Maurice Audin en Sorbonne 1
Le lundi 2 décembre 1957, la Sorbonne s’anima à nouveau. Cette fois, ce fut du côté de la faculté des sciences. On y soutenait une thèse de mathématiques dont le sujet était Equation linéaire dans un espace vectoriel. Cycles limités dans les systèmes différentiels. Pas de quoi attirer les foules. Mais les circonstances étaient exceptionnelles car la soutenance devait avoir lieu en l’absence de son auteur, Maurice Audin. Celui-ci, assistant à la faculté des sciences d’Alger, membre du parti communiste algérien, avait été arrêté à son domicile par les parachutistes le 11 juin précédent. Sa femme, mère de trois enfants, ne put jamais savoir ce qu’il était advenu du prisonnier – sinon qu’il s’était « évadé » le 21 juin à 21 heures, lors d’un transfert en jeep…
La disparition du jeune professeur avait alarmé ses amis, ses collègues, beaucoup de monde finalement, qui rendaient publique leur émotion. Une pétition circula à Paris, sur l’initiative de deux professeurs communistes, Michel Crouzet et Luc Montagnier. De son côté, un professeur d’anglais au Prytanée militaire de La Flèche, Jean-François Cahen, en liaison avec Mme Audin, répandit l’idée d’un comité de recherche de Maurice Audin. Finalement, Laurent Schwartz, avec quelques autres dont Vidal-Naquet, venait de fonder en novembre 1957 un Comité Maurice-Audin, dont le but était de se transformer en organe de protestation générale contre la torture et les moyens illégaux utilisés contre les adversaires de la guerre d’Algérie. En 1958, le Comité Audin devait publier la brochure Nous accusons, mémorandum sur la torture et la répression en Algérie envoyé au général de Gaulle…
Cette soutenance in absentia, c’était – avec les moyens dont elle disposait et qui ne manquaient pas d’impressionner – la plus digne des protestations que l’Université pouvait élever contre les crimes du pouvoir militaire et les silences complices du pouvoir politique, dont un des siens, un jeune savant de vingt-cinq ans, venait de tomber victime.
J’eus la chance de me loger tout en haut de l’amphithéâtre de physiologie où des centaines de manifestants silencieux avaient tenu à prendre place. Derrière Mme Audin, l’épouse du disparu accompagnée d’un jeune garçon et de ses beaux-parents, je reconnus les visages de Marrou, de Massignon, de François Mauriac, d’Edouard Depreux, de Marceau Pivert, de Francisque Gay… L’émotion nous saisit une première fois quand le président du jury, le Pr Favart, debout face à l’assistance, appela selon la règle : « M. Audin est-il là ? »
Le rapport de thèse fut fait, en lieu et place de Maurice Audin, par son ancien collègue d’Alger, le Pr du Possel. La décision du jury, auquel participait Laurent Schwartz dont le visage m’était familier pour l’avoir vu dans maintes réunions de la Nouvelle Gauche, fut lu sans attente par son président. Maurice Audin était reçu docteur es sciences, avec mention « très honorable ». Le Pr Favart venait de communiquer les conclusions du jury, en associant Mme Maurice Audin, M. et Mme Audin, ses parents, dans son hommage. Il acheva dans un cri étranglé :
« Je vous demande de ne pas applaudir mais de faire une minute de silence. »
Nous fûmes 300 ou 400 à communier debout dans la même émotion. Ce fut sans phrases inutiles et dans le simple exercice de ses fonctions que l’Université française venait de témoigner, face à la barbarie d’Etat, de la continuité de sa mission. Il y avait eu jadis Herr, Charles Péguy, Bernard Lazare; il y avait aujourd’hui Schwartz, Marrou, Capitant… Les intellectuels, si insupportables quand ils se mêlent de vouloir reconstruire le monde, retrouvaient comme spontanément en face de la corruption morale d’un pouvoir politique oublieux de tous les principes qui en fondaient l’existence leur vocation dreyfusarde.
Comme le dira un peu plus tard Paul Ricœur, au cours d’un meeting à la Mutualité : « Nous ne voulons pas ressembler à ces universitaires allemands, du temps nazi, qui se sont tus parce qu’ils étaient fonctionnaires et parce qu’ils ne croyaient pas avoir la charge de porter, hors de l’Université, l’honneur des principes qu’ils servaient dans l’Université. »
La révolte de l’Université 2
Dreyfus était une victime isolée. Ce n’est malheureusement pas le cas d’Audin. Il y a des centaines, des milliers de victimes, d’hommes et de femmes qui ont été torturés, qui ont disparu, qui ont été internés sans raison dans des camps de concentration, qui ont été condamnés à mort après des simulacres de jugement ; des Français et des musulmans.
Il est sûrement très dur pour la plupart des Français de se dire qu’il peut exister une comparaison entre certains excès commis en Algérie et ceux des nazis; il faut cependant reconnaître qu’il en est bien ainsi ; je le dis sans aucun plaisir, mais je ne crois pas me tromper.
Ceux qui ont protesté pour Audin n’ont pas entendu dissocier son cas des autres, faire de lui un martyr privilégié. Ils ont voulu en faire un symbole, comme d’autres déjà, dont les noms sont sur toutes les lèvres, sont devenus des symboles. Dreyfus aussi a été un symbole; dans tous les cas, c’est au nom de la même raison d’Etat qu’on cherche à éviter la lumière.
Il faut que la vérité soit connue et rendue publique, que justice soit faite, que les coupables, si haut placés qu’ils soient, reçoivent une punition exemplaire; et surtout que pareils faits ne se renouvellent pas, et que la démocratie puisse être sauvée.
Dans son discours à la séance de rentrée solennelle de l’Université, le recteur Sarrailh a expliqué que l’Université avait le devoir, non seulement de former des techniciens, mais aussi de former des consciences, et qu’elle était elle-même une conscience.
La « révolte » des universitaires à propos d’Audin est l’expression de cette conscience. Que d’autres aussi prennent leurs responsabilités. Qu’à la suite des positions catégoriques prises par le général Motte à propos des tortures et, avant lui, par le général de Bollardière, l’armée prenne les siennes et demande le châtiment de tout officier qui serait coupable ou complice de tortures. Nous voudrions aussi que les hautes autorités qui nous gouvernent ne jouent pas indéfiniment les Ponce Pilate.
Les ministres font, officiellement, comme si l’affaire Audin n’avait jamais existé. Il semble régner entre eux une atmosphère étouffante, invraisemblable… Audin, les tortures, l’Algérie, tout ce qui touche à M. Robert Lacoste, j’imagine que tous ces objets sont aussi scabreux dans une réunion ministérielle que les sujets sexuels dans une réunion mondaine. Les ministres ont le droit de chercher ensemble une politique financière équilibrée, mais sans avoir le droit de parler de l’Algérie ni de ce qu’elle coûte. M. Lacoste gouverne la France. Et qui gouverne M. Lacoste ?
Et les rapports de la Commission de sauvegarde ? Ces rapports ont été déposés il y a plusieurs mois, un rapport général et des rapports particuliers. Ces rapports ont été enterrés, le gouvernement juge que cela ne regarde personne, qu’il n’y a aucune suite à leur donner, et il a l’intention de ne jamais les publier; si étrange que cela paraisse, il semble vrai que plusieurs ministres n’aient jamais eu connaissance des rapports particuliers, plus exactement qu’ils n’aient jamais osé demander à les voir.
Le rapport général a été publié grâce à une indiscrétion, en dépit du gouvernement. Devrons-nous organiser un « commando » de professeurs de faculté pour voler les rapports particuliers et les rendre publics? Cela pourrait soulager beaucoup de gens, puisque ainsi ce serait fait sans qu’ils aient à en prendre la responsabilité.
L’affaire Audin en elle-même doit être séparée des solutions du problème algérien. Ceux qui ont protesté contre l’arbitraire, dans cette affaire ou dans d’autres, avaient les opinions les plus variées sur ce problème; ils ont agi pour des raisons de conscience. Mais il est évident que l’inconscience de nos gouvernements en face des tortures, l’abandon des responsabilités se reproduisent identiquement devant tout le problème algérien.
Il est temps d’arrêter ce processus de décadence. L’affaire Audin aura été un moment de la prise de conscience de l’opinion publique devant les dangers d’une disparition de la démocratie en France.
Je n’ajouterai ici que quelques mots :
Chargé par le comité Audin d’élaborer cette étude, Pierre Vidal-Naquet est un historien. S’il est partisan, c’est seulement de la vérité. Il rapporte des faits, le plus fidèlement possible. Il nous dit tout ce qu’il sait sur l’affaire Audin, laissant ses lecteurs juges entre une version officielle qui ne parle que d’arrestation et d’évasion, et une autre, qui implique la torture et la mort.
Il nous appartient de proclamer sans équivoque que la torture est une abomination, quel que soit le lieu où elle se commet, quelle que soit la cause qu’elle prétend servir. L’affaire Audin, quand elle nous obligerait seulement à choisir notre camp de part et d’autre de cette frontière-là, aurait bien servi la cause de la liberté.
Tous ceux, civils ou militaires, qui se sont mêlés à cette affaire sont des Français. Il nous arrive peut-être de croiser certains d’entre eux dans la rue. Demain, protestant contre la torture ou défendant la liberté d’expression, nous risquons à notre tour d’être « interrogés » comme le fut Maurice Audin — ou bien, au contraire, d’être désignés, comme le sergent Cuomo pour jouer un rôle que nous n’avons pas choisi. Mais, le jour où la Méditerranée aura cessé d’être le rempart à l’abri duquel les Français de la métropole peuvent encore juger l’affaire Audin en spectateurs, le jour où nous en serons tous devenus les acteurs volontaires forcés, ce jour-là, il sera trop tard pour parler. Nous n’aurons plus la parole.
Professeur à la Sorbonne