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Édition du 1er au 15 janvier 2025

Tous des sauvages, par Robert Fisk

A considérer son ennemi comme un sauvage, on finit par le devenir soi-même. Une tribune de Robert Fisk, publiée le 8 mai 2004 dans The Independant4.

Si l’on vous apprend à mépriser l’ennemi, à lui dénier toute humanité, vous allez, lorsque l’occasion vous sera donnée, cesser d’être humain vous-mêmes.

A peine six mois avant la déclaration de la Première Guerre mondiale, ma grand-mère, Margaret Fisk, offrit à William, mon père, un livre de 360 pages sur l’aventure impériale intitulé : Tom Graham VC, histoire de la guerre afghane1. « Pour Willie, de la part de sa mère », avait-elle écrit au crayon, d’une écriture épaisse, à l’intérieur de la page de couverture. « Willie » devait avoir à peine 15 ans à l’époque.

C’est seulement en 1992, à la mort de mon père que j’ai hérité de ce livre avec sa belle couverture cartonnée, avec, gravée en relief, une Croix Victoria, et c’est seulement le mois dernier que j’ai lu ce livre. Une aventure écrite par William Johnston et publiée en 1900. Le livre raconte l’histoire du fils d’un propriétaire de mines qui grandit à Seaton, un port du nord de l’Angleterre. A la suite d’un revers de fortune inattendu de son père, l’enfant fut contraint de quitter l’école, de s’engager comme commis dans un bureau, puis il rejoint l’armée britannique avant l’âge requis. Tom Graham est alors incorporé dans une unité britannique dans le comté de Cork, dans le sud-ouest de l’Irlande – il embrasse même la Blarney Stone2, puis il est envoyé en Inde et sur le front de la Seconde Guerre Afghane où il est officiellement nommé sous-lieutenant d’un régiment écossais. Avant de partir pour l’armée, debout devant la tombe de son père dans le cimetière local, Tom jure que sa vie sera celle d’un homme « honnête, irréprochable et loyal. »

L’histoire dans ce livre reflète parfaitement la génération de mon père. C’est une histoire raciste, d’une gaieté exubérante, mettant en évidence l’héroïsme des Britanniques et la sauvagerie des Musulmans. L’assassinat – réel – du personnel de l’ambassade britannique à Kaboul en 1879 entraîna une riposte de la part des militaires britanniques et c’est ainsi que Tom Graham débarque en Afghanistan avec son régiment. Quelques jours plus tard, Tom braque sa baïonnette « droit sous le museau », puis sur la poitrine d’un Afghan, « un géant au teint basané et aux yeux brillants de haine. » Dans la vallée du Kuruum, Graham repousse des « indigènes en colère, enivrés par la luxure et le pillage. » L’auteur souligne que chaque fois que les troupes britanniques tombaient entre les mains des Afghans « leurs corps étaient affreusement mutilés, indignement traités par ces démons d’apparence humaine. » Les Afghans sont tour à tour traités de « scélérats », de « bandits », et bien sûr ce sont « des démons d’apparence humaine ».

Le texte n’est pas seulement raciste, il est aussi contre l’Islam. L’auteur pontifie : « le jeune lecteur ignore peut-être que le seul but de tout Afghan engagé dans la guerre de 1878 à 1880 était de réduire en morceaux tout hérétique qu’il pouvait trouver sur son chemin. Plus il maltraitait l’infortuné Anglais, plus son bonheur au Paradis serait suprême. » Après que Graham ait été blessé à Kaboul, les Afghans – selon les termes du médecin militaire irlandais – étaient devenus « d’affreux scélérats, de sales nègres. » Un officier de l’artillerie britannique encourageait vivement ses hommes à tirer sur une foule d’Afghans rassemblés, en assurant que le feu du canon « dissiperait les mouches. »

Il est aisé de constater comment dans le monde de gens « honnêtes, irréprochables et loyaux », dans lequel vivait mon père, les Britanniques avilissaient l’ennemi. Bien que la bravoure des Afghans soit çà et là mentionnée, l’auteur n’essaie pas de justifier leurs actions. L’idée que les Afghans ne veulent pas que des étrangers envahissent et occupent leur pays n’est pas même suggérée dans le livre.

Mais il est vrai que l’Histoire n’est pas agréable aux libéraux d’aujourd’hui. J’ai dans ma bibliothèque un autre livre datant de la même époque, une biographie sérieuse et réfléchie de Henri Mortimer Durand, l’homme qui traça la ligne Durand entre l’Afghanistan et l’Empire Britannique des Indes. Dans ce livre, on peut lire la copie d’une lettre envoyée de son vivant par Durand à la sœur de son biographe. Le 12 décembre 1879, se souvient-il, « deux escadrons du 9e Lancers reçurent l’ordre d’attaquer une importante unité afghane, tout en économisant nos armes. L’attaque échoua et plus tard on trouva certains de nos morts affreusement mutilés par des couteaux afghans … J’ai tout vu. »

Les choses sont claires. Les Afghans ont effectivement fait subir des sévices aux jeunes Britanniques – plus tard des ouvrages historiques précisèrent sur quelles parties des corps étaient portées les mutilations auxquelles les auteurs faisaient allusion. Tout comme des Irakiens tranchèrent la tête d’un mercenaire américain à Fallouja, le 30 mars dernier et pendirent les restes calcinés avec ceux d’un autre mercenaire, les attachant à la poutre d’un vieux pont de chemin de fer britannique au dessus de l’Euphrate. Nos ennemis sont des sauvages. Et nous le sommes pareillement. On commence par apprendre à haïr nos ennemis, puis on les traite comme des bêtes, ensuite on hurle notre colère, prenant notre revanche quand nos ennemis nous y obligent en se conduisant exactement comme nous supposons qu’ils le feraient. C’est alors que nous les torturons et que nous les humilions.

L’équivalent moderne de Tom Graham VC, c’est Hollywood et sa façon pernicieuse et raciste de présenter les Arabes et les Musulmans. Comme on pouvait s’y attendre, le 11 septembre 2001, nos ennemis s’avérèrent aussi effroyables que nos films les présentaient. Un jour, une étude sérieuse pourrait nous amener à comprendre comment les pilotes assassins se sont construits en s’inspirant de la version hollywoodienne de leur nature impitoyable.

Mais il n’est pas difficile de comprendre comment les voyous américains qui ont brutalisé des Irakiens à la prison d’Abou Ghraib ont acquis la cruauté dont ils ont fait preuve. Les « Born-again Christians »3 qui sans aucun doute souhaitent être vus publiquement comme menant une vie de « personnes honnêtes, irréprochables et loyales », traitent les Irakiens comme des « démons d’apparence humaine », des « fanatiques », des « mouches ». Paul Bremer, le représentant américain en Irak n’avait-il pas présenté les ennemis de l’Amérique comme des « irréductibles », des « jusqu’au-boutistes », des « terroristes » ? Quand la jeune femme impliquée dans les tortures s’est étonnée de tout le tapage fait autour des exactions, j’ai immédiatement compris sa réaction. Non pas parce que ce qu’elle faisait était de la routine – bien que ce fut le cas – mais parce que c’est ainsi qu’on lui avait ordonné de traiter ces prisonniers irakiens. N’avaient-ils pas tué des soldats américains, piégé des voitures, assassiné des écoliers ? Hollywood devient la réalité.

Peut-être vous ne pensez pas que l’industrie du divertissement a de l’influence sur les jeunes, vous pensez que Tom Graham VC n’a pas plus d’influence sur un jeune Anglais, qu’Hollywood ne pervertit l’esprit des geôliers américains à la prison d’Abou Ghraib. Eh bien, vous avez tort. Car Bill Fisk – le « Willie » de cette dédicace vieille de près d’un siècle – fut lui aussi retiré de l’école d’une petite ville portuaire du nord de l’Angleterre, parce que son père n’avait plus les moyens de subvenir à ses besoins. Il fut commis dans un bureau à Birkenhead. Dans quelques lignes rédigées avant sa mort, Bill se souvenait qu’il avait essayé de s’engager dans l’armée britannique avant l’âge requis, qu’il était allé à la caserne Fulwood à Preston pour rejoindre la Royal Field Artillery le 15 août 1914, onze jours après la déclaration de la Première Guerre mondiale et presque exactement six mois après que sa mère lui eut offert le livre racontant l’histoire de Tom Graham. Ayant réussi à s’engager deux ans plus tard, Bill Fisk, lui aussi, alla rejoindre un bataillon britannique dans le comté de Cork. De cette époque, j’ai même une photo jaunie, à l’encre sépia, photo sur laquelle on le voit embrasser la pierre Blarney. Deux ans plus tard, en France, mon père fut nommé sous-lieutenant dans le King’s Liverpool Regiment. Ne suivait-il pas consciemment, la vie fictive de Tom Graham ?

Non, Bill Fisk n’a pas torturé de prisonniers – à la fin de la Première Guerre mondiale, il refusa avec dignité de commander un peloton d’exécution à qui on avait donné l’ordre d’exécuter un soldat australien accusé de meurtre. Mais n’allez pas me dire que nous ne sommes pas conditionnés par ce que nous lisons et par ce que nous voyons au cours de notre enfance. Toute sa vie, Bill Fisk a parlé de « Nègres », il a dévalorisé les Irlandais et évoqué le « Péril Jaune », considérant la Chine comme le plus grand danger pour le monde. C’était un homme de l’époque victorienne. J’ai bien peur que les Américains qui ont torturé des Irakiens soient des créatures de notre siècle. Si l’on vous apprend à mépriser l’ennemi, à lui dénier toute humanité, vous allez, lorsque l’occasion vous sera donnée, cesser d’être humain vous-mêmes.

Robert Fisk

  1. The Victoria Cross : la plus prestigieuse décoration militaire, créée en 1856 par la reine Victoria et attribuée à un membre des troupes britanniques ou du Commonwealth pour un acte de courage exceptionnel en présence de l’ennemi, ou, depuis 1858, en cas de danger extrême. Les titulaires font suivre leur nom de VC.
  2. Blarney : Village et château du comté de Cork à 5 km de Cork. Le château de 1440 aux murs particulièrement épais a été assiégé par les troupes de Cromwell et de Guillaume III. Une pierre gravée, le Blarney Stone, située à l’extérieur sous les créneaux, a la réputation de conférer à ceux qui l’embrassent le don d’éloquence et de persuasion.
  3. Born-again Christians : littéralement, les « Chrétiens nés une seconde fois », mouvement de l’Eglise évangelique auquel appartient le président Bush.
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