Islam et féminisme, par Dounia Bouzar1
[Le Monde du 7 mars 2004]
Place de la femme dans l’islam… Statut de la femme dans l’islam… Jamais autant de choses n’auront été dites sur cette fameuse musulmane. Partout en France, de la rue à l’Assemblée nationale, se sont élevées des voix pour énoncer « ce que dit l’islam sur la femme ».
Les musulmans, les non-musulmans, les intellectuels, tous se sont affrontés dans tous les sens : l’islam dit que les femmes doivent être avant tout de bonnes mères ; mais non, l’islam dit qu’elles doivent avant tout être de bonnes citoyennes.
Dans les foyers aussi, les discussions vont bon train : l’islam dit que tu dois te marier ; mais non, maman, tu n’as rien compris, l’islam dit que je dois d’abord devenir doctoresse.
Justement, il n’y a pas LA femme musulmane, mais DES femmes musulmanes. Et ce qui nous intéresse aujourd’hui – une fois n’est pas coutume – n’est pas de savoir ce que l’islam dit ou ne dit pas, mais de comprendre ce qui fait que certaines lisent plutôt ceci ou plutôt cela dans leur islam.
Pour commencer cette réflexion, il faut abandonner certains réflexes partagés. D’abord, admettre que les musulmans sont des gens comme les autres. Autrement dit, on ne rencontre jamais des cultures ou des religions, mais toujours des individus qui s’en sont approprié différents éléments en constante évolution et interaction les uns avec les autres pour se construire.
Cela signifie que le mari – au hasard – qui « décline de l’islam » pour critiquer sa femme n’est pas « le produit de l’islam » : il s’agit simplement d’une corrélation propre à ce moment-là de son histoire (et de l’histoire sociétale), dans cette situation-là, avec ces interlocuteurs-là.
Enfin, cela nous pousse à reconnaître que si la religion intervient dans les modèles et les normes des rapports hommes-femmes, elle évolue aussi en fonction d’eux. C’est-à-dire que les religions s’interprètent et se vivent en fonction de l’évolution des rapports hommes-femmes, qui eux-mêmes sont influencés par des quantités d’autres facteurs.
Si l’on n’admet pas ces préalables, on réduit l’autre à une définition qui n’est pas la sienne, on lui enlève sa place de sujet, on pense à sa place, le renvoyant à un espace prédéfini au travers duquel tout peut s’expliquer. Réfléchir aux paramètres qui influent sur sa lecture religieuse permet de définir non seulement l’islam que l’on veut, mais surtout le type de musulmanes que l’on veut être. Pour cela, il faut accepter que tout ne se trouve pas dans les textes sacrés.
Soyons clair : ce qui permet avant tout l’émancipation des femmes, ce n’est pas plus le Coran que la Bible ou la Torah en eux-mêmes, mais avant tout le développement économique et social des pays. « La recherche du savoir est une obligation pour tout musulman et toute musulmane » : tel est le hadith (propos du Prophète) préféré des Parisiennes héritières de l’école gratuite et obligatoire de Jules Ferry, alors qu’il est complètement inconnu des filles du pêcheur tchadien, tout aussi musulmanes.
Qu’est-ce qui fait qu’on se ressemble : le fait d’avoir la même religion ou le fait d’avoir la même éducation ? On l’aura compris : c’est l’éducation que nous proposons comme premier paramètre. Toutes les féministes seront d’accord et peuvent – doivent – continuer à définir ensemble les autres principes – sortes d’invariants universels – indispensables à l’épanouissement des femmes, quels que soient leurs projets, leur mémoire, leur histoire, leurs références, leurs singularités, en s’inspirant de toutes les visions du monde, de toutes les avancées historiques, de toutes les batailles pour les droits.
Pour ceux qui l’auraient oublié, chaque être humain lit sa religion en fonction de ce qu’il est (voir Les Nouveaux Penseurs de l’islam, de Rachid Benzine, Albin Michel). L’interprétation est toujours le fruit d’un dialogue entre ce que l’on est et ce que l’on comprend du message divin. L’histoire qu’on se fait de sa religion dépend de sa propre histoire. C’est ainsi pour toutes les religions. Et comme les musulmans sont bien des gens comme les autres, il n’y a pas de raison qu’il en aille différemment pour eux, pour elles.
Extrait de la lettre de démission du CFCM
[…] Après mûre réflexion, je pense que rester au sein de cette instance n’a aucun sens pour moi ni aucun intérêt pour le CFCM lui-même : la compétence que je pouvais partager avec vous provient en effet de mes études sur les jeunes musulmans nés en France.
Dans mes récents travaux de recherche qui font le point sur ce sujet, Monsieur Islam n’existe pas, pour une désislamisation des débats, récemment publié, la spécificité de la situation française est démontrée : l’histoire de la laïcité en France crée des conditions d’émergence d’une nouvelle religiosité musulmane puisque les musulmans de France ne trouvent plus les réponses à leurs questions en se tournant vers les pays étrangers. Qu’est-ce que c’est, être musulman dans une société laïque ? Où et comment faire la séparation entre le profane et le sacré ? Comment faire la différence entre les principes religieux et les formes historiques que ces derniers ont pris au fil des siècles dans les différentes sociétés musulmanes ? Le contexte de pluralisme démocratique laïque français oblige ainsi les musulmans, comme cela a été jadis le cas pour les autres croyants, à réorganiser leur manière d’exister et de croire, à partir de cette nouvelle expérience.
Or au CFCM, il n’a jamais été question d’échanger sur ce sujet. […]
Dounia Bouzar
Paris, le 4 janvier 2005
- Dounia Bouzar, née à Grenoble en 1964, est française d’origines algérienne, marocaine, italienne et corse.
Se Convertit à l’Islam en 1991.
2003 : Elle prépare une thèse d’anthropologie sur les français de confession musulmane.
Elle est chargée de mission sur l’islam à la Protection judiciaire de la jeunesse
Est nommée membre du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM).
2005, le 3 janvier 2005, elle démissionne du CFCM qu’elle accuse de s’occuper plus de la forme que du fond.