La machine à détruire ne s’arrête pas un instant1
- Ilan, vous êtes professeur et historien, vous avez publié plusieurs livres, parmi lesquels le célèbre Nettoyage Ethnique De La Palestine, paru en 2006, qui a créé une certaine controverse. L’année suivante, en 2007, vous avez déménagé en Angleterre où vous enseignez l’histoire à l’université d’Exeter. Vous faites partie des « nouveaux historiens » israéliens qui donnent une version nouvelle de l’histoire du sionisme et de la création de l’État d’Israël, dont vous faites une critique radicale. Quand et pourquoi avez-vous choisi de vous positionner du côté du peuple palestinien ? Quelles conséquences cela a-t-il eu sur votre vie ?
Ilan Pappé : Changer de point de vue sur une situation aussi complexe est un long processus qui ne s’accomplit pas en un jour et n’est généralement pas déclenché par un seul événement. J’ai écrit un livre, Out Of Frame2, dans lequel j’ai tenté de décrire ce trajet qui m’a mené de la sortie du sionisme à sa critique radicale. Si je devais choisir un moment, un événement déclencheur, ce serait l’attaque israélienne contre le Liban en 1982. Pour nous qui avons grandi en Israël, cette guerre fut la première à avoir été menée sans avoir obtenu un consensus. Cette guerre était la résultante d’un choix, le choix d’Israël d’attaquer. Et la première Intifada a suivi cette offensive. Ces deux événements combinés ont été une révélation pour de nombreuses personnes qui, comme moi, avaient déjà des doutes sur le sionisme et la version historique qu’on nous en avait donné à l’école.
C’est donc un long voyage, et une fois que vous vous décidez à l’entreprendre, vous êtes confronté à votre société, à votre propre famille même, et ce n’est pas une situation facile. Ceux qui connaissent Israël savent que la société israélienne est très unifiée et dynamique, alors quand vous vous y opposez cela a un impact sur tous les aspects de votre vie. Je pense que c’est une des raisons pour lesquelles il faut un peu plus de temps aux gens comme moi pour finalement franchir le pas jusqu’au point de non-retour. Ce moment où vous vous dites : je suis prêt à défendre mes idées et en assume toutes les conséquences et répercussions sur ma vie.
- Ce que vous dites est très intéressant, car si il est de notoriété publique que tous les États ont un système de propagande très efficace, Israël semble l’avoir porté à un niveau encore supérieur. Nurit Peled-Elhanan, que nous connaissons tous les deux, a décrit dans un de ses livres la manière dont les Arabes étaient décrits dans les livres d’école israéliens, pour montrer au monde combien le lavage de cerveau et la propagande étaient prégnants dans le système éducatif israélien et ce dès un très jeune âge. Comme vous l’avez vécu personnellement, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce sujet ?
En effet, l’endoctrinement est très important en Israël, probablement plus que dans n’importe quelle autre société. Cela n’est pas dû à un système plus coercitif mais au fait que l’endoctrinement est pratiqué de votre naissance au jour de votre mort. Et personne ne s’attend à ce que vous en sortiez puisque vous y nagez continuellement. Comme le dit Nurit Peled-Elhanan dans son livre, c’est une situation comparable à celle d’une personne religieuse qui devient athée et continue de croire que peut-être Dieu existe, et qu’Il pourrait la punir si elle commettait un sacrilège. Il faut savoir que les gens sont éduqués et instruits pour croire que ce qu’on leur dit est vérité absolue et que cela est tellement puissant qu’ils doivent tout remettre en question, reprendre tout à zéro, tout désapprendre pour pouvoir s’en libérer. Cependant, je pense que la situation est différente aujourd’hui, pour la génération de mes enfants ou ceux de Nurit. Ils en savent beaucoup plus que nous en savions à l’époque grâce aux nouveaux moyens de communication et à internet, notamment. Même si le système d’endoctrinement israélien est toujours très efficace, Israël ne peut plus seulement s’en remettre à cela pour manipuler sa population et il y a maintenant quelques jeunes qui commencent à critiquer le sionisme. J’espère d’ailleurs que le monde s’est un petit peu ouvert avec les récents soulèvements dans les pays arabes. On aurait pu penser que ces sociétés étaient très hermétiques et que les gens ne savaient rien de ce qui se passait autour d’eux, pourtant le mouvement s’est propagé. J’espère alors que cela va permettre un changement d’envergure. Pour les gens de ma génération, c’était beaucoup plus compliqué car nous ne savions pas qu’il existait d’autres formes d’existences, nous étions dans une bulle et il était très difficile d’en sortir.
- J’imagine qu’il est très difficile alors d’accepter que tout ce en quoi on a cru pendant 30 ou 40 ans était faux. Dans les diverses rencontres et conférences auxquelles je participe, je rencontre régulièrement les mêmes personnes, défenseurs d’Israël, qui en savent autant que moi sur l’histoire du conflit, qui connaissent les faits aussi et continuent néanmoins de soutenir Israël. Je me demande toujours comment cela est possible. En y réfléchissant, je me dis que revenir sur les croyances qui ont fondé sa propre existence est un trajet individuel si émotionnel et intime qu’il est extrêmement délicat d’admettre que l’on s’est trompé, que toute notre vie n’a été, en quelque sorte, qu’un mythe.
Tout à fait. Je pense qu’il faut aussi mettre en évidence qu’à chaque fois qu’un mouvement anti-colonialiste s’oppose à une entreprise coloniale, cela crée un climat de violence. Quand vous avez été éduqué pour croire que ceux d’en face ne sont capables que de violence, quand votre gouvernement met tout en oeuvre pour les pousser à des actes violents, et qu’ils sont contraints de commettre des attentats-suicides ou d’envoyer des missiles depuis Gaza, vous en venez à penser que c’est vrai. Il est également primordial de comprendre que tout ça est analysé et débattu dans un contexte de violence permanente. Il est alors très difficile pour les Israéliens de séparer la violence et les raisons de cette violence. Une des choses les plus compliquées est d’arriver à expliquer aux Israéliens ce qui provoque cette violence. Tant qu’ils n’en comprennent pas les causes ils la croient sortie de nulle part et cela les conforte dans leurs opinions et les fige dans leurs positions.
- C’est là tout le problème de l’éducation et du savoir conjugué au rôle que jouent les médias de masse, qui, en Israël tout particulièrement, ne font pas leur travail (en tout cas pas comme on pourrait imaginer le travail des médias dans une vraie démocratie). Alors on entend dire : « Mais qu’est-ce que vous voulez qu’Israël fasse d’autre quand le Hamas tire 150 missiles par jour sur Sderot ? Il faut bien se défendre ! »
La tendance dans les médias est de réduire l’histoire au mois précédent, à la semaine précédente, de prendre le point de départ le plus arrangeant, le plus à même d’assurer que leur interprétation des faits sera acceptée par le plus grand nombre. Je pense que le cycle de violence ne s’arrêtera pas tant que les institutions éducatives et médiatiques ne feront pas leur travail.
Absolument. Et je pense qu’un des défis les plus importants est de réussir à trouver le moyen de faire comprendre à la population israélienne et occidentale comment tout a commencé. Quand les premiers colons sionistes sont arrivés et se sont rendus compte que le territoire qu’ils croyaient vide, ou qu’ils croyaient leur appartenir, était en fait peuplé d’Arabes, ils considéraient déjà ces derniers comme des barbares violents qui avaient envahi leur pays. C’est cette première image qu’ils ont fabriquée qui alimente aujourd’hui ce que pensent et croient les Israéliens. C’est cette déshumanisation des Palestiniens, qui a commencé à la fin du XIXème siècle et se poursuit encore aujourd’hui. Comment expliquer aux gens qu’ils sont le produit de cette construction ? Voilà une des tâches les plus difficiles pour ceux qui s’engagent dans une éducation alternative ou essaient de transmettre un message différent à la société israélienne.
- C’est en cela que votre travail d’historien est primordial, permettant de comprendre le présent en analysant l’histoire, les faits et les archives. Pour revenir d’ailleurs un peu en arrière, certains disent que ce conflit a débuté en 1948 et d’autres en 1967. J’aimerais que vous nous parliez de ce que, historiquement, fut la première Intifada palestinienne, lancée dans les années 30 contre l’impérialisme anglais et l’importante immigration sioniste.
Pour comprendre cet événement, il est important de remonter même plus tôt que 1936, il faut revenir à la fin du XIXème siècle et l’émergence du mouvement sioniste. Le sionisme avait deux nobles objectifs. Le premier était de trouver un lieu où les Juifs pourraient vivre en sécurité dans une période d’antisémitisme croissant. D’autre part, certains Juifs voulaient transformer leur groupe religieux en un groupe national. Les problèmes ont commencé quand ils ont choisi la terre de Palestine pour mener leur deux projets.
Comme le territoire était habité, il était évident qu’il faudrait en passer par la force et l’expulsion des populations indigènes locales. Les Palestiniens ont mis du temps à réaliser que tel était le plan des sionistes. La déclaration Balfour n’a pas immédiatement mis la puce à l’oreille des Palestiniens quand elle a été signée en 1917, elle n’a pas déclenché leur révolte contre la politique menée par les Britanniques ou contre la stratégie sioniste. Une stratégie dont on voyait déjà les effets en 1936 : des Palestiniens étaient expulsés des terres achetées par les sionistes, d’autres perdaient leurs emplois car les sionistes prenaient progressivement le contrôle du marché du travail. Il était alors clair que le problème juif européen allait être résolu en Palestine.
C’est l’addition de ces trois facteurs (la signature de la déclaration Balfour, les premières expulsions et la prise de contrôle du marché du travail par les sionistes) qui a finalement poussé les Palestiniens à essayer de faire quelque chose et à tenter de se rebeller. Toute la puissance militaire de l’empire britannique a été nécessaire pour écraser cette révolte. Il leur a fallu trois ans et l’usage de tactiques aussi terribles que celles qui seraient utilisées plus tard par les Israéliens pour anéantir les Intifada palestiniennes de 1987 et 2000.
- Le soulèvement de 1936 a été très important dans l’histoire. Ce sont les Falah, les paysans, qui ont pris les armes. Et, en lisant vos livres, j’ai réalisé que cette révolte, si durement réprimée, avait en fait aidé la Haganah3 en 47/48. Les Palestiniens étaient très faibles à l’époque car tous leurs combattants et leaders potentiels avaient été tués ou forcés à l’exil en 1936.
Exactement. L’élite politique palestinienne vivait dans les villes de Palestine mais c’est dans les campagnes que les victimes du sionisme étaient les plus nombreuses dans les années 30. C’est la raison pour laquelle la révolte a éclaté là-bas, même si des groupes des villes s’y sont joints. Comme vous l’avez dit, j’ai écrit dans un de mes livres que les Britanniques avaient tué ou emprisonné la plupart des leaders politiques et militaires palestiniens. En 1947, quand les premières actions sionistes ont été mises en oeuvre, sachant que le mandat britannique allait prendre fin, la société palestinienne avait été rendue totalement inoffensive et sans défense. Je pense que cela a contribué à l’incapacité des Palestiniens à résister, un an plus tard, en 1948, au nettoyage ethnique de la Palestine.
- Votre travail d’historien a permis de lever le voile sur la plupart des mythes construits autour d’Israël. Parmi ces mythes, celui qui prétendait qu’Israël avait été créé car il était écrit dans la Bible que cette terre avait été donnée au peuple juif. Pouvez-vous nous parler de Teodor Herzl, connu comme le fondateur du sionisme, qui n’était pas du tout religieux et ne parlait d’ailleurs même pas yiddish ?
Effectivement, un des éléments du sionisme est habituellement oublié par les historiens : le mouvement a été créé pour séculariser la vie juive. À partir de là, il est impossible d’utiliser la Bible pour justifier l’occupation de la Palestine. J’ai pris pour habitude d’appeler le sionisme le mouvement de ceux qui ne croient pas en Dieu mais à qui Il a tout de même promis la Palestine.
Je pense que c’est une composante essentielle des problèmes internes à la société juive israélienne aujourd’hui. Il faut aussi noter que même avant Herzl certaines personnes se considéraient comme sionistes mais étaient totalement conscientes de la présence de Palestiniens en Palestine.
Ceux-là n’envisageaient pas la Palestine de la même manière et imaginaient des solutions différentes pour le problème de l’insécurité des Juifs en Europe. Pour Ahad Ha’Am4, par exemple, la Palestine aurait pu être un centre spirituel et les Juifs qui ne se sentaient pas en sécurité en Europe devaient en partir ou s’installer dans des pays européens où ils ne seraient pas en danger.
Mais les chrétiens sionistes, qui existaient déjà à l’époque, les en ont empêché. Eux croyaient que le retour des Juifs en Palestine faisait partie d’un plan divin. Ils voulaient absolument que les Juifs retournent en Palestine car cela accélérerait la seconde venue du Christ. Et comme ils étaient également antisémites, cela leur permettait de faire d’une pierre deux coups : ils se débarrassaient en même temps des Juifs d’Europe.
Il est primordial de revenir sur cette période pour comprendre que la formidable force créée par l’association de l’impérialisme britannique, du christianisme sioniste et, évidemment, du nationalisme juif n’a laissé que très peu de chances aux Palestiniens quand la machine s’est mise en route à la fin du XIXème siècle.
- Vous avez raison d’ajouter la notion d’antisémitisme à ce cocktail. Lord Balfour et une majorité des dirigeants politiques de l’époque préféraient que les Juifs aillent vivre en Palestine car ils n’en voulaient pas en Angleterre ni dans le reste de l’Europe.
Nous parlions, un peu avant cette entretien, de la manière dont le savoir est transmis, de l’enseignement en général et de l’histoire en particulier. Si l’histoire, qui a une importance capitale, était correctement enseignée cela permettrait sans doute de faire avancer la lutte pour la justice en Palestine, non ?
Comme je le disais plus tôt, si vous ne remettez pas les événements dans leur contexte historique, si vous n’avez aucune connaissance des faits du passé, des racines du conflit alors vous acceptez l’image négative que le monde et les Israéliens donnent des Palestiniens. Par exemple, l’invention du terrorisme palestinien par les Israéliens et les pays occidentaux, un terrorisme qui ne viendrait de nulle part. Ils disent : « On ne sait pas pourquoi ces gens sont violents, peut-être parce qu’ils sont musulmans, peut-être que c’est leur culture politique », etc…
Mais si vous connaissez l’histoire, vous pouvez vous mettre à la place des Palestiniens et dire : « Attendez une minute, moi je comprends les racines de cette violence, je comprends comment elle est née. Qu’on vienne prendre ma maison est en soi un acte violent. Que j’ai eu raison ou tort d’essayer de résister par la violence, cette violence est née en réaction à la violence de l’invasion de mon espace, de l’endroit où je vis. Et si, en plus, cette invasion est accompagnée d’un désir de se débarrasser de moi, physiquement, qu’est-ce que je peux faire d’autre ? »
La dimension historique est donc importante pour mieux comprendre pourquoi le conflit perdure. Mais il ne faut également pas perdre de vue que nous n’arriverons jamais à changer l’opinion politique sur la question palestinienne si nous n’expliquons pas aux gens comment les informations qu’on leur transmet sur la situation sont manipulées. Cela est essentiel car il faut pouvoir comprendre comment certains mots sont utilisés comme « processus de paix », et comment certaines idées sont véhiculées comme « Israël est la seule démocratie au Moyen Orient » ou le « primitivisme palestinien ».
Il faut être conscient que ce langage est un moyen de manipuler l’information et de fabriquer une image, une opinion tellement forte qu’aucune autre ne pourra émerger.
Je pense donc qu’il faut à la fois connaitre l’histoire du lieu mais aussi comprendre la puissance du récit, de la manière dont on nous raconte l’histoire, comment elle est (re)construite, comment elle est manipulée. Si l’on est conscient de cela on peut alors réfléchir aux moyens de questionner cette version, de la mettre en cause.
Par exemple, les Israéliens arrivent toujours à faire croire que ce territoire, même s’il n’était pas vide, était rempli de gens qui n’avaient pas vraiment de liens ou de connexions avec le lieu, du coup, ils perdent la légitimité de revendiquer cette terre.
Ils perdent leur légitimité puisqu’ils n’y tenaient pas vraiment, ils n’étaient pas vraiment là, ils étaient des bédouins en quelque sorte, des nomades. Et puis ils perdent leur légitimité parce qu’ils sont violents. Et puis après le 11 septembre 2001, ils perdent leur légitimité parce qu’ils sont musulmans.
On nous ressert continuellement cette litanie d’idées et de mots pour nous convaincre que quoi que les Israéliens fassent, il importe peu que vous ne soyez pas d’accord, puisque de toutes façons il n’y a personne de légitime en face pour proposer autre chose. Tout dépend alors de la gentillesse des Israéliens.
Si vous étudiez attentivement le discours en vigueur depuis Oslo, vous verrez qu’il s’agit uniquement de concessions israéliennes. On ne parle que de « concessions ». Les Israéliens vont faire des concessions et peut-être il y aura la paix. Si l’on se base là-dessus, il n’y aura jamais de réconciliation. J’ai envahi votre terre et pris votre maison mais je suis assez généreux pour vous laisser revenir pour prendre votre canapé et aller vous installer ailleurs. Ce n’est pas vraiment un discours propice à la résolution d’un conflit, c’est même encore plus humiliant que l’invasion elle-même.
- Le point de vue des historiens ne peut être que subjectif, non ? Par exemple, comment Benny Morris et vous-même pouvez-vous être d’accord sur les événements de 47/48 et arriver à des conclusions si différentes ?
Il y a tout d’abord une base factuelle que nous devons tous connaitre. Il est d’ailleurs très bien que Benny Morris ait finalement affirmé qu’il fallait arrêter de dire que les Palestiniens étaient partis de leur plein gré en 1948. C’était un débat sur des faits : sont-ils partis volontairement ou ont-ils été expulsés ? En fin de compte, l’impression que laisse ce débat et qu’il ne posait pas la question la plus importante puisque avant que les historiens apparaissent en Israël, nous savions que les Palestiniens se faisaient expulsés.
C’est juste que nous ne croyions pas les Palestiniens. Cinq millions de réfugiés palestiniens nous répétaient : « Nous avons été expulsés » et nous répondions : « Non, vous êtes Palestiniens, nous ne vous croyons pas. »
C’est seulement lorsque les historiens israéliens ont eu des documents qui confirmaient ce que disait les Palestiniens et ont dit : « Vous savez quoi ? Ils ne mentent pas » qu’on les a finalement cru.
C’était seulement un premier pas car le plus important n’était pas de savoir ce qu’il s’était passé mais quels enseignements on en tirait, quelles étaient nos conclusions. Là se posait alors un débat moral et idéologique. Faire croire que les historiens ne doivent s’en tenir qu’aux faits et ne pas prendre position sur leurs conséquences, donc être objectifs, est totalement artificiel. D’ailleurs, nous voyons dans les travaux de Morris qu’un historien peut prendre des positions contradictoires en s’appuyant sur les mêmes faits.
Il écrit, dans son premier livre, qu’il est un peu désolé pour ce qu’il s’est passé en 48, et dans son dernier, qu’il regrette que les Israéliens n’aient pas terminé le nettoyage ethnique. Il se base sur la même analyse factuelle mais les livres sont écrits de manières très différentes. On n’aime pas du tout l’idée de nettoyage ethnique, l’autre le justifie, pas seulement comme une stratégie nécessaire dans le passé mais également comme une excellente stratégie future.
- Vous avez déménagé à Exeter, Royaume-Uni en 2007, mais vous retournez régulièrement en Israël ; comment la situation a-t-elle évoluée là-bas ces dernières années ?
Changer la société juive de l’intérieur est un pari formidable car elle semble être de plus en plus ancrée sur ses positions. Plus j’y pense, plus l’idée de réussir à gagner ce pari me décourage. La tendance en Israël aujourd’hui est à toujours plus de chauvinisme, d’ethnocentrisme et d’intransigeance. Ce qui prête à penser que c’est peine perdue d’imaginer la paix et la réconciliation en ne comptant que sur un changement en interne. Cependant, de plus en plus de jeunes israéliens semblent en mesure de pouvoir poser un regard différent sur la réalité de leur pays. Ils sont encore très peu nombreux mais je n’ai pas souvenir d’un tel phénomène en Israël. Alors, même si les chances de changer la société de l’intérieur sont très minces, l’existence de cette génération nous permet d’espérer, qu’avec une pression extérieure, elle sera capable, dans le futur, de créer une société différente.
- Devons-nous alors concentrer nos efforts sur cette pression extérieure ou devrions-nous continuer d’essayer de discuter avec les Israéliens pour tenter de les faire changer de positions ?
C’est une question que nous nous posons uniquement parce que, sur le terrain, la machine à détruire ne s’arrête pas une seconde. On ne peut donc pas se permettre d’attendre plus. Le temps n’est pas de notre côté. Nous savons que pendant que nous tergiversons il se passe des choses terribles. Nous savons également qu’il y a corrélation entre ces choses-là et la prise de conscience des Israéliens qu’ils devront payer pour leurs exactions. Si ça ne leur coûte rien, ils vont même accélérer le processus de nettoyage ethnique. Il nous faut donc à la fois trouver le moyen de mettre un terme le plus rapidement possible à ce qu’il se passe, en ce moment même, sur le terrain, et la stratégie qui permettra d’empêcher les crimes futurs. Nous avons besoin d’un puissant modèle de pression extérieure, et je pense qu’en ce qui concerne la société civile, le mouvement BDS5 est le plus efficace et le plus à même de jouer ce rôle de catalyseur. Je pense que deux facteurs additionnels pourront en assurer le succès. Le premier est l’urgence, pour les Palestiniens, de régler la question de leur représentation. Deuxièmement, il est nécessaire que soit mis en place, à l’intérieur d’Israël, un système éducatif qui prenne le temps d’apprendre aux Israéliens qu’une réalité différente est possible et les bénéfices qu’ils en retireront. Si tous ces facteurs s’additionnent correctement, s’imbriquent d’une manière cohérente pour permettre une approche plus holistique de la question de la réconciliation, alors les choses pourraient changer.
- En tant que professeur, ne seriez-vous pas plus utile en Israël qu’à l’étranger ? Pourriez-vous être le professeur que vous êtes au Royaume-Uni en Israël ?
Je vais vous dire, que ce soit au Royaume-Uni ou en Israël, je ne pense pas vouloir être un professeur d’université. Les universités ne sont pas les meilleurs endroits pour enseigner la réalité de la vie aux gens, ni pour ouvrir leurs horizons ou changer leur vision du monde. Les universités sont aujourd’hui des passages obligés pour faire carrière, plus pour le savoir ou l’éducation. Dans tous les cas, j’enseigne également en Israël, à ma manière, par le biais des articles que j’écris ou des quelques conférences qu’on m’autorise à donner. Et j’entends bien poursuivre cela. J’ai le sentiment que mon travail en Grande- Bretagne a un impact plus important sur cette « pression de l’extérieur » que sur l’éducation. Il est impossible de porter une campagne BDS sans expliquer aux gens pourquoi cela est nécessaire. Il faut leur donner le bagage historique et les outils qui leur permettront de comprendre le mouvement. C’est la manière de le légitimer. Nous sommes constamment à la fois éducateurs et activistes et il est important de trouver le bon équilibre pour pouvoir accorder du temps à ces deux rôles. Il ne faut pas s’impatienter si les gens ne comprennent pas tout tout de suite, mais au contraire faire preuve de la plus grande patience et expliquer notre point de vue encore et encore, jusqu’à être compris.
- La question de la solidarité m’intéresse tout particulièrement en ce moment. Quel est son sens réel ? Qu’est-ce que cela signifie d’être solidaire en tant que non-Palestinien ? Avec qui sommes-nous solidaires ? Pour essayer de répondre à ces questions je m’en pose une autre : imaginons que la personne qui représentera les Palestiniens accepte un État sur 11% de la Palestine historique et décide de mener une politique néo-libérale. Comment puis-je être solidaire d’une telle décision ?
Tout d’abord, vous êtes solidaires avec les victimes d’une certaine politique et d’une certaine idéologie même si ces victimes ne sont pas représentées. Vous êtes solidaires avec leur souffrance et soutenez leur tentative d’en sortir. Maintenant, vous soulevez une question intéressante. Je pense que la solidarité est, dans une certaine mesure, comparable à une relation d’amitié. En tant qu’ami vous pouvez dire à vos amis que vous comprenez ce qu’ils essaient de faire mais que vous pensez qu’ils se trompent.
Nous, qui sommes solidaires avec le peuple palestinien, nous trouvons en désaccord avec nos bons amis qui soutiennent toujours le processus de paix et la solution à deux États. Une des choses que nous devons faire est de leur dire que nous pensons qu’ils ont tort.
L’hypothèse que vous posez dans votre question n’est pas réaliste. Pas un seul Palestinien n’accepterait ces conditions. Mais imaginons tout de même que cela arrive, à ce moment là peut-être nous faudra-t-il effectivement repenser entièrement l’idée de solidarité. Ce sont des questions fondamentales qui émergent de la situation, elles ne sont pas nouvelles. Si vous prenez position sur la solution à un ou deux États ou sur les moyens de défense que les Palestiniens devraient adopter, alors vous êtes en connexion avec les problématiques devant lesquelles se trouvent les Palestiniens eux-mêmes, vous êtes avec eux. Vous trahiriez votre solidarité si vous arrêtiez de vous poser ces questions, actuelles et importantes, et de prendre position.
Je sais qu’il y a parfois une tendance nationaliste qui veut que si vous n’êtes pas Palestinien vous n’avez pas de commentaires à faire ni à prendre part aux débats. Ce n’est pas mon avis. Quelles sont les limites à l’implication des gens de l’extérieur ? Je pense qu’il n’y pas de réponse dogmatique à cette question. La plupart du temps, si quelqu’un dit que vous ne pouvez pas soutenir la solution à un État si vous n’êtes pas Palestinien ou Israélien, ce n’est que pour étouffer le débat. Il ne faut pas perdre trop de temps sur cette question. Je pense que toutes les personnes impliquées aujourd’hui savent ce qu’être solidaire signifie et ce que cela vous autorise à faire ou à ne pas faire.
- Parlons de la « solution », il y a-t-il vraiment débat aujourd’hui entre un ou deux États ? Il semblerait que pour les institutions internationales la seule alternative possible aujourd’hui soit la solution à deux États. Quand on parle d’un seul État, les gens nous disent utopiste ou opposé à l’auto-détermination des Juifs. Même les soi-disant représentants politiques palestiniens continuent de soutenir la solution à deux États malgré la situation sur le terrain. La solution la plus rationnelle et humaine, qui serait un seul État, n’est toujours pas pensée ni débattue en termes de mise en oeuvre pratique ni du chemin à emprunter pour y parvenir.
Il y a deux paramètres importants à mon avis. Le premier est la question de la représentativité palestinienne. Ceux qui prétendent représenter les Palestiniens de Cisjordanie sont considérés comme les représentants de tous les Palestiniens. La solution à deux États est effectivement très intéressante pour les Palestiniens de Cisjordanie, cela pourrait mettre un terme au contrôle militaire de leurs vies. Et nous pouvons comprendre qu’ils préfèrent ça. Cependant, cela ne tient pas compte des autres Palestiniens, ceux de Gaza, les réfugiés, ceux qui vivent en Israël.
C’est une des difficultés. Certains groupes palestiniens croient, à mon avis à tort, que ce serait le moyen le plus rapide de mettre un terme à l’occupation. Je ne le pense pas. Les accords d’Oslo ont assuré la pérennité de l’occupation, pas sa fin.
Le second paramètre est que la solution à deux États s’inscrit dans une certaine logique. C’est une idée très occidentale, l’idée de partition. Une invention colonialiste qui a été appliquée en Inde, en Afrique. Alors la solution à deux États est devenue une sorte de religion, au point qu’elle n’est même plus remise en question. Je trouve personnellement très surprenant que même des personnes très intelligentes aient adopté cette religion. Si vous en questionnez la rationalité, vous êtes critiqué et attaqué. C’est pour cela que beaucoup, en Occident, maintiennent cette position. Rien de ce qu’il se passe sur le terrain ne pourrait les faire changer d’avis. Pourtant vous avez raison, il suffit d’aller sur le terrain cinq minutes pour réaliser que la solution à un État est déjà en place. C’est le régime qu’il faut changer. Parce qu’il n’est pas démocratique, c’est un régime d’apartheid. Il n’est pas nécessaire de réfléchir à une solution à deux États, il suffit de réfléchir aux moyens de changer le régime, à la manière de modifier les relations entre les deux communautés et de faire bouger la structure du pouvoir en place.
- Comme vous l’avez dit, de nombreuses personnes très intelligentes et très rationnelles continuent de dire que le passage par deux États est une étape obligatoire et inévitable vers quelque chose de mieux. J’ai assisté à de nombreuses conférences sur le sujet et je ne comprends toujours pas comment cela pourrait être possible en pratique.
Encore une fois, cela repose sur une vision occidentale très rationnelle de la réalité. L’idée est que l’on peut seulement prétendre à ce que l’on peut avoir pas à ce que l’on voudrait avoir. En ce moment, il semble y avoir une coalition tellement importante autour de la solution à deux États que les gens s’y associent sans même en évaluer les dimensions morale et éthique. C’est comme la blague juive de l’homme qui perd sa clé et ne la cherche que là où il y a de la lumière, pas à l’endroit où il l’a égarée. La solution à deux États est la lumière, pas la clé. Il y a de la lumière, allons-y ! C’est sûrement une question d’éclairage. On nous dit que c’est une idée très raisonnable. Bien sûr c’est raisonnable, jusqu’à un certain point. Mais c’est totalement insensé parce que ça n’a rien à voir avec le conflit. Ça a à voir avec cette idée qu’Israël a émise en 1967 et veut faire accepter au monde : nous avons besoin de la grande majorité du territoire que nous avons occupé mais sommes prêts à accorder une certaine autonomie aux Palestiniens sur ce territoire.
Voilà sur quoi porte le débat en Israël, jamais sur les principes fondamentaux.
Israël a toujours eu besoin du support international, que ses politiques soient validées (rubber stamped)tamponnées par la communauté internationale. Les Israéliens ont également besoin d’un représentant palestinien. En 1933, l’OLP 6 les a surpris en acceptant de garder une petite région autonome en Cisjordanie et de leur céder tout le reste. Voilà la solution à deux États que l’on nous vend comme l’unique issue. Le problème c’est qu’aucun palestinien ne peut vivre dans ces conditions. Alors le conflit se poursuit.
- Voilà dix ans qu’Edward Saïd est décédé, il était, avec Mahmoud Darwich, un des derniers modèles pour le peuple palestinien. Je sais que vous le connaissiez bien, alors est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots sur votre ami Edward Saïd et sur le rôle qu’il a joué ?
Il nous manque énormément, c’était un des plus brillants esprits de la deuxième moitié du XXème siècle. Je pense qu’il n’inspirait pas que les Palestiniens mais nous tous sur les questions de savoir, de moralité, d’activisme. Son approche holistique nous manque, sa capacité à analyser les choses dans leur ensemble. Quand on n’a pas quelqu’un comme lui, capable de faire cette analyse globale, on se retrouve à la merci de gens qui font de la fragmentation qu’Israël impose sur les Palestiniens une réalité immuable. Ce que nous devons faire, et ce serait un bel hommage à Edward, c’est dépasser les clivages intellectuels, physiques et culturels qu’Israël nous impose, à nous Israéliens et Palestiniens, et de tout faire pour revenir à quelque chose de plus organique, fondamental, essentiel pour permettre un futur commun à la troisième génération de colons juifs et de palestiniens autochtones.
- Dernière question, Ilan, est-ce que vous travaillez sur un nouveau livre en ce moment ?
Sur plusieurs en fait. Un va sortir l’hiver prochain et s’intitule The Idea Of Israël7. C’est une étude de l’histoire de la production du savoir en Israël. Un autre, qui analyse l’histoire israélienne de l’occupation de la Cisjordanie et a pour titre Mega Prison of Palestine, sortira en 2015.
- Référence :
http://lemuradesoreilles.files.wordpress.com/2013/12/fr-ilan-pappe.pdf, sur le site Le mur a des oreilles.La version d’origine (audio) et sa transcription (anglais) : The Machine Of Destruction Does Not Stop For One Day.
- On pourrait traduire cela par Hors Cadre, ce livre n’a pas été traduit en français. À noter que le sous-titre de ce livre est : Combat pour la liberté académique en Israël.
- Mouvement paramilitaire israélien actif sous le mandat britannique entre 1920 et 1948, devenu plus tard la Force de Défense Israéliennes (IDF), ndt
- Asher Ginzburg de son vrai nom, ndt
- Boycott, Désinvestissement et Sanctions, appel lancé par la société civile palestinienne en 2005, ndt
- Organisation de Libération de la Palestine
- Aux éditions Verso