Le Rwanda est devenue une histoire française
Indigné par les accusations formulées par M. Kagame, Paris a décommandé la représentation française à la commémoration du génocide, estimant que les propos tenus portaient atteinte à l’honneur de la France. Les griefs en effet sont parmi les plus graves qui soient : préparation d’un génocide et participation à son exécution !
Ces reproches reposent non seulement sur la connaissance des faits par les Rwandais eux-mêmes (les troupes du FPR savaient parfaitement que les canons de 102 mm qui semaient la mort dans leurs rangs étaient actionnés par des artilleurs français) mais sur les révélations qui se multiplient en France même et suscitent une importante production éditoriale. En outre, vingt ans après la tragédie, la « Grande Muette » commence à rompre la règle du silence ; interrogé par France Culture, un officier aujourd’hui retraité explique cette semaine qu’en 1994, dans le cadre de l’opération Turquoise présentée comme « humanitaire », il avait pour mission d’empêcher le FPR de s’emparer de Kigali, de barrer la route aux rebelles en les bombardant et de conduire l’armée hutue en déroute vers le Kivu, dotée de tout son arsenal militaire, afin de préparer une revanche. Sur pression du Premier Ministre Edouard Balladur, qui menaçait de démissionner et s’opposait à l’Elysée, l’opération Turquoise fut finalement ramenée à sa dimension humanitaire. Mais à Bisesero, dans la « zone humanitaire sûre » qu’ils avaient créée et qui abritait les tueurs, les Français, – qui n’étaient pas là pour cela – négligèrent durant plusieurs jours de se porter au secours de milliers de Tutsis assiégés et qui espéraient leur aide.
L’armée française, malgré les comités de soutien, les professions de foi et la littérature de commande, ne s’est jamais guérie du Rwanda : elle est malade de ce qu’elle a vu et fait, malade de ceux qu’elle a soutenus, malade aussi des ordres reçus et exécutés, sans oublier certaines « bavures » comme des cas de viol rapportés par des témoins locaux.
S’agît il pour autant de la « préparation » d’un génocide et de la « participation » à son exécution ? Il appartiendra à d’éventuels tribunaux ou commissions d’enquête d’en décider mais ce qui est certain, c’est que la cellule africaine de l’Elysée, en soutenant jusqu’au bout les extrémistes hutus, a pris le risque de les voir mettre en œuvre une solution finale et malgré les paravents humanitaires, elle s’est montrée indifférente au calvaire des Tutsis.
Une certaine France a donné au « Hutu power » les moyens de son action, elle a soutenu jusqu’au bout ses dirigeants et aujourd’hui encore elle s’obstine dans le déni. Il faudra plus qu’un procès d’assises et quelques gestes de bonne volonté pour dépasser cette histoire là : comme l’affaire Dreyfus, comme le procès Papon, le Rwanda est aussi devenu un enjeu français.
La France, la Belgique et le génocide rwandais
La commémoration du génocide rwandais dans la presse française – Les journaux français se sont penchés cette semaine, chacun à sa façon, sur le génocide rwandais, à l’occasion de la commémoration du 20ème anniversaire de cette tuerie qui a causé quelque 800.000 victimes, essentiellement issues de la minorité Tutsi et des Hutus modérés.
«L’armée française hantée par le génocide rwandais», titre Le Monde qui, dans un long article donne la parole aux officiers français qui pour certains ont participé en juin 1999 à l’opération Turquoise qui a vu l’envoi de 2.500 soldats français au Rwanda au moment du génocide et qui font le parallèle avec l’opération Sangaris en Centrafrique.
«Il est sûr que le Rwanda obsède les officiers de la force Sangaris à Bangui », dit un officier de l’armée de terre qui était jeune capitaine de Turquoise, qui poursuit dans les colonnes du quotidien, affirmant que «le pire pour un militaire est d’être placé au milieu d’une population qui se massacre et d’être accusé d’en porter la responsabilité».
«De notre point de vue, nous avons rempli la mission qui nous était donnée avec honneur. Il y a eu deux lectures des événements. Le temps permet d’effacer les blessures individuelles et les contentieux collectifs », déclare le chef d’état-major de l’armée de terre, Bertrand Ract-Madoux.
Les voix critiques de l’engagement français restent rares, tourmentées dans l’institution, écrit Le Monde, tout en laissant cet ancien colonel qui déclare : « Les militaires ont aidé et formé ceux qui, ensuite, ont dirigé le génocide, même si personne ne pouvait l’imaginer alors. A-t-on eu conscience de ce qui se préparait ? On n’a pas posé cette question. Du coup, on n’a rien à opposer aux accusations du président Kagamé contre la France. On peut juste nier en faisant valoir notre bonne foi».
Pour les acteurs de cet été 1994, «ce ne sera jamais fini», ajoute Jacques Hogard, ex-commandant du groupement de la Légion dans les pages du quotidien qui affirme que certains coopérants militaires de la période 1991-1993, lorsque Paris prêtait parfois main forte sur le terrain au régime de Kigali contre la rébellion tutsi, sont restés attachés à leurs amis hutus de l’armée rwandaise, ceux-là mêmes que la France a soutenus jusqu’en avril 1994.
Libération, qui a publié une édition spéciale consacrée au génocide, intitule un article «Le président du Rwanda accuse à nouveau la France d’avoir participé au génocide», ajoutant que pour Paul Kagamé, les militaires de l’opération Turquoise ont été «complices et acteurs» des massacres de 1994.
Kagamé, indique le quotidien, dénonce le «rôle direct de la Belgique et de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exécution même» et accuse les soldats français de l’opération militaro-humanitaire Turquoise, déployée en juin 1994 dans le Sud du pays, d’avoir été «complices certes», mais aussi «acteurs» des massacres.
Sur «le cas de la France», Paul Kagamé constate que «vingt ans après, le seul reproche admissible [aux]yeux [de la France] est celui de ne pas en avoir fait assez pour sauver des vies pendant le génocide». «C’est un fait, mais cela masque l’essentiel : le rôle direct de la Belgique (ancienne puissance coloniale) et de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exécution même».
En 2008, relate Libération, la commission d’enquête avait déjà évoqué l’affaire du village de Bisesero (Ouest), où jusqu’à 50.000 Tutsis avaient trouvé refuge, accusant l’armée française «d’avoir retardé sciemment de trois jours le sauvetage de près de 2.000 survivants afin de laisser le temps aux tueurs de les achever».
Dans un document-archive, La Croix donne la parole à plusieurs spécialistes à travers leurs ouvrages et à des anonymes rwandais d’expliquer comment la haine de l’autre s’est construite au Rwanda.
Le quotidien conseille, de tous les ouvrages publiés à l’occasion du vingtième anniversaire du génocide au Rwanda, la lecture des documents Au Rwanda, une plaie encore ouverte. L’histoire d’une effroyable vision raciale de deux historiens, Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda et Au Rwanda, une plaie encore ouverte. Pour aller plus loin, Le génocide au village. Le massacre des Tutsis au Rwanda d’Hélène Dumas, qui s’est penchée pendant plusieurs années sur l’exécution du projet génocidaire dans les limites d’une commune rurale, Shyorongi.
Le quotidien L’Humanité, donne sa préférence à Jean Hatzfeld, auteur de trois premiers livres sur le Rwanda (Dans le nu de la vie, Une saison de machettes et la Stratégie des antilopes) qui vient de publier Englebert des collines, dans lequel, il donne la parole à un rescapé du génocide.
Pour son lien avec ce qui s’est passé au Rwanda, Jean Hazfeld disait : « Il y a quelque chose à voir avec la contamination par obsession. On ne peut plus s’en passer. C’est assez malsain, car on y retourne. Certes, c’est productif. J’ai fait trois livres. C’est à la fois assez dégoûtant et passionnant. Tout est mêlé».