Un extrait de Pouvanaa, te Metua – L’élu du peuple, film documentaire de 92mn réalisé par Marie-Hélène Villierme — prix du public du FIFO 2012 :
Pouvanaa a Oopa, vers une repentance d’Etat
Rien ne distingue son caveau des sépultures voisines, dans le cimetière de l’Uranie qui domine la baie de Papeete. Pouvanaa a Oopa gît, entouré de son fils et de sa femme. Sur la pierre tombale, on peut lire : « Engagé volontaire 1914-1918, sénateur de Polynésie ».
« Pouvanaa est un grand homme », s’exclame un Tahitien, venu couper des herbes folles sur le tombeau voisin, celui de sa belle-mère. « En ce moment, on parle beaucoup de lui à la télévision, poursuit l’épouse de ce dernier. Avant on ne savait rien. A l’école, on nous racontait très rapidement son histoire en nous disant qu’il s’opposait à la France. »
Héros local, inconnu en France
Pouvanaa a Oopa naît en 1895 sur l’île d’Huahine, qui vient alors d’être annexée par la France. Il meurt en 1977, quelques mois avant l’adoption d’un statut d’autonomie qui donne aux Tahitiens des pouvoirs élargis pour gérer leur territoire. Entre ces deux dates, le simple menuisier est devenu le père du nationalisme tahitien. Un héros local, inconnu en France. Pourtant, il a été élu député à trois reprises, puis sénateur et a été le premier vice-président de la Polynésie française, ce territoire associé aux essais nucléaires, qui y ont eu lieu entre 1966 et 1995.
« Mon arrière-grand-père est un peu notre Nelson Mandela, à l’échelle de notre petit pays. Il s’indignait contre le système colonial en place et l’injustice sociale. Il demandait la souveraineté pour son peuple et il a été emprisonné », lance Sandro Stephenson, qui a passé son adolescence auprès de lui.
« La France me rendra justice »
Celui que les Polynésiens appellent le « Metua », le « père » en tahitien, se trouve au cœur d’un feuilleton judiciaire qui pourrait connaître son épilogue dans quelques mois ou quelques années. Condamné à huit ans de prison et quinze ans d’exil, jugé coupable d’avoir voulu incendier Papeete en octobre 1958, Pouvanaa a Oopa a toujours clamé son innocence. « La France est une grande nation, et c’est pour cela qu’elle me rendra justice », disait-il.
Il n’a pas réussi à faire réviser son procès de son vivant mais la garde des sceaux, Christiane Taubira, a saisi, le 18 juin, la commission de révision des procédures pénales. Elle fait en cela suite à une demande unanime des responsables politiques polynésiens. Conscients de l’importance de cet homme pour les électeurs de Polynésie française, Nicolas Sarkozy et François Hollande avaient tour à tour promis, lors de la dernière campagne présidentielle, d’ouvrir les archives concernant cette affaire. La commission devra établir si la justice française a commis une erreur en déclarant coupable cette figure de la nation polynésienne.
Dans la maison de Papeete léguée par Pouvanaa a Oopa à ses descendants, les photos jaunies illustrent le parcours typique d’une famille de la fin du XIXe siècle, quand les mariages entre Européens et Polynésiens transforment la société. Pouvanaa a Oopa a le teint clair. Héritage venu peut-être d’un marin qui fréquentait ces îles du Pacifique à la fin du XVIIIe siècle.
Il défend une patrie dont il ne connaissait rien
Les clichés des réunions de famille côtoient ceux des hommes en uniforme. A 22 ans, Pouvanaa a Oopa s’engage pour aller défendre une patrie dont il ne connaissait rien. Dès juin 1940, il soutient comme une évidence le général de Gaulle. En poilu confiant en la République qu’il avait défendue, il entend faire appliquer chez lui les promesses de la patrie des droits de l’homme. Celle de la devise « Liberté, Egalité, Fraternité », inscrite sur les bâtiments administratifs de l’avenue Bruat, là où siège le gouverneur des établissements français d’Océanie.
Durant la guerre, il dénonce l’inégalité du rationnement qui lèse les « autochtones ». Il est arrêté. Placé en résidence surveillée, il s’échappe en pirogue, un épisode qui contribue à construire le mythe d’un homme déterminé et engagé.
Après la seconde guerre mondiale, Pouvanaa a Oopa fustige les abus des fonctionnaires dans des discours lyriques. Il souhaite voir la métropole laisser les Tahitiens gérer leurs affaires. « Il voulait la justice et être traité d’égal à égal. Il s’insurgeait contre les lois françaises qui dépossédaient les Tahitiens de leurs terres », affirme John Doom, un proche. Pouvanaa a Oopa touche le cœur de ses compatriotes en maniant des images bibliques. Aujourd’hui encore, on évoque avec nostalgie sa verve et ses bons mots. Les succès électoraux aux élections législatives le conduisent pour trois mandats successifs au Palais-Bourbon.
Une France qui se conduit « à l’opposé d’elle-même »
Face à cet homme sans diplôme, mais très populaire, le gouverneur et les notables n’entendent pas perdre le contrôle. « C’était la colonie », se souvient Jean Vernaudon, un ancien directeur de la banque Socredo. « Le gouverneur décidait de tout », entouré d’un conseil privé où siégeaient les représentants des familles « demi », l’aristocratie locale qui se partageait propriétés foncières et pouvoir économique.
En 1957, Pouvanaa a Oopa est élu premier vice-président du territoire. Un conseil de gouvernement a remplacé le conseil privé et gère certaines compétences sous l’autorité du gouverneur. Sa tentative de mettre en place un impôt sur le revenu échoue. « Les riches voulaient être encore plus riches pour écraser les pauvres. Ils ne voulaient pas partager le pouvoir, l’argent », raconte Sandro Stephenson.
Pouvanaa a Oopa est déçu par une France qui se conduit « à l’opposé d’elle-même », selon la formule de l’historien Jean-Marc Regnault. Il se prononce pour le « non » au référendum sur la Ve République. En cas de victoire, la Polynésie ferait sécession. Une hypothèse inacceptable à Paris. Le « oui » l’emporte avec 65 % des suffrages. Au lendemain des résultats, la situation est tendue à Papeete entre pro et anti-Pouvanaa. Des armes circulent.
Accusé d’avoir incité à « brûler la ville»
A Paris, le conseil de cabinet du 7 octobre note : « Le député vice-président a pris avant le référendum la tête de l’opposition en faveur du “non” et réclame ouvertement l’indépendance immédiate. Impossibilité de maintenir en place un vice-président se comportant comme il le fait. » Le 8 octobre, le gouverneur suspend le conseil de gouvernement. Le 11 octobre 1958 à l’aube, Pouvanaa a Oopa est arrêté. On l’accuse d’avoir incité, dans un discours, à « brûler la ville ». Trois bombes incendiaires ont été lancées dans la nuit du 10, sans faire de dégâts. Il est emprisonné et risque la peine de mort. Le 21 octobre 1959, le verdict tombe. A 64 ans, il est condamné à l’exil vers la France. Incarcéré à Marseille et à Fresnes. Puis, du fait de son âge, on le place en résidence surveillée.
« Longtemps, un tabou a existé autour de son histoire. Et puis les langues se sont déliées », constate Sandro Stephenson. Car, l’élimination brutale de cet homme de la scène politique a laissé des traces dans la petite société tahitienne. Les familles transmettent de génération en génération leur version des événements, chacun disant savoir qui a lancé les bombes incendiaires, prétexte à l’arrestation et à la condamnation du député. « C’est un traumatisme pour les gens de l’époque. Le vieux dormait dans son lit et on lui a mis un complot sur le dos », estime le professeur de civilisation polynésienne Bruno Saura, auteur d’une biographie de Pouvanaa a Oopa.
« Pouvanaa a été condamné sur ordre par une justice coloniale », estime la magistrate Catherine Vannier, qui a coécrit le Metua et le général : un combat inégal (Editions de Tahiti, 2009) avec l’historien Jean-Marc Regnault, pour lequel le destin de Pouvanaa a Oopa est lié à l’installation des essais nucléaires en Polynésie française. « Dès 1957, l’archipel des Tuamotu était mentionné comme un lieu possible pour les expérimentations nucléaires, argumente l’historien. Il fallait arrêter cet homme gênant pour les ambitions françaises, et les notables locaux. »
« Une page pourrait être tournée »
Lorsque Pouvanaa a Oopa rentre à Tahiti en novembre 1968, gracié par de Gaulle, les essais ont lieu sur l’atoll de Mururoa depuis deux ans. La société polynésienne a changé. Les garanties de l’Etat quant à l’innocuité des expérimentations rassurent. Le développement économique accompagne la présence militaire massive et on s’étourdit dans les plaisirs de la société de consommation. Pouvanaa a Oopa est affaibli, mais on le voit en tête des défilés contre les essais nucléaires, ceint de son écharpe de sénateur nouvellement élu.
« Je pense qu’il n’a jamais compris pourquoi il a été aussi mal traité. Il aimait la France », soutient l’océaniste Jean Guiart. Symbole des malentendus entre Paris et Papeete, le « Metua » a longtemps été un « caillou dans la chaussure des partisans de la présence française ». Après s’être opposé à l’idée de l’autonomie portée par Pouvanaa a Oopa et ses successeurs, Gaston Flosse dirige d’une main de fer le territoire. Il se positionne en rempart contre les antinucléaires et les partisans de l’indépendance, ce qui lui vaut les faveurs de la métropole.
Ceux qui militent pour la réhabilitation de Pouvanaa a Oopa n’obtiennent ni son soutien ni celui de l’Etat. L’alternance en 2004, à la suite de la victoire du parti indépendantiste, brise le tabou.« Aujourd’hui, une page pourrait être tournée avec le processus de révision », espère Marie-Hélène Villierme, réalisatrice du documentaire L’Elu du peuple, Pouvanaa te Metua, écrit « pour que cette histoire ne divise plus ». Si le « Metua » ne laisse pas d’héritier politique, il est de bon ton désormais de se réclamer du « vieux ». Ses portraits sont mis en évidence dans les rassemblements politiques. Le leader indépendantiste Oscar Temaru utilise les métaphores bibliques et les syllogismes, à la manière de Pouvanaa a Oopa.
Dans la maison de Pouvanaa a Oopa, son arrière-petit-fils Sandro Stephenson espère pouvoir afficher au mur la décision de la cour de révision. Pour décharger la mémoire de son ancêtre. « Il faudrait une déclaration officielle où l’Etat reconnaîtrait qu’il a été injustement condamné. Mais, je n’y crois pas. La France a du mal à reconnaître ses erreurs. »