Sur l’exécution de Maurice Audin :
exécutants, exécuteurs, responsabilité politique
« Pour l’exemple », c’est le titre justicier du premier grand livre d’histoire de Jean-Luc Einaudi pour l’évoquer ici au surlendemain de sa mort : Pour l’exemple : l’affaire Fernand Iveton, (L’Harmattan, Paris, 1986). Les soldats refusant de tuer lors de la guerre de 14, ces « traitres à la patrie », ont été fusillés pour l’exemple ; dans la guerre coloniale de réaction finale contre l’indépendance de l’Algérie, guerre française proprement contre-révolutionnaire, Fernand Iveton est exécuté pour l’exemple, comme exemple de communiste luttant pour la libération nationale de l’Algérie, venant de l’immigration de peuplement colonial, « européen » français ayant opté pour l’Algérie algérienne ; traître et communiste, ce qui est tout un sous le vocable de terroriste qui veut dire : bon à éliminer.
Fernand Iveton a été exécuté légalement après le rejet de la grâce par le président de la République française, René Coty, sur avis du Garde des sceaux, François Mitterrand. Les motifs de l’élimination de Maurice Audin, sont les mêmes ; pour l’exemple à titre second pourrait-on dire, puisqu’il s’agit d’une disparition dans l’ombre extra-judiciaire. Mais il a bien été choisi pour être « liquidé » ; « vermine communiste » comme dit Massu.
Certes il faut passer au tamis les aveux tortueux, coupés de reculs, de ressassements et de glissements, et aboutissant finalement à rompre la contrainte de complicité taiseuse de l’esprit de corps, en lisant le livre des entretiens avec Paul Aussaresses (Jean-Charles Deniau, La vérité sur la mort de Maurice Audin, éditions des Equateurs,2014) pour retenir les vraisemblances éclairantes d’obéissance solidaire avec son chef, le général Massu qui fut aux commandes de « la Bataille d’Alger ».
Pourquoi Maurice Audin ?
D’abord le choix qui détermine l’embarquement pour la mort, sur une jeep de parachutistes français depuis la cour du centre de tri et de torture d’El Biar. Faisant du cinéma et du tapage pour susciter peur et panique individuelle, roulant les mécaniques à leur habitude en criant les noms des trois communistes détenus et ayant été torturés, les convoyeurs parachutistes nomment Georges Hadjadj, Henri Alleg et Maurice Audin. Pourquoi embarquer Audin, « pour l’exemple », vraisemblablement le 21 juin 1957?
Il faut lire comment Paul Aussaresses parle du docteur Hadjadj qui est connu pour appartenir au service de pneumatologie de l’hôpital d’Alger, une notabilité, un grand docteur, un « bourgeois ». Ce qui ne peut être dit, c’est que Georges Hadjadj, qui n’est déjà pas comme notable, un exemple ordinaire de militant communiste servant dans la lutte de libération algérienne, – il a soigné en médecin le dirigeant communiste Paul Caballero dans l’appartement des Audin –, n’est plus à retenir, pour l’exemple, puisqu’il a avoué sous la torture ; difficile de l’exécuter en le faisant passer pour un terroriste exemplaire.
Arrêté en se rendant à l’appartement Audin, Henri Alleg est « un gros poisson » ; sa célébrité fait problème ; on ne peut le faire disparaître bien que ce soit aussi facile, sans soulever des vagues d’interrogations, sans être garanti par un aval plus ou moins formalisé, du moins sans qu’il en ait été sciemment délibéré en remontant au moins au sommet du Gouvernement Général. Henri Alleg est un cas à part.
Ce que n’est pas Maurice Audin, bien que l’affabulation galopante des militaires et des services de renseignements en fassent un agent communiste plus important qu’il n’est ; ceux-ci le prennent, – et Massu en est peut-être convaincu –, pour le « logeur » procurant les planques pour les dirigeants communistes clandestins ; ils croient arriver à choper André Moine qui s’active pour le PCF (La Voix du soldat, sous-produit à l’adresse du contingent de Soldat de France), plus encore que pour le PCA qui l’a déchargé de responsabilités.
Le logeur en action est le beau-frère de Maurice Audin : Christian Buono ; les recours s’adressent à la voiture de Maurice Audin. C’est au reste le manque de planques qui fait l’hébergement de passage chez les Audin, jusqu’à l’imprudence. Les responsabilités de Maurice Audin se tiennent au niveau des instances de section communiste sur Alger. Il est un bon modèle communiste dans les normes de l’exemple ; faut-il encore forcer la note pour l’habiller en terroriste.
La chaîne d’exécution
Les pratiques militaires françaises de guerre contre le communisme qui est tenu pour être l’animateur du terrorisme nationaliste à la fois bolchevique et arabe, de Moscou à l’Egypte de Nasser qui conduit les attentats en Algérie, vont de soi aux différents degrés d’exécution des enlèvements, de la torture, des éliminations par disparition. Sauf rares exceptions condamnées et écartées, exécutants et exécuteurs n’ont pas de problèmes de conscience ; ils agissent, sont solidaires, obéissant sans trouble mais non sans zèle, servant la bonne cause de la guerre qu’ils prétendent révolutionnaire dans leur croisade anticommuniste d’Indochine, de Suez à l’Algérie, alors que leur guerre est historiquement contre-révolutionnaire. Ils fonctionnent comme généralement les agents des services secrets, à l’auto-intoxication qui porte les pires conduites par automatisme.
Ainsi, les exécutants qui étranglent ou tuent par leurs armes, non sans rajouter des violences primaires, reconduisent leurs pratiques. Ce qui est vraisemblablement le cas des trois exécutants de Maurice Audin avant de jeter le cadavre plus ou moins disjoint, dans une fosse qui fait partie de leur champ de disparition aux environs de Koléa. Deux exécutants sont encore vivants ; retrouvés, des recoupements confirment les propos d’Aussaresses et plus encore la localisation.
Il faut parler d’exécutants et non d’exécuteurs ; ce sont à l’état brut les exécutants sans scrupule au service des officiers exécuteurs dans la chaine de commandement de pratiques criminelles. A ce degré des exécuteurs, pas besoin non plus d’ordre explicite puisque ces militaires accomplissent la guerre révolutionnaire dont entre autres, le colonel Trinquier, leur collègue, a dressé les tables. Le simplisme doctrinaire nourrit l’auto-intoxication.
Paul Aussaresses sera appelé à poursuivre les leçons auprès des commandos de la mort en Amérique du sud, sous bénédiction étatsunienne. Lui ne se soucie pas de références catholiques, se distinguant du général Massu qui a besoin de la caution d’Eglise romaine qui fait du communisme, l’ennemi pervers intrinsèque. A l’approche de la mort, Massu se livrera à une confession timorée.
Cette divergence d’éducation familiale et civique pèse sur l’esprit de solidarité de corps et de respect du chef par Aussaresses qui fut donc long à se délier de cette sorte de serment de silence. Massu lui reproche déjà d’avoir trop parlé. « Après la publication de Services spéciaux en 2001, Massu lui écrit : « Mon cher Aussaresses, toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. Vous avez brisé les frontières de la discrétion et compromis ainsi vos frères d’armes ». (J.-Ch. Deniau, op. cit., p. 223).
Dans cette transmission du bon à exécuter, aux officiers subalternes et sous-officiers exécutants, deux courtes filières d’exécution apparaissent non sans échanges suivant les disponibilités tant pour les enlèvements, les tortures et les liquidations ; le lieutenant Erulin semble torturer à la demande, et le capitaine Faulque opérer de son propre chef. Sous le commandement du colonel Godard, les détenus passent entre les mains du lieutenant Charbonnier qui remet ensuite les victimes à ses sous-officiers des basses tâches ; c’est la filière retenue par Pierre Vidal-Naquet dans L’Affaire Audin ; « Vidal » avait à cœur de ruiner la thèse de l’évasion, ce qu’il a fait. Il suit les informations de Paul Teitgen ; des éléments de liaisons entre des témoignages indirects laissent des incertitudes. Charbonnier qui protestait, a disparu.
L’autre filière est celle d’Aussaresses et de ses hommes d’exécution passant par le lieutenant Gérard Graciet, encore vivant et ses agents des basses-œuvres dont celui qui conduit de bonne mémoire, l’enquêteur aux fosses près d’une ferme de Sidi-Moussa en avant de la zone de Koléa.
Aussaresses n’est pas seul ni même déterminant dans la chaine de décision ; nous montons à l’étage supérieur des exécuteurs ; très explicitement au commandement de la « bataille d’Alger » par le général Massu. Paul Aussaresses est en contact fréquent dans la semaine avec son chef qui lui donne les ordres après échanges des informations et propositions des actions à accomplir et des opérations à réaliser. Evidemment, ces ordres et plus encore l’avis nominal de liquidation ne s’écrivent pas ; la décision est largement prise de concert.
Le général Massu use d’un pouvoir d’exécution qui fait partie de ses attributions par la loi des pouvoirs spéciaux et autres, et qui se détermine au cabinet du ministre-résidant, Robert Lacoste. Dans la semaine, rencontres, discussions et ordres approuvés se tiennent auprès du tonitruant Robert Lacoste ; c’est au cabinet de Robert Lacoste que le général Massu reçoit l’aval pour son action et ses actions.
Ce lieu de décision ne limite pas les responsabilités politiques. La responsabilité politique n’en appartient pas moins à l’exécutif coiffé par le chef du gouvernement à Paris. Mais le Gouvernement général par Robert Lacoste a gagné en pouvoir par défaillance du pouvoir central ; c’est l’aval des actes de guerre, des exécutions brutales en dehors de tout droit, par delà même les prétendues lois de la guerre, qui est garanti comme allant de soi. On parle toujours de la capitulation de Guy Mollet à Alger le 6 février 1956, face aux coloniaux sous bienveillance de militaires jusqu’au-boutistes.
La subordination à l’autonomie de décisions du lobby des officiers entourant le ministre-résidant, est totalement acquise pour avoir couvert le détournement d’avion des leaders nationalistes algériens et leur internement en octobre 1956. L’aval à retardement du chef de l’exécutif Guy Mollet passe par le ministre de la Défense Maurice Bourgès-Maunoury et son acolyte Max Lejeune qui était en liaison avec les généraux d’Alger. A l’été 1957, le passage au sommet du gouvernement est accompli par la succession de Bourgès-Maunoury à Guy Mollet. L’aval est garanti, implicite.
Comme en matière d’assassinats politiques, l’approbation ne s’écrit pas ; il ne peut y avoir de preuve spécifique écrite ; le secret d’Etat au nom de la Défense nationale assure non seulement le tri, mais est objecté pour imposer le silence, même s’il n’y a pas d’archives explicites ; son objet est de signifier l’interdit.
Raison de plus pour avoir accès aux papiers de la Région militaire et aux archives du Gouvernement général dans leur totalité subsistante ; il peut y avoir des traces, malencontreuses, et plus encore il devient possible d’établir la suite et les dates voire les motifs des réunions de l’état-major du général, de l’état-major général en Algérie et du cabinet du ministre-résidant qui peuvent aussi conduire à un recueil de témoignages des participants et assistants. Au delà de ce hochet qu’est le secret défense, l’histoire a droit d’entrée à l’intérieur de la chaîne de commandement qui assure l’exécution de la politique gouvernementale.
Les trois complicités
La responsabilité est pleinement politique malgré l’impuissance civile au sommet qui laisse le pouvoir aux chefs de l’armée et aux partisans de l’Algérie française. La première complicité est politique ; elle fonctionne à la tête de l’Etat mais en bénéficiant de l’assentiment de la majorité dans la population en France ; les sondages montrent que l’Algérie française par le refus de l’indépendance, est plébiscitée à plus de 70 % sous le jeu de cache-cache trompeur de la question qui parle de « paix en Algérie » ; réponse dont l’ambivalence ne peut-être probante. On s’emporte contre la volonté des colons et des coloniaux en Algérie ; ce renvoi largement justifié, dissimule en « métropole », l’adhésion impériale demeurant majoritaire.
La seconde complicité se prononce dès les négociations d’accords avec les responsables algériens de la lutte de libération ; elle est celle de la complicité d’impunité par les lois et décrets d’amnistie. Cette complicité suspend et écarte l’action en justice. Jusque sous la Présidence de François Mitterrand, elle est élargie aux officiers français qui ont effectivement trahis, aux actionnaires de l’OAS et aux adeptes de la torture, en particulier lors de « la Bataille d’Alger », disparitions et crimes compris, de la droite à l’extrême droite.
Ces deux complicités fondent la troisième qui pèse encore aujourd’hui : la complicité du silence. L’appel et les autres démarches visent à briser cette complicité du silence qui rend muets, les dirigeants politiques français et les candidats aux élections qui craignent de heurter des électeurs. Cet interdit d’assumer le passé d’horreurs commises pendant la guerre française de réaction coloniale qu’est la guerre de libération algérienne, entretient en outre un contentieux de chaque côté, en France et en Algérie, entre dirigeants français et autorités algériennes en mal de flatter leur opinion.
Raison de plus pour à la fois demander la reconnaissance des crimes, torture et exécutions extra-judiciaires commises dans cette guerre, d’ouvrir toutes les archives en mettant fin au tri du secret défense ; les archives d’Etat et principalement de l’exécutif et des exécutifs civils, policiers et militaires ouvrent les pistes de recherche des historiens, même s’il n’y a pas de preuves écrites.
De plus, les nouvelles indications à travers les entretiens de l’exécuteur Paul Aussaresses et les enquêtes auprès des exécutants encore à l’abri, imposent en même temps, de demander sans forfanterie, aux autorités algériennes de mener les fouilles sur ces fosses de disparitions, pour une part enfouissement de l’Algérie algérienne dont Maurice Audin était un militant. Il faut mettre fin au règne majoritaire de la complicité du silence.