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Édition du 1er au 15 octobre 2024

l’atrocité, par Uri Avnery

L'assassinat du jeune Muhammad Abu-??Khdeir. Article écrit en hébreu et en anglais, publié sur le site de Gush Shalom le 12 juillet 2014?–?Traduit de l’anglais « The Atrocity » pour l’AFPS : FL/?SW.

L’atrocité

Des bombes pleuvent sur Gaza et des roquettes sur le sud d’Israël, des gens meurent et des maisons sont détruites. Une fois de plus.

Une fois de plus en pure perte. Une fois de plus avec la cer­titude qu’après tout cela les choses seront fon­da­men­ta­lement les mêmes qu’avant.

Mais j’ai du mal à entendre les sirènes qui aver­tissent de l’arrivée de roquettes vers Tel Aviv. Je ne peux pas ôter de mon esprit l’horrible chose qui s’est pro­duite à Jérusalem.

Si une bande de néo-??nazis avait enlevé un jeune garçon de 16 ans dans un quartier juif de Londres la nuit, l’avait traîné à Hyde Park, l’avait tabassé, lui avait versé de l’essence dans la bouche, l’en avait arrosé avant d’y mettre le feu?–?que serait-??il arrivé ?

Le Royaume Uni n’aurait-il pas explosé en une tempête de colère et de dégoût ?

La reine n’aurait-elle pas exprimé son indignation ?

Le Premier ministre ne se serait-??il pas pré­cipité au foyer de la famille endeuillée pour lui pré­senter les regrets de toute la nation ?

N’aurait-on pas accusé et condamné les néo-??nazis, leurs actifs sup­porters et laveurs de cerveau ?

Peut-??être au Royaume Uni, peut-??être en Allemagne.

Pas ici.

CETTE ABO­MI­NABLE atrocité a eu lieu à Jéru­salem. Un garçon pales­tinien a été enlevé et brûlé vif. Aucun crime raciste en Israël n’a jamais approché ce niveau.

Brûler vif des gens est partout une abo­mi­nation. Dans un État qui se reven­dique “juif”, c’est même pire.

Dans l’histoire juive, un seul cha­pitre peut approcher l’Holocauste : l’inquisition espa­gnole. Cette ins­ti­tution catho­lique a torturé des Juifs et et les a brûlés vifs au bûcher. Plus tard, cela s’est quel­quefois produit au cours des pogroms russes. Même l’ennemi le plus fana­tique d’Israël n’aurait pu ima­giner qu’une chose aussi atroce puisse se pro­duire en Israël. Jusqu’à maintenant.

Au regard de la loi israé­lienne Jéru­salem Est n’est pas un ter­ri­toire occupé. Elle relève de la sou­ve­raineté d’Israël.

L’ENCHAINEMENT des événements a été le suivant :

Deux Pales­ti­niens, agissant appa­remment seuls, ont enlevé trois jeunes Israé­liens qui essayaient de faire de l’auto-stop la nuit à partir d’une colonie près de Hébron. L’objectif était pro­ba­blement de s’en servir comme otages pour faire libérer des pri­son­niers palestiniens.

L’affaire a mal tourné lorsque l’un des trois a réussi à appeler le numéro d’urgence de la police israé­lienne par son télé­phone mobile. Les kid­nap­peurs, estimant que la police serait bientôt à leurs trousses, ont paniqué et tué immé­dia­tement les trois garçons. Ils ont jeté les corps dans un champ avant de s’enfuir. (En réalité la police a cafouillé et ne s’est mise en chasse que le matin suivant.)

Tout Israël fut en émoi. Des mil­liers de soldats furent employés pendant trois semaines à la recherche des trois jeunes, passant au peigne fin de mil­liers d’immeubles, de grottes et de champs.

Le tollé de l’opinion publique était sûrement jus­tifié. Mais elle dégénéra vite en une orgie de pro­vo­ca­tions racistes de plus en plus impor­tantes de jour en jour. Les journaux, les radios et les chaînes de télé­vision firent assaut de dia­tribes racistes éhontées, répétant le dis­cours officiel ad nauseam en y ajoutant leurs propres com­men­taires écœu­rants?–?tous les jours, vingt-??quatre heures sur vingt-??quatre.

Les ser­vices de sécurité de l’Autorité pales­ti­nienne, qui col­la­bo­rèrent sans réserve avec les ser­vices de sécurité israé­liens, ont joué un rôle majeur dans la décou­verte rapide de l’identité des deux kid­nap­peurs (iden­tifiés mais pas encore arrêtés). Mahmoud Abbas, le pré­sident de l’Autorité Pales­ti­nienne, prit position dans une ren­contre de pays arabes pour condamner sans équi­voque l’enlèvement et fut qua­lifié par beaucoup de gens de son propre peuple de Quisling1 arabe. Des diri­geants israé­liens, de leur côté, le trai­tèrent d’hypocrite.

Des hommes poli­tiques impor­tants d’Israël se livrèrent à des décla­ra­tions que l’on aurait consi­dérées partout ailleurs comme fran­chement fas­cistes. En voici quelques exemples :

Danny Danon, vice-??ministre de la Défense : “Si un garçon russe avait été enlevé, Putin aurait rasé village après village !”

Ayala Shaked, diri­geant du parti “Foyer juif” : “À l’égard d’un peuple dont les héros sont des tueurs d’enfants, nous devons agir de la même façon.” (“Foyer juif” fait partie de la coa­lition gouvernementale.)

Noam Perl, secré­taire mondial de Bnei Akiva, le mou­vement de jeu­nesse des colons : “Toute une nation et des mil­liers d’années d’histoire exigent : vengeance !”

Uri Bank, ancien secré­taire d’Uri Ariel, ministre du Logement et constructeur des colonies : “C’est le bon moment. Lorsque l’on fait du mal à nos enfants, nous devenons furieux, sans limites, pour déman­teler l’Autorité pales­ti­nienne, annexer la Judée et la Samarie (la Cis­jor­danie), exé­cuter tous les pri­son­niers qui ont été condamnés pour meurtre, exiler les membres de familles de terroristes !”

Et Ben­jamin Néta­nyahou lui-??même, parlant de l’ensemble du peuple pales­tinien : “Ils ne sont pas comme nous. Pour nous la vie est sacrée, pour eux c’est la mort qui est sacrée !”

Lorsque les corps des trois garçons furent décou­verts par des guides tou­ris­tiques, le chœur des cris de haine prit une nou­velle ampleur. Des soldats envoyèrent des mil­liers de mes­sages sur internet appelant à la “ven­geance”, des poli­ti­ciens les y pous­saient, les media jetèrent de l’huile sur le feu, des bandes de lyn­cheurs se ras­sem­blèrent en de nom­breux endroits à Jéru­salem pour faire la chasse aux tra­vailleurs arabes et les tabasser.

À l’exception d’un petit nombre de voix isolées, on aurait dit que tout Israël était devenu comme une foule de sup­porters de foot, criant “Mort aux Arabes !”

Peut-??on seulement ima­giner une foule euro­péenne ou amé­ri­caine criant aujourd’hui : “Mort aux Juifs ?”

LES SIX arrêtés jusqu’à présent pour l’assassinat bestial du jeune Arabe étaient venus direc­tement de l’une de ces mani­fes­ta­tions de “Mort aux Arabes”.

Dans un premier temps ils avaient tenté d’enlever un garçon de 9 ans dans ce même quartier arabe, Shouafat. L’un d’entre eux s’était saisi du gamin en pleine rue et l’avait traîné vers leur voiture, tout en l’étranglant. Heu­reu­sement, l’enfant à réussi à crier “Maman !” et sa mère s’est mise à frapper le kid­nappeur avec son télé­phone mobile. Il a paniqué et s’est enfui. Les marques d’étranglement sur le cou du gamin ont été visibles pendant plu­sieurs jours.

Le jour suivant le groupe revint, saisit Muhammad Abu-??Khdeir, un jeune garçon enjoué de 16 ans au sourire enga­geant, lui ver­sèrent de l’essence dans la bouche et le brû­lèrent à mort.

(Comme si cela ne suf­fisait pas, des hommes de la police de l’air et des fron­tières arré­tèrent son cousin pendant une mani­fes­tation de pro­tes­tation, le menot­tèrent, le jetèrent à terre et se mirent à le frapper à la tête et au visage. Ses bles­sures semblent ter­ribles. Ce garçon défiguré fut arrêté, pas les policiers.)

LA FAÇON ATROCE dont Muhammad a été assassiné n’a pas été signalée dans un premier temps. Le fait a été révélé par un patho­lo­giste pales­tinien qui avait assisté à l’autopsie offi­cielle. La plupart des journaux israé­liens signa­lèrent le fait en quelques mots dans une page inté­rieure. La plupart des chaînes de télé­vision ne men­tion­nèrent pas du tout le fait.

En Israël même, des citoyens arabes se sou­le­vèrent comme ils ne l’avaient pas fait pendant de longues années. De vio­lentes mani­fes­ta­tions durèrent plu­sieurs jours dans tout le pays. Dans le même temps, la ligne de front de la bande de Gaza explosa en une orgie de roquettes et de frappes aériennes dans une nou­velle mini-??guerre qui a déjà un nom : “Solid Cliff”?–?(La section de pro­pa­gande de l’armée a inventé un autre nom en anglais.). La nou­velle dic­tature égyp­tienne col­labore avec l’armée israé­lienne en blo­quant la Bande.

LES NOMS des six sus­pects de l’assassinat par le feu?–?dont plu­sieurs ont déjà avoué cet acte épou­van­table?–?ne sont pas encore révélés. Mais des rap­ports offi­cieux font état de leur appar­te­nance à la com­mu­nauté orthodoxe. Il sem­blerait que cette com­mu­nauté, tra­di­tion­nel­lement anti-??sioniste et modérée, ait main­tenant engendré des rejetons néo-??nazis qui sur­passent même leurs concur­rents religieux-??sionistes.

Aussi ter­rible que soit l’acte lui-??même, la réaction de l’opinion publique est encore pire à mes yeux. Parce qu’il n’y en a aucune.

Certes, un petit nombre de voix isolées se sont fait entendre. Beaucoup plus de gens ordi­naires ont exprimé leur dégoût en privé. Mais l’indignation morale assour­dis­sante que l’on aurait pu espérer n’a pas pris corps.

Tout fut fait pour mini­miser l’“incident”, éviter sa publi­cation à l’étranger et même à l’intérieur d’Israël. La vie continua comme à l’ordinaire. Quelques per­son­na­lités du gou­ver­nement et quelques autres hommes poli­tiques condam­nèrent l’action en quelques phrases convenues, à l’intention de l’étranger. La coupe du monde football suscita beaucoup plus d’intérêt. Même à gauche, l’atrocité ne fut traitée que comme un nouveau thème parmi les nom­breux méfaits de l’occupation.

Où sont l’indignation, le sursaut moral de la nation, la décision unanime de rejeter le racisme qui rend de telles atro­cités possibles ?

LE NOUVEL embra­sement dans la bande de Gaza et son envi­ron­nement a fait tota­lement oublier l’atrocité.

Des sirènes hurlent à Jéru­salem et dans les villes au nord de Tel Aviv. Les mis­siles lancés vers les centres de popu­lation israé­liens ont été (jusqu’à présent) inter­ceptés par le bou­clier anti-??missiles. Mais des cen­taines de mil­liers d’hommes, de femmes et d’enfants courent aux abris. D’autre part, des cen­taines de sorties quo­ti­diennes de l’aviation israé­lienne font de la vie dans la bande de Gaza un enfer.

QUAND LE canon rugit, les muses se taisent.

Et aussi la compassion pour un gamin brûlé vif.

Samedi 12 juillet 2014

Uri Avnery s

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