Le 12 juin 1957, Alleg se rend au domicile de Maurice Audin pour une rencontre de routine, sans savoir que les parachutistes sont dans la place, venant justement d’arrêter Audin. Il est à son tour appréhendé, emmené à El Biar, dans un immeuble de sinistre réputation, puis immédiatement torturé.
L’épouse d’Henri Alleg, Gilberte, est consignée au domicile familial pendant plusieurs jours. Dès qu’elle est libre de ses mouvements, elle contacte un avocat communiste, Me Germain Dreyfus, puis rencontre des personnalités algéroises, dont Mgr Duval, archevêque d’Alger. Elle écrit, beaucoup. Son activité devient gênante pour les tortionnaires et leurs complices : elle est expulsée d’Algérie.
En métropole, elle continue, bénéficiant du relais des milieux communistes et du Secours populaire. Le 16 juillet, soit un peu plus d’un mois après l’arrestation, Jacques Duclos interpelle le gouvernement et cite pour la première fois à la tribune de l’Assemblée nationale les cas indissociables de Maurice Audin et d’Henri Alleg. Ce dernier, avait eu le temps de rédiger un récit circonstancié de son arrestation et des tortures qu’il avait subies, sous la forme d’une plainte au procureur général d’Alger, M. Reliquet. Cette lettre est publiée par L’Humanité le 30 juillet 1957. Le quotidien est saisi1. Le PCF reprend alors les termes de cette lettre dans un tract de masse, intitulé « Un document accablant ». Dès lors, L’Humanité consacre régulièrement des articles à l’affaire qui commence : « Interdiction aux avocats de voir Henri Alleg » (5 août) ; « Le procureur général d’Alger a en main la plainte d’Henri Alleg » (7 août) ; « L’affaire Henri Alleg » (10 août) ; « Veut-on faire disparaître toutes les traces de l’affaire Henri Alleg ? » (16 août), « Henri Alleg enfin confronté avec des parachutistes qu’il accuse » (21 août), etc.
Mais le communiste Henri Alleg n’appartient pas à l’appareil communiste. Son épouse prend des contacts avec la Ligue des Droits de l’Homme dont le président, Émile Kahn, écrit à Robert Lacoste. Au cours du second semestre de 1957, le grand public, grâce à une presse qui n’est pas unanimement aux ordres, est informé des pratiques dont a été victime l’ancien directeur d’Alger Républicain. Le 2 août, L’Express et Le Monde publient une lettre de Gilberte Alleg qui reprend le récit de l’affaire. François Mauriac dénonce à son tour « l’effrayant dossier » dans L’Express du 23 août. Même la presse habituellement favorable aux thèses du maintien de l’Algérie française évoque l’affaire : le 13 août, l’écrivain catholique Louis Martin-Chauffier publie dans Le Figaro un billet dénonçant la torture. France-Soir, le plus grand quotidien national, s’interroge.
L’affaire prend une dimension internationale avec la publication d’articles, au même moment, dans le New York Herald Tribune aux États-Unis et The Observer en Angleterre (12 août).
Contrairement à ce qui est couramment pensé, il y eut donc bien une affaire Henri Alleg avant la parution de La Question. C’est d’ailleurs cette popularisation de 1957 qui seule explique le succès foudroyant du livre en 1958.
Car il faut faire plus encore : rassembler tous les éléments du récit en un ouvrage. La genèse de la publication de ce qui deviendra La Question est à présent bien connue.
L’homme du coup de pouce initial est l’avocat d’Alleg, Me Léo Matarasso. C’est lui qui, profitant de ses visites à la prison Barberousse, à Alger, avait déjà suggéré à un prisonnier guère convaincu à l’origine de rédiger un récit détaillé de son incarcération et des violences subies. Henri Alleg s’exécute cependant, et son avocat sort le document feuille par feuille. Le tout étant évidemment strictement illégal. C’est ensuite Gilberte Alleg qui se charge de taper ce texte manuscrit.
Une fois ce récit assemblé, il faut choisir un éditeur. Me Matarasso évoque ce projet avec Léon Feix, membre du Bureau politique du PCF, et Élie Mignot, collaborateur du Comité central. La première idée est de solliciter le Secours populaire. Me Matarasso, une fois de plus, a un rôle décisif : il convainc ses camarades de porter le choix sur un éditeur totalement indépendant du PCF, au nom de l’efficacité, de l’élargissement de l’audience. Cette maison, c’est, presque naturellement, les Éditions de Minuit, qui poursuivent alors contre la guerre d’Algérie un combat commencé durant l’occupation. Son directeur, Jérôme Lindon, reçoit un premier jeu de feuillets, puis la totalité, apportés par Gilberte Alleg en personne, accompagnée de Me Matarasso2. C’est Lindon qui propose de substituer au titre originel, très descriptif, Interrogatoire sous la torture, celui de La Question, référence évidente à la torture pratiquée au Moyen Âge, mais aussi à l’affaire Dreyfus.
L’ouvrage sort des presses le 12 février 1958, est mis en vente une semaine plus tard. L’écho est immense et immédiat. Dans L’Express, Jean-Paul Sartre signe un de ses écrits militants les plus forts, qu’il intitule « Une victoire » : « Alleg nous épargne le désespoir et la honte parce que c’est une victime qui a vaincu la torture »3. Ce texte ajoutera encore à l’écho du livre. On sait qu’il sera repris comme préface aux éditions ultérieures. Le reste de la presse parle énormément de cette parution. Un autre grand intellectuel de gauche, Edgar Morin – qui se trouvait avoir été le « meilleur copain » d’Alleg au lycée4 –, lui consacre une rubrique dans France-Observateur : « Ce livre est le livre d’un héros pour avoir combattu, résisté, subi le supplice, riposté, dénoncé et finalement pour avoir écrit ce livre »5.
Le premier tirage est de 5.000 exemplaires. La diffusion se fait de façon classique – le réseau de libraires – et militante. En quelques semaines, 66.000 exemplaires sont vendus. Si l’on ajoute à cela que ce livre était porté par un réseau, la plupart du temps informel (on se le prêtait beaucoup, afin d’étendre encore son audience), on peut affirmer que, avant la saisie, plus de 100.000 Français avaient déjà lu La Question.
Le gouvernement Félix Gaillard s’affole. Il fait saisir divers organes de presse qui évoquent le témoignage d’Alleg : France-Observateur, L’Express et France-Nouvelle. Et, puisque, pour cette IVe République à bout de souffle, la meilleure façon de réparer une erreur est d’en faire une plus grosse encore, le gouvernement finit par interdire purement et simplement le livre, le 27 mars, soit après six semaines d’intense diffusion6 .
Cette mesure joignait à l’intolérable – la censure en soi – le manque le plus absolu de sens politique : ce « plus flagrant témoignage de l’imbécillité du pouvoir »7 provoqua un mouvement d’intérêt massif, en France et à l’étranger. Les demandes de traduction affluèrent sur le bureau de Jérôme Lindon : avant la saisie, l’éditeur britannique Calder avait déjà signé un contrat ; après la saisie, il y eut, pour la seule année 1958, 13 autres demandes de traduction en langues anglaise (Etats-Unis), suédoise, hollandaise, japonaise, danoise, italienne, allemande, hongroise, polonaise…
Mais il est hors de question, pour les opposants français à la guerre, de renoncer à faire connaître ce témoignage en France même. Un éditeur-militant anticolonialiste suédois vivant à Lausanne, Nils Andersson8 , le republie immédiatement après son interdiction en France, avec une maquette qui rappelle l’originale, assorti de la préface de Sartre. De plus, de nombreuses copies clandestines circulent.
Début avril, Jérôme Lindon sollicite quelques-uns des plus grands écrivains du moment de signer ensemble une Adresse au président de la République, René Coty. Si les signatures de Mauriac et de Sartre sont attendues, celles de Martin du Gard, qui n’a jamais été un pétitionnaire, et de Malraux, qui avait depuis longtemps pris ses distances avec la gauche française, montrent l’étendue de l’émotion. Par contre, tous les observateurs remarquent l’absence de Camus, alors auréolé d’un Prix Nobel tout récent de littérature (1957), fils de la terre d’Algérie. Sollicité, il refusa sa signature, expliquant qu’il se sentait « définitivement séparé de la gauche et de la droite sur la question algérienne »9.
Quelques mois plus tard, l’avènement de De Gaulle fut, on le sait, diversement interprété. Pour certains, à gauche, le fascisme se profilait à l’horizon. Pour d’autres, dont par exemple François Mauriac, le Général pouvait se débarrasser très vite de ses encombrants soutiens du 13 mai. Concernant l’affaire Alleg, la présence de Malraux, signataire de la Lettre à René Coty un mois auparavant, au premier gouvernement De Gaulle, était un motif d’espoir. Mais le nouveau ministre ne fit rien pour intervenir : ni en faveur d’Henri Alleg lui-même, ni pour la levée de la mesure d’interdiction de son livre.
Pendant ce temps, Henri Alleg était toujours en prison. Ce n’est qu’en février 1959, un an et demi après l’arrestation, qu’une ordonnance de jugement fut émise contre lui et d’autres dirigeants du PCA pour Reconstitution de ligue dissoute et atteinte à la sûreté extérieure de l’État. La peine maximum prévue en ce cas était de dix années d’emprisonnement… et il fut condamné à dix ans.
Fin juin 1960, Henri Alleg, devant être entendu comme témoin dans le procès de l’affaire Audin, fut transféré à Rennes. Se plaignant de troubles de santé, il fut alors placé en centre hospitalier surveillé. Ce qui n’empêcha pas ses camarades communistes de la région d’organiser son évasion, dans la nuit du 2 au 3 octobre 1961.
Quant à Henri Alleg, il passa, clandestinement, en Tchécoslovaquie socialiste.
La Question avait bien mérité de l’histoire de l’internationalisme et de l’humanisme. Même si l’on peut s’interroger – et Henri Alleg était le premier à le faire – sur le fait que des milliers d’autres torturés – algériens – n’eurent pas droit à une même émotion, ce livre a porté toute une partie de la protestation contre la guerre d’Algérie, a permis de faire comprendre à de larges couches de la population jusque là dans une relative ignorance, que la guerre d’Algérie portant la torture comme la nuée portait l’orage, il fallait mettre fin à l’une pour éliminer l’autre.
Lorsqu’il était aux mains de ses bourreaux, Henri Alleg eut avec eux ce dialogue :
« Bon ! alors tu vas crever.
– On saura comment je suis mort, lui dis-je.
– Non, personne n’en saura rien.
– Si, répondis-je encore, tout se sait toujours. »
C’est le prisonnier qui avait raison.
- Rosa Moussaoui & Alain Ruscio, L’Humanité Censuré. 1954-1962, un quotidien dans la guerre d’Algérie, Paris, Le Cherche-Midi, 2012. Voir 5116.
- Jérome Lindon, « Chronologie des faits relatifs à l’édition de “La Question“ », 29 mars 1958, cité par Anne Simonin, Le droit de désobéissance, Les Éditions de Minuit en guerre d’Algérie, Paris, Éd. de Minuit, 2012.
- 6 mars 1958 (numéro saisi), repris in Situations, Vol. V, Colonialisme et néo-colonialisme, Paris, Gallimard, NRF, 1964.
- L’expression est d’Henri Alleg lui-même (Mémoire algérienne, Paris, Stock, 2005)
- 20 février 1958
- Jean-Yves Mollier, « Les tentations de la censure entre l’État et le marché », in Jean-Yves Mollier (dir.), Où va le livre ? Paris, La Dispute, Coll. État des lieux, 2007.
- Jean-Marie Domenach, « La seconde victoire », L’Express, 3 avril 1958
- Damien Carron, « De “La Question“ au “Manuel du militant algérien“ : Nils Andersson, “La Cité : Éditeur“ et la guerre d’indépendance algérienne », in François Vallotton, Livre et militantisme. La Cité Éditeur, 1958-1967, Lausanne, Éd. d’En bas, 2007
- Lettre à Jérôme Lindon, 7 avril 1958, citée par Alexis Berdchavsky, o.c.