Etat juif. Pendant 130 ans, ils se sont employés à supplanter les autochtones, et ils ont réussi à conquérir l’ensemble du pays. A chaque fois, depuis 1929, le bloc des colons a été violemment agressé, mais il a toujours triomphé. Il a achevé son voyage, non pas à San Francisco, mais à Jéricho, et au lieu de créer Las Vegas, il a fondé des colonies dans la vallée du Jourdain.

Sa « faute cardinale » a résidé dans le fait que, contrairement à ce qui s’est passé en Amérique du Nord, il n’a pas exterminé la majorité des indigènes. Et, comme l’a souligné un éminent historien israélien, il a aussi commis l’erreur de ne pas tous les expulser loin de son nouvel Etat. Dans son aveuglement, il n’a pas prévu l’avenir, laissant une partie d’entre eux vivre dans l’Etat juif en expansion, et le reste s’entasser sur ses frontières. Quand je vois, à la télévision, les images en provenance de Gaza, je ne peux m’empêcher de penser qu’au moins 70 % des personnes filmées sont des descendants de réfugiés qui résidaient, autrefois, dans les lieux où je vis et travaille, au nord de Tel-Aviv (Shah Muwannis), à Jaffa ou à Majdal (aujourd’hui appelée Ashkelon). De même me reviennent en mémoire les réserves indiennes du XIXe siècle qui, par désespoir, s’insurgèrent violemment, avant de se rendre définitivement à la force des blancs.

Un récit du temps court se juxtapose à celui du temps long. « Tout à coup, et sans prévenir, le Hamas s’est mis à nous bombarder avec des roquettes », s’écrie, à la face du monde, le ministre israélien des affaires étrangères, Avigdor Lieberman. Mais, là aussi, l’histoire a commencé de façon sensiblement différente. Trois jeunes colons, non armés, ont été enlevés et assassinés cruellement, en Cisjordanie, non loin du domicile de ce même ministre des affaires étrangères qui habite en dehors du territoire de son Etat, dans les frontières du pays que Dieu lui a promis. A la différence de ses positions passées, le Hamas a démenti être à l’initiative du crime, ou l’avoir autorisé. (Israël n’a trouvé la « preuve » qu’il serait le commanditaire du rapt qu’après le début de la guerre). Cependant, peu importait au gouvernement israélien le défaut d’identification des coupables : simultanément à la recherche des meurtriers, il a engagé une épreuve de force généralisée contre le Hamas en Cisjordanie. Au mépris des règles du jeu admises, il n’a pas hésité à arrêter arbitrairement, à nouveau, un nombre important des prisonniers, membres du Hamas en Cisjordanie, qui avaient été libérés lors de l’accord d’échange avec Gilaad Shalit. Dans le même temps, et sans que cela suscite la moindre attention, cinq jeunes Palestiniens non armés ont été tués lors d’une manifestation de protestation, également en Cisjordanie, tandis qu’un adolescent palestinien était brûlé vif par une bande d’israéliens-juifs.

Les dirigeants israéliens pensaient-ils que le Hamas ne serait pas obligé de réagir après une telle déclaration de guerre contre lui ? Peut-être étaient-ils persuadés qu’au vu du rapport des forces, l’occupant peut tout se permettre. On peut aussi supposer qu’après l’échec des pourparlers de paix fictifs, et le rapprochement entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, le gouvernement israélien a délibérément décidé de briser le processus de compromis intra-palestinien ; autrement dit, d’humilier le Hamas, fût-ce au prix d’une nouvelle guerre, encouragé en cela par l’avènement de la dictature militaire en Egypte, hostile au Hamas. L’Arabie Saoudite a également exprimé secrètement son soutien. Dans le même temps, le gouvernement israélien a vraisemblablement imaginé qu’il pourrait soumettre éternellement au silence la deuxième réserve, voisine de l’Etat juif.

Benyamin Netanyahou qui, dans sa grande générosité, souhaite que chaque juif acquière une villa en « Judée et Samarie » s’est écrié, sous le choc : « Ils ont construit des tunnels contre nous, au lieu de se construire des écoles, des hôpitaux et des hôtels » ; telle était la bonne raison d’une nouvelle guerre contre eux. Comme si une population enfermée dans une réserve surpeuplée, soumise à un blocus depuis des années, complètement coupée du monde, et à qui il est interdit de reconstruire un aéroport et un port, allait continuer d’investir dans l’immobilier, et non pas dans des galeries souterraines ! Je suis persuadé que si les Gazaouis recevaient des Etats-Unis des avions, des hélicoptères et des chars, ils n’auraient pas besoin de se transformer en taupes pour, un beau jour, sortir de terre et briser, par la force, le siège qui leur est imposé.

En vérité, j’ignore ce qu’ont pensé Benyamin Netanyahou et les ministres de son gouvernement ; je laisse aux historiens du futur la tâche de le découvrir. Je sais, en revanche, qu’Israël n’a jamais quitté Gaza, et que, par conséquent, Gaza ne quittera pas Israël de sitôt. Pendant ce temps, le résultat, étrange et terrible, de cette guerre cruelle est que le Hamas a tiré indistinctement sur des civils et n’a tué quasiment que des militaires, alors qu’Israël, qui disait vouloir frapper des combattants, a tué massivement des civils. A un moment donné, malgré l’abondance d’armement américain sophistiqué et de haute et précise technologie, l’affrontement a tourné au massacre de masse impitoyable.

Les muses qui pleureront demain sur les victimes des deux côtés évoqueront certainement ce déséquilibre. A défaut d’une solution équitable du conflit, les images de milliers de femmes, d’enfants, et de vieillards, descendants des réfugiés de 1948, errant parmi les maisons en ruine à l’été 2014 continueront de nourrir la haine, pour longtemps.

Shlomo Sand

professeur d’histoire à l’université de Tel Aviv.

Texte traduit de l’hébreu par Michel Bilis.

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