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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Guerre d’Algérie : le douloureux héritage

Cinquante ans après ce 1-er novembre 1954 qui marqua le début de la guerre d'indépendance, la plaie est toujours vive au sein des deux sociétés. En France, des ressentiments resurgissent au gré de l'actualité, tandis qu'en Algérie la culture de la violence n'en finit pas de causer ses ravages. L'historien Benjamin Stora 3 analyse ces retours d'histoire. Article paru dans Politis le 28 octobre 2004.

Cinquante ans après le début de la guerre d’Algérie, les groupes portant la mémoire de la guerre d’Algérie dans la société française sont maintenant assez connus. Tous ses acteurs, trois millions environ en 1962, essentiellement des soldats (1,5 million), pieds-noirs (1 million), immigrés (400 000), harkis (10 000) ont eu des enfants qui sont maintenant devenus adultes
1. Dans la société de 2004, ce sont eux qui se battent pour se réapproprier cette mémoire, pour savoir ce qui s’est réellement passé. Aujourd’hui, sur soixante millions d’habitants, avec les enfants, ce sont donc cinq à six millions de personnes qui sont directement impliquées par la guerre d’Algérie. Reste à savoir si le reste de la société française se sent concerné par cette histoire, et l’histoire coloniale au sens large. Dans le fond, ce refoulement de la guerre d’Algérie, si souvent évoqué, n’a-t-il pas été possible, justement parce que le coeur de la société française n’a jamais véritablement intégré la question algérienne, coloniale ?

On sait que la loi d’amnistie qui a été votée à propos de la guerre d’Algérie a contribué à renforcer cette amnésie, empêchant que soient jugés certains actes commis. Ces lois de 1962, 1964, 1974 et 1982, toujours en vigueur, ont construit une sorte de chaîne fabriquant l’amnésie
2. C’est une histoire de l’État qui cache ses « secrets ». Plus troublant est de voir comment la société n’a pas voulu regarder, assumer cette guerre. Pour la masse des Français, l’Algérie était un territoire lointain, les populations qui la composaient étaient peu connues. Les Français ont découvert l’Algérie essentiellement pendant la guerre elle-même, lorsque le contingent d’appelés y a été envoyé après le vote des « pouvoirs spéciaux » de mars 1956. Auparavant, l’Algérie, même si elle était considérée comme française, n’était pas au centre des préoccupations de la société. Cette histoire du Sud, pour aller vite, n’était pas du tout intégrée à l’histoire intérieure française. La France se considérait comme le centre d’une histoire profondément européenne, occidentale, absolument pas comme partie prenante d’une histoire venant d’Afrique ou du monde arabe. Alors, y a-t-il eu véritablement refoulement dans la société, ou plutôt dénégation de l’histoire coloniale ? Si l’on observe la production cinématographique, il existe très peu de films français qui ont traité, non pas de la guerre d’Algérie, mais de l’histoire coloniale.

Il faut saisir l’histoire dans ses origines, dans sa genèse, dans sa généalogie. La guerre d’Algérie ne peut se comprendre dans son refoulement que si on la « prend » en amont, c’est-à-dire un siècle et demi d’histoire auparavant. Sinon, elle reste incompréhensible avec sa dureté, sa cruauté, ses engrenages. Et le cinéma français n’a jamais envisagé de construire des récits historiques sur l’avant, sur l’histoire coloniale. Dans ce sens, la guerre d’Algérie serait considérée comme une histoire en dehors de la France.

Cette absence de mémorisation de l’histoire coloniale permet de comprendre pourquoi la guerre d’Algérie est assimilée à un conflit externe, alors que Vichy est vécu comme un drame franco-français qui concerne toute la société française. L’Algérie, elle, ne concerne que les groupes porteurs de la mémoire : les immigrés, les harkis ou les soldats. D’où leur perpétuelle sensation de solitude.

Si la société française a voté pour le principe d’autodétermination par référendum en 1961 ou 1962, elle ne l’a donc pas fait, majoritairement, par « anticolonialisme », mais plus pour se débarrasser d’un Sud remuant, devenu encombrant. Ce mouvement, très fort dans la société française, pour avoir la « paix en Algérie », n’apparaît donc pas comme un moyen de satisfaire, de comprendre les désirs de l’homme du Sud dans sa souveraineté citoyenne, mais, au contraire, pour… larguer les amarres avec l’homme du Sud. C’est en partie pour cela que, lorsque l’immigration algérienne continue dans les années 1970-1980 et jusqu’à nos jours, cela peut paraître intolérable à des secteurs importants de la société, qui voulaient « oublier » l’Algérie, l’histoire coloniale.

Cinquante ans après le début de la guerre d’Algérie, le malaise du vivre ensemble dans la société française actuelle s’explique à travers des clés plus souvent religieuses ou culturelles qu’historiques. Et le lien est faible entre cette histoire coloniale et le vécu présent. Or, les mêmes groupes, nostalgiques de l’Algérie française (certains pieds-noirs et certains soldats), portent une conception particulière de la guerre d’Algérie qui « contamine » la société. Pour eux, il s’agit d’une mémoire de rumination et de revanche tournée contre les immigrés qui continuent d’arriver.

Un autre groupe bouscule la mémoire coloniale traditionnelle, porté par les enfants d’immigrés, voire les enfants de harkis. Ceux-là se battent pour faire reconnaître dans l’espace public français la guerre d’Algérie, l’histoire coloniale au sens large, et également tout ce qui s’est joué dans cette histoire : la ségrégation, la séparation, l’esclavagisme, mais aussi la convivialité, les métissages échoués et une histoire commune.

Mais, dans le fond, ces groupes qui se battent entre eux sur l’héritage arrivent-ils à toucher le coeur de la société française ? N’est-ce pas quelque part une querelle à la périphérie ? Une dispute entre des gens qui ont une mémoire du Sud et qui continuent de s’entre-déchirer dans l’indifférence relative de la société française ? La question reste posée. Une sorte de cloisonnement, et de communautarisation du souvenir par une position victimaire, s’est installée dans une compétition du statut de la meilleure victime. Les différents groupes de mémoires, déjà à la périphérie de la société, ne demandent pas à l’État ou aux responsables politiques de rendre des comptes, mais à l’autre communauté. La concurrence intercommunautaire des mémoires s’installe, aggravée par d’autres conflits, comme l’interminable conflit israélo-palestinien … Or, il y a bien eu des logiques étatiques d’abandon à la périphérie de la société de tous ces groupes.

Dans cet abandon périphérique, les religieux se sont engouffrés, ont capté la génération des « trentenaires », les premiers touchés, à qui l’on n’a jamais appris l’histoire coloniale. Ils vivent cela comme un déni, une injustice. À leur tour, ils ont touché la génération des 15-20 ans … Et le communautarisme est venu occuper ce vide. Dans les années 1980-1990, l’enseignement a laissé « filer » cette histoire de la guerre d’Algérie et du récit colonial au sens large. Le réveil de mémoire dans l’enseignement survient actuellement, mais … avec beaucoup de retard.

  1. À ces grands groupes, il faudrait ajouter les pieds-rouges, c’est-à-dire ceux qui ont cru en la bataille d’indépendance de l’Algérie et sont retournés en Algérie après 1962. Tous ces groupes-là ont un point commun : leur lien physique, charnel, avec l’Algérie. Tous ont vécu ou sont nés en Algérie, tous ont un lien physique avec les paysages d’Algérie. À côté de ces groupes, ajoutons également ceux qui n’ont pas de lien physique direct avec l’Algérie, mais dont la vie est marquée par l’histoire de ce pays : ceux qui se sont engagés dans le combat pour l’indépendance de l’Algérie ou pour l’Algérie française, les porteurs de valises, ou les partisans de l’Algérie française en « métropole ».
  2. Je renvoie pour cela à mon ouvrage la Gangrène et l’oubli, La Découverte, 1991, Poche-La Découverte, 1998.
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