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la Centrafrique « au cœur des ténèbres »

Deux responsables religieux du Centrafrique, un catholique et un musulman, lancent un message de paix et de réconciliation, appelant à l'intervention d'une force internationale pour apaiser les esprits. En 1899, l’écrivain Joseph Conrad avait écrit Au cœur des ténèbres. Une histoire africaine se déroulant sur le fleuve Congo qui est devenue un succès mondial et la source d’inspiration de nombreux cinéastes. Lui, son inspiration, il l’avait puisée dans un livre écrit dix ans auparavant, en 1888, par Rudyard Kipling : L’Homme qui voulut être roi. Faut-il voir dans l'actualité les séquelles lointaines des épopées coloniales ?

En Centrafrique, « le pire pourrait être encore à venir »,

par Mgr Nzapalainga et l’imam Kobine Layama

Le Monde, le 26 décembre 2013 à 22h24

Alors que nous sommes en pleines fêtes de fin d’année, notre pays, la République centrafricaine (RCA) reste au bord d’une guerre aux aspects religieux. Plus de deux millions de personnes, soit près de la moitié de la population du pays, ont désespérément besoin d’aide. A l’heure où nous écrivons, près de 40 000 personnes sont entassées dans l’enceinte de l’aéroport de Bangui, la capitale, sans abri ni toilettes. Des centaines de personnes ont été tuées, certains d’entre elles sont des patients qu’on a fait sortir de force des hôpitaux pour les exécuter. Le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, s’est dit « gravement préoccupé par le danger imminent d’atrocités de masse ». Nous craignons que faute d’une réponse internationale plus importante, notre pays ne soit condamné aux ténèbres.

En tant que principaux dirigeants religieux des communautés chrétienne et musulmane de notre pays, nous avons conscience qu’il nous incombe de montrer un chemin loin des violences communautaires. Certains de nos confrères, qu’ils soient prêtres ou imams, ont payé le prix ultime pour assumer cette responsabilité, et nous craignons que le pire ne reste encore à venir.

C’est en mars 2013 que les violences ont éclaté, lorsque la Séléka, une coalition de groupes armés peu structurée et composée majoritairement de musulmans, s’est emparée du pouvoir après un coup d’Etat. La Séléka a pillé et tué, déclenchant des attaques de représailles par des groupes d’autodéfense civile, chrétiens pour la plupart. Lorsque les troupes françaises sont arrivées pour tenter de rétablir la sécurité et désarmer tous les groupes armés, l’ancienne milice Séléka s’est mise à fuir vers le Nord, ses membres se déguisant en civils. Il existe aujourd’hui un danger d’effroyables représailles contre des musulmans qui se retrouvent dans une situation précaire et sont susceptibles d’être visés par des actes de vengeance.

En réponse à cette crise, nous avons créé une plate-forme interconfessionnelle dont l’objectif est d’apaiser les tensions et empêcher l’aggravation des divisions et du chaos. Ce conflit n’est pas en soi un conflit entre musulmans et chrétiens, c’est une crise humanitaire grave provoquée par une instabilité politique et militaire chronique. Mais, si rien n’est fait, la crise pourrait enclencher sa propre dynamique irrépressible et dangereuse.

Nous nous sommes rendus aux quatre coins du pays pour transmettre aux Centrafricains un message de paix et de réconciliation qui leur offre une vision alternative au carnage. Lors de nos déplacements, qui n’ont été possibles que grâce à la protection de soldats africains, nous avons été témoins de la peur omniprésente que ressent tout un chacun. On retrouve chaque jour des corps sans vie le long des routes. Nous avons rencontré des personnes si pressées de fuir qu’elles ne pouvaient même pas enterrer leurs enfants.

L’ONU DOIT ENVOYER DES FORCES

Si les forces françaises et africaines ont donné à notre pays la possibilité d’amorcer un nouveau départ, les progrès réalisés sont fragiles, et les troupes ne sauraient porter ce fardeau à elles seules. En autorisant le déploiement de troupes supplémentaires en RCA, la résolution du Conseil de sécurité a redonné espoir. Cependant, seule une force onusienne de maintien de la paix disposera des ressources nécessaires pour protéger nos civils de manière satisfaisante. L’ONU devrait de toute urgence convenir d’envoyer sur place une telle force.

Lors de nos rencontres avec le président François Hollande, son ministre des affaires étrangères Laurent Fabius et l’ambassadrice américaine à l’ONU, Samantha Power, nous avons expliqué que la sécurité que conférerait une force de maintien de la paix onusienne permettrait de sauvegarder l’avenir du pays. Grâce à l’aide des casques bleus de l’ONU pour sécuriser nos routes et nos habitations, l’acheminement d’une aide et de vaccins éliminerait le sentiment de peur en le remplaçant par un espoir, et s’avérerait un véritable dividende de la paix propre à unir notre peuple. Un engagement de l’ONU à l’égard de notre pays permettra de nous concentrer sur le rétablissement d’une coexistence entre nos communautés. La réconciliation et la paix sont possibles.

Nous sommes tous les deux nés dans un climat de tolérance. Nous avons toujours eu pour habitude de célébrer et de respecter les différentes religions. Noël et le ramadan sont des jours fériés. Il nous faut reconstruire aussi bien notre pays que notre tissu social, et nous comptons sur l’ONU pour nous en donner la possibilité. La paix n’a pas de prix. Nous espérons que la communauté internationale nous aidera à l’obtenir.

Mgr Dieudonné Nzapalainga est l’archevêque de Bangui.

L’imam Omar Kobine Layama est le président de la communauté islamique de la République centrafricaine.

Centrafrique : l’armée française « au cœur des ténèbres »

Tribune publiée dans
LeFaso.net, le 16 décembre 2013 1

Dans Le Monde daté du mercredi 11 décembre 2013, Denis MacShane, ancien ministre des Affaires européennes du gouvernement de Tony Blair, fait référence, lui aussi, à Kipling. « Assumez le fardeau de l’homme blanc » écrit Kipling, le poète de l’impérialisme anglais à la fin du XIXème siècle2. Il lançait ainsi un appel aux Etats-Unis afin qu’ils viennent soutenir l’Angleterre et la France dans leurs missions « civilisatrices » en Afrique et en Asie. Aujourd’hui, c’est au tour du président François Hollande d’assumer ce fardeau afin d’apporter un brin de stabilité en Afrique centrale ».

MacShane pense que c’est peine perdue : « Le palmarès des anciennes puissances impériales qui ont cherché à imposer leur vision à des régimes qui font fi de nos valeurs « civilisées » n’est guère encourageant […] Dans tous les pays où elles ont établi une présence, elles laissent derrière elles plus de problèmes que de solutions ». Il ajoute : « Ce n’est pas la fin de l’Histoire qui doit nous troubler, mais plutôt le fait que l’on n’en tire plus aucun enseignement, surtout lorsqu’il s’agit d’événements récents ». L’ancien ministre de Blair évoque ainsi l’expérience de son gouvernement, en 2000, en Sierra Leone qui, « douze ans plus tard, reste un des pays les plus pauvres et les plus corrompus de la planète »3.

Voilà qui ne va pas remonter le moral de Hollande ni celui de ses troupes. Le chef de l’Etat l’a dit hier à Bangui : c’est une mission « dangereuse mais nécessaire » pour éviter « un carnage ». « Je suis là pour pacifier le terrain » a-t-il ajouté ; un discours façon « guerre d’Algérie » ! De ses entretiens avec les responsables politiques locaux (il aurait rencontré le président Michel Djotodia à l’aéroport), rien n’a filtré mais qui peut penser que le dialogue ait été serein et constructif : pas le genre de Djotodia. Nous sommes, là encore, « au cœur des ténèbres ».

Et le portrait de « Djo » que dresse ce matin (mercredi 11 décembre 2013) Les Echos est éloquent : « On comprend que François Hollande ne soit pas emballé de devoir traiter avec un tel homme de confiance. Mais à soixante-trois ans, Déya, auquel son passage au petit séminaire à valu le prénom de Michel, n’est pas près de céder le pouvoir, il a eu assez de mal à l’obtenir au gré de ses fidélités. Ses quatorze années passées en URSS, son expérience de diplomate en ont fait un polyglotte, il n’est tout de même pas facile à décrypter ».

C’est le moins que l’on puisse dire. On ne sait d’ailleurs pas quels ont été les sponsors de « Djo », lui facilitant l’acquisition des 4 x 4, des armes et des moyens de télécoms qui lui ont permis de conquérir Bangui en mars 2013. Seule constatation : depuis son accession au pouvoir, l’opposition musulmans/chrétiens a été instrumentalisée et c’est une nouveauté dans ce pays. Mais il est vrai que ce n’est pas par le biais de la politique ou de l’idéologie que le chaos pouvait être créé.

Laurent Fabius l’a dit : la RCA est un « Etat néant ». Et le pays ne vaut pas mieux. On peut d’ailleurs légitimement se poser la question de savoir quelle signification aurait une consultation électorale dans un pays en miettes qui n’a jamais connu ne serait-ce qu’un semblant de démocratie. Et même une élection démocratique ne garantirait pas l’efficience du président élu.

La Centrafrique n’est pas le Mali et l’Afrique centrale n’est pas l’Afrique de l’Ouest. Biya, Bongo, Déby, Nguema, Sassou sont comme les cinq doigts d’une même main. Pas franche. La force régionale de 3.000 soldats africains présente en RCA est constituée, pour l’essentiel, d’hommes fournis par le Cameroun, le Gabon, le Tchad et le Congo. Tout juste aptes à faire du gardiennage ! Et la CEEAC n’est pas la Cédéao. Par ailleurs, au Mali, quel que soit l’état de délabrement de l’administration au temps d’Amadou Toumani Touré, les institutions avaient une réalité qu’elles n’ont pas dans cet « Etat néant » qu’est la RCA. « Serval » combattait des groupes armés identifiés dans les confins désertiques du Nord-Mali tandis que « Sangaris » est confronté à des individus armés incrusté dans une capitale qui rassemble plus du quart de la population centrafricaine tandis que la brousse permet toutes les positions de repli imaginables (sans oublier les caches d’armes).

Autant dire que « Sangaris » ne sera pas un remake de « Serval ». Le général Francisco Soriano, qui a quitté la tête des Forces françaises au Gabon (FFG) pour diriger « Sangaris », le sait. C’est un homme de terrain et d’expérience : cinquante-quatre ans, Saint-Cyrien, formaté par les Troupes de marine, il a été le chef de corps du 11ème Régiment d’artillerie de marine (RAMa) avant de commander la 7ème Brigade blindée dont l’état-major est basé à Besançon. A ce titre, il a été le patron du contingent national français à Kaboul, entre novembre 2012 et avril 2013, chargé d’assurer la protection des convois logistiques dans le cadre du retrait des forces françaises d’Afghanistan.

Si l’intervention française au Mali avait reçu (globalement) l’assentiment de la classe politique et de l’opinion, ce n’est pas le cas de celle en cours en RCA. Certes, elle coûte moins cher puisqu’il n’y a pas (pour l’instant) de rotations aériennes, mais si le danger du « terrorisme islamique » au Nord-Mali pouvait apparaître comme un risque « collatéral » aux Français, ces affaires de massacres inter-religieux ou inter-ethniques, parfois à la machette, en Afrique centrale, dans un pays considéré comme la plus monstrueuse des caricatures, est d’abord une affaire de « nègres ».

Au Mali, il fallait défendre les « bons » (Bamako) contre les « méchants » (les « islamistes radicaux » et autres « terroristes »). En RCA, qui sont les « bons » et qui sont les « méchants » ? « Djo » est arrivé au pouvoir à la suite d’une guerre de conquête, il a débarrassé le pays d’un autocrate mais qui peut avoir envie de mourir pour lui ? Faut-il donc mourir pour éviter le « carnage » promis par Hollande ou, comme il l’a dit devant les cercueils de Nicolas Vokaer et Antoine Le Quinio, « pour sauver autant de vies que possible » ? Pas très motivant quand on lit les reportages des journalistes sur place qui évoquent « une dynamique infernale de représailles » et ce « match retour » (autre nom de la vengeance) mortel et barbare.

« Au cœur des ténèbres », Paris cherche une lueur d’espoir. Mais ce n’est pas en RCA ou en Afrique centrale qu’elle la trouvera. L’opération « Serval » a été déclenchée à la demande des autorités de Bamako. Mais auparavant, il avait fallu négocier le retrait du pouvoir des putschistes et mettre en place des institutions de transition qui tiennent la route : un président de la République par intérim aussi constitutionnel que possible et un premier ministre crédible. Au Mali, la France et la « communauté internationale » avaient des interlocuteurs et connaissaient les acteurs de la crise. Rien de cela en RCA. « Who’s Who ? ». « L’objectif est-il réaliste ? François Hollande soutient-il, ou non, Michel Djotodia ? Est-on capable de remplir la mission dans les délais ? » a interrogé Christian Jacob, président du groupe UMP à l’Assemblée nationale où, hier, mardi 10 décembre 2013, un débat a été organisé sur cette intervention française.

Les experts militaires évoquent la nécessité d’une présence décennale si on veut éviter que la RCA ne retombe dans ses errements du passé. Pas sûr que dix ans suffisent. Pas sûr non plus que ce soit le job de la France de régler les problèmes politiques des Centrafricains. C’est le fond du problème. A quel titre sommes-nous à Bangui ? Jacob évoque une cause « noble, juste, et conforme aux valeurs de la République ». Que ce soit un leader de la droite française qui agite ce drapeau n’est pas fait pour me rassurer. Que ce soit un leader de la gauche, devenu président de la République, qui ait engagé la France dans cette « cause » ne manque pas de me poser problème. Mais, c’est vrai, nous sommes « au cœur des ténèbres »… !

Jean-Pierre Bejot

La Dépêche Diplomatique

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  1. Cet article fait suite à un texte précédent publié le 11 décembre 2013 : http://www.lefaso.net/spip.php?article57088.
  2. Rudyard Kipling, «Le fardeau de l’homme blanc» , 1899 : http://www.humandee.org/IMG/pdf/Rudyard_Kipling-_Le_fardeau_de_l_homme_blanc.pdf.
  3. Denis MacShane, «L’interventionnisme militaire occidental est un échec permanent» : http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/12/10/l-interventionnisme-militaire-occidental-est-un-echec-permanent_3528582_3232.html.
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