Philippeville, 30 mai 1841.
Un marin qui était là et qui possède des terres reprenait avec vivacité qu’on avait tort de traiter les colons de cette manière; que sans colonie il n’y avait rien de stable ni de profitable en Afrique ; qu’il n’y avait pas de colonie sans terres et qu’en conséquence ce qu’il y avait de mieux à faire était de déposséder les tribus les plus proches pour mettre les Européens à leur place.
Et moi, écoutant tristement toutes ces choses, je me demandais quel pouvait être l’avenir d’un pays livré à de pareils hommes et où aboutirait enfin cette cascade de violences et d’injustices, sinon à la révolte des indigènes et à la ruine des Européens.
Aujourd’hui, on peut le dire, la société indigène n’a plus pour nous de voile. L’armée n’a pas montré moins d’intelligence et de perspicacité, quand il s’est agi d’étudier le peuple conquis, qu’elle n’avait fait voir de brillant courage, de patiente et de tranquille énergie en le soumettant à nos armes. Non seulement nous sommes arrivés, grâce à elle, à nous mettre au courant des idées régnantes parmi les Arabes, à nous rendre bien compte des faits généraux qui influent chez eux sur l’esprit public et y amènent les grands événements, mais nous sommes descendus jusqu’aux détails des faits secondaires. Nous avons donné et reconnu les divers éléments dont la population indigène se compose ; l’histoire des différentes tribus nous est presque aussi bien connue qu’à elles-mêmes ; nous possédons la biographie exacte de toutes les familles puissantes; nous savons enfin où sont toutes les véritables influences. Pour la première fois, nous pouvons donc rechercher et dire, en parfaite connaissance de cause, quelles sont les limites vraies et naturelles de notre domination en Afrique, quel doit y être pendant longtemps l’état normal de nos forces, à l’aide de quels instruments et de quelle manière il convient d’administrer les peuples qui y vivent, ce qu’il faut espérer d’eux, et ce qu’il est sage d’en craindre.
Retournons maintenant le tableau, et voyons le revers.
Les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre administration plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n’ont jamais été rendus. Dans les environs même d’Alger, des terres très fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères Ailleurs, des tribus ou des fractions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles, bien plus, qui avaient combattu avec nous et quelquefois sans nous, ont été poussées hors de leur territoire. On a accepté d’elles des conditions qu’on n’a pas tenues, on a promis des indemnités qu’on n’a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les intérêts de ces indigènes. Non seulement on a déjà enlevé beaucoup de terres aux anciens propriétaires, mais, ce qui est pis, on laisse planer sur l’esprit de toute la population musulmane cette idée qu’à nos yeux la possession du sol et la situation de ceux qui l’habitent sont des questions pendantes qui seront tranchées suivant des besoins et d’après une règle qu’on ignore encore.
La société musulmane, en Afrique, n’était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages; nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître.
Nous avons d’abord reconnu que nous n’avions pas en face de nous une véritable armée, mais la population elle-même. La vue de cette première vérité nous a bientôt conduits à la connaissance de cette autre, à savoir que, tant que cette population nous serait aussi hostile qu’aujourd’hui, il faudrait, pour se maintenir dans un pareil pays, que nos troupes y restassent presque aussi nombreuses en temps de paix qu’en temps de guerre, car il s’agissait moins de vaincre un gouvernement que de comprimer un peuple.