De quoi la question « roms » est-elle le symptôme ?
En décembre 2012, je concluais un article dans ce même journal (H&L n° 160), en espérant « la mise en application complète et partout de la circulaire du 26 août 2012 [relative à l’anticipation et à l’accompagnement des opérations d’évacuation des campements illicites] et des recommandations de la mission Régnier ». Qu’en est-il aujourd’hui?
L’espace médiatique et politique est toujours envahi par le terme de « Roms », et contaminé par des relents racistes acutisés par la proximité des élections municipales puis européennes. Il est nécessaire de rappeler, une fois de plus, de qui on parle ainsi et de refuser tout enfermement de quelque groupe de personnes que ce soit dans une identité ethnoraciale plus ou moins fantasmée à des fins de stigmatisation, et donc de discrimination et de rejet.
Une population «inapte» à l’intégration?
« Ceux que l’on dit Roms » sont des migrants pauvres, le plus souvent originaires de pays membres de l’Union européenne – Roumanie surtout et Bulgarie -, stigmatisés dans leur pays d’origine et en France, et que les règles érigées pour leur interdire toute insertion obligent à vivre dans des bidonvilles ou des squats indignes. Le débat a eu lieu avec eux, au sein des associations et des collectifs qui les accompagnent, pour refuser toute catégorisation ethnique a priori, toute assignation à une identité, qu’il n’est pas question de nier mais que seule chaque personne peut revendiquer s’il le souhaite. Cela signifie l’affirmation de l’égalité absolue en droit de toute personne vivant en République française, comme le dit l’article premier de notre Constitution : « La République assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion.» Il ne saurait donc y avoir de politique particulière destinée à tel ou tel groupe défini par son origine ou sa race, et donc de minorité ethnique reconnue par la loi et qui bénéficierait – ou pâtirait – de mesures spécifiques. Les mêmes droits, obligations et traitement doivent s’appliquer à tous.
Force est de constater que la politique conduite depuis deux ans par le gouvernement à l’encontre de ces populations poursuit et même aggrave celle du gouvernement précédent, persistant, dans les discours et les actes, à considérer les habitants des bidonvilles comme une population homogène, ontologiquement inapte à l’intégration en France, potentiellement délinquante, et globalement désignée comme « Rom ». Pourquoi? Parce que ce terme recèle en lui des représentations négatives ancestrales, sources de peur et de haine, justifiant alors toutes les exclusions et le renvoi dans leurs pays d’origine. Pourtant, la publication, le 26 août 2012, à la suite d’une rencontre du CNDH Romeurope avec le Premier ministre, d’une circulaire signée par sept ministres, laissait espérer un changement à cent quatre-vingts degrés : elle posait les conditions d’un plein accès à tous leurs droits pour ces personnes, et d’une sortie par le haut des bidonvilles par le logement, par l’école, par le travail, par la santé, par les liens sociaux qui fondent les cohabitations réussies. Des moyens conséquents, avec la mise en place d’un important dispositif autour du Délégué interministériel pour l’hébergement et l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées (Dihal), devaient en assurer la mise en application.
Dans le rôle du bouc émissaire parfait
Bien au contraire, dix-huit mois plus tard, la situation s’est hélas fortement aggravée : les autorités nationales et locales s’enferment dans une attitude d’apparente fermeté, mais dont l’inefficacité
est totale 1, le coût énorme 2, les dégâts politiques certains et l’inhumanité absolue, en particulier si l’on considère les dégâts psychiques et intellectuels que l’instabilité permanente fait vivre aux enfants. Seul le volet « éradication des bidonvilles» de cette circulaire pourtant interministérielle est mis en oeuvre, avec énergie et constance, quand le volet «accompagnement vers l’insertion » reste le plus souvent formel, quand il n’est pas contrecarré par la répétition des évacuations.
Certes, les bidonvilles sont intolérables pour tous et doivent être supprimés. Ils constituent un problème légitime pour les élus locaux et provoquent exaspération, voire peur pour les riverains. Pourtant, il n’y a, dans ces bidonvilles, que des citoyens européens aspirant à une vie meilleure pour eux et leurs enfants, mais que l’on maintient à l’écart des services et dispositifs de droit commun, que l’on désigne constamment comme responsables de tous nos maux, et que les politiques successives ont enfermés dans le rôle de bouc émissaire parfait.
Boucs émissaires idéaux car déjà stigmatisés a priori, obligés de vivre dans la boue – faute d’hébergement décent, voire d’accès à l’eau -, contraints de mendier ou de travailler illégalement – du fait des mesures transitoires restreignant leur accès au marché du travail (voir infra) -, avec leurs enfants – parce que l’école leur est fermée… Boucs émissaires porteurs des difficultés de vie de chacun et cache-misère de l’impuissance des politiques à les résoudre… Boucs émissaires autorisant, à leur encontre, des propos et des actes racistes délictueux, mais bien peu condamnés. Rappelons, une fois encore, que nul ne choisit d’abandonner son pays sans raisons impérieuses, nul ne vit dans une cabane en planches par plaisir, nul n’apprécie d’être méprisé, humilié parce que, pour survivre, il doit faire la manche. La grande majorité de ces personnes n’aspirent qu’à gagner normalement de quoi vivre, à scolariser leurs enfants et à avoir un toit décent au-dessus de leur tête. C’est ce qu’ils disent, c’est ce qu’ils font dès que nous leur en donnons la possibilité…
Des interventions souvent contradictoires
Face au « problème » ainsi créé, le gouvernement apparaît divisé, entre les partisans d’une intégration prudente et de l’application normale du droit commun, et le ministre de l’Intérieur, tenant d’une ligne avant tout « sécuritaire », que le Président lui-même a soutenu 3.
Les élus locaux sont écartelés entre, d’un côté, le devoir de solidarité et le respect des valeurs de la République et, de l’autre, la pression de l’opinion publique et de leurs électeurs, exaspérés, et légitimés dans leur rejet par les propos renouvelés d’exclusion des élites politiques. Dans ce temps préélectoral, dans le contexte général de montée des individualismes, de repli identitaire, de xénophobie affichée, le racisme anti-Roms devient banal, légitime, en paroles, et, de plus en plus souvent, en actes. Il annonce les pires reculs démocratiques.
La circulaire prévoit pourtant, après un diagnostic global et individuel des personnes, un accompagnement vers le droit commun, qui doit bénéficier à tous 4. Cela nécessite du temps, de la confiance partagée, de la compétence et de l’engagement, que les associations sont prêtes à apporter. Mais les tentatives de solution imaginées par certains élus sont mises à mal par des évacuations intempestives, interdisant tout travail sérieux dans la durée, détruisant tout processus durable d’intégration, annihilant les efforts déployés et les dépenses publiques qui les soutiennent. Les ruptures répétées qu’elles engendrent fragilisent plus encore les populations et contribuent à ancrer dans
l’opinion publique l’idée que les Roms «ne sont pas intégrables, ne veulent pas travailler… et doivent donc retourner dans leur pays !».
Deux initiatives qui redonnent espoir
Bien sûr, les pays d’origine doivent lutter contre toutes les formes de discrimination et imaginer des politiques d’intégration de manière à ne pas contraindre leurs populations à l’exil, en utilisant les fonds européens dont la trop faible mobilisation représente un fiasco patent et une hypocrisie qu’il faut dénoncer. Bien sûr, la Commission européenne doit faire respecter les règles européennes en matière d’égalité, de liberté de circulation et de droit de résidence, et veiller à la mise en place des stratégies nationales d’intégration des Roms. Cela n’atténue en rien la responsabilité du gouvernement français vis-à-vis de ces quelques milliers de migrants : son échec est flagrant, sinon délibéré.
Aujourd’hui pourtant, deux mesures permettent de ne pas être totalement pessimistes.
D’une part, la fin tant réclamée (déjà par la Halde, en octobre 2009) des «mesures transitoires », rendant quasi impossible l’accès à un travail légal pour les Roumains et les Bulgares pauvres, est enfin advenue le 1er janvier 2014. Les règles européennes l’ont rendue obligatoire. Nous sommes convaincus qu’il s’agit d’une clé essentielle car il ne peut y avoir d’intégration sans accès normal au marché du travail. Il faudra être très vigilant sur l’application effective de ce droit appartenant à tout ressortissant de l’Union européenne.
D’autre part, la ministre du Logement vient de proposer, dans son Plan de lutte contre l’habitat indigne, un programme national de disparition des bidonvilles, reposant sur la mobilisation de toutes les ressources d’hébergement et de logement, conduit par un opérateur public unique, Adoma, sous la responsabilité d’un comité de pilotage inter-
ministériel. Il affirme la priorité donnée à l’hébergement durable comme préalable indispensable à toute politique d’intégration, car autorisant enfin la construction progressive de solutions individualisées, tenant compte de l’origine géographique, de l’histoire, des capacités et surtout des choix de chaque personne. Il proposera aux collectivités locales volontaires un Contrat triennal pour la résorption des bidonvilles et l’insertion des personnes qui y vivent.
Pour un changement radical de politique
Cette «mise à l’abri» préalable et sans condition autre que le respect réciproque du droit, associée à la normalisation de l’accès à un travail, donc à des ressources légales, est la condition d’un réel et radical changement de politique:
– fin du traitement global, ethnicisé, de groupes de personnes construits artificiellement comme homogènes, et des évacuations réitérées sans aucune perspective sérieuse;
– affirmation de droits appartenant à des personnes, identifiées et respectées;
– mise en oeuvre concrète et complète de la circulaire du 26 août: avec l’hébergement stable, le diagnostic individuel peut être déployé dans toutes ses dimensions, la scolarisation retrouve son sens, les droits ouverts sont durables, l’accès aux soins et à la prévention peut devenir réalité, l’apprentissage du français, la formation et la recherche d’un emploi rémunéré disposent du temps indispensable;
– disparition progressive des bidonvilles et apaisement de l’opinion publique;
– possibilité, après les élections, de retrouver un débat public plus serein, alimenté par des exemples positifs d’intégration, de réussites scolaires ou professionnelles;
– recul de la stigmatisation, de la peur et de la haine;
– enfin, retour d’une parole publique respectueuse des principes de la République, de l’égalité des droits, de la solidarité comme facteur principal de la cohésion sociale, quand auparavant la peur de l’autre y jouait un grand rôle.
Les enjeux d’un tel changement de politique dépassent largement la seule situation des quelque dix-huit mille migrants étiquetés « Roms ». Il s’agit de refuser les égoïsmes des Etats, des collectivités, des individus. Il est question de citoyenneté européenne, de construction, en France et au-delà, d’une société plus apaisée, plus solidaire, porteuse de valeurs qui unissent au lieu d’exacerber les antagonismes.
Il y faudra des convictions fortes, de la pédagogie, du temps : c’est en cela que la question des « Roms » et du traitement que nous leur réservons est un marqueur majeur de la société – ouverte et solidaire, ou bien haineuse et repliée sur ses peurs – que nous construisons ensemble.
- Plus de vingt mille personnes déplacées en un an, et toujours autant de bidonvilles.
- On attend avec impatience le rapport demandé par la Dihal sur ce point.
- Affirmant que « nous n’avions pas à rougir de notre action qui se déroule dans le respect du droit».
- Hébergement inconditionnel et stable, scolarisation des enfants, accès aux droits sociaux et sanitaires, aux services de l’emploi…