Jean-Louis Marçot – « Comment est née l’Algérie française »
Jean-Louis Marçot a mené une recherche originale récemment publiée sous le titre « Comment est née l’Algérie française (1830-1850). La belle utopie » (éditions de la Différence, 2012). Son histoire familiale et son parcours personnel ne sont pas étrangers à ce travail d’anthropologie sociale dans lequel il étudie précisément les causes qui ont poussé les socialistes à se faire les prosélytes de la colonisation en Algérie.
- Votre travail d’historien prend source dans votre histoire personnelle. Pouvez-vous la résumer à nos lecteurs ?
Je suis né à Alger au printemps 1950. J’ai quitté l’Algérie à l’automne 1961. Mon père, syndicaliste, « libéral », avait été informé que son nom figurait sur la liste des commandos Delta. Il était cité comme traître dans les émissions radiophoniques pirates de l’OAS. Plusieurs amis avaient été assassinés. Il avait pris la décision de mettre sa famille à l’abri, en « métropole ». Pour ma mère, pied-noire de 2e génération, se séparer de son pays et de ses parents fut un drame payé en flots de larmes. Pour moi, qui avait été associé au combat de mon père, le départ fut un acte de raison. Ce n’est qu’à la longue, après avoir vécu les difficultés de l’adaptation à la banlieue parisienne, le froid, la laideur ambiante, les moqueries de mes camarades de classe – je passe sur des détails bien connus des rapatriés, devrait-on plutôt dire, des réfugiés d’une mauvaise cause -, que je me suis impatrié l’Algérie. Jusqu’alors, le pays quitté ne représentait pour moi qu’une colonie dans laquelle la présence française – donc ma présence – ne se justifiait pas. Je me suis mis à penser, à sentir, que, Français de souche ou de fortune, mes racines étaient restées « là-bas ». Le désarroi n’a fait que croître au sortir de l’adolescence, lorsque je suis retourné en Algérie. Depuis une décennie, le pays était indépendant. Je n’y ai rencontré qu’une caricature de socialisme et des Algériens qui, pour marquer leur haut rang, ne parlaient entre eux, dans les rues, dans les cafés, que ma langue, et ne m’abordaient que pour m’exprimer leur nostalgie des Français. À la suite de ce voyage, j’ai acquis la conviction qu’aussi bien la colonisation que l’indépendance avaient été un échec. Pourquoi cet échec ? Pourquoi avais-je été arraché à mes racines, chassé de cette terre que j’avais faite mienne bien au-delà de tout sentiment d’appropriation, avec laquelle une partie de moi-même avait fusionné ? C’est la question à laquelle j’ai cherché à répondre sur le fond, sans le secours de la mémoire. Vous faites de moi un historien. C’est vraiment beaucoup dire. Après une formation universitaire de philosophie, interrompue à la faveur de ce que nous appelions dans les années 1970, l’établissement, puis, sur cette lancée, un travail de type alimentaire, puis un retour aux études, je me suis investi puis englouti dans l’histoire de l’Algérie française. Cet engagement ne fait pas de moi pour autant un historien.
- Votre recherche consiste à éclairer les rapports entre Algérie française et socialisme. Comment en êtes-vous venu à associer deux domaines a priori si différents ?
Le socialisme est ma famille idéologique. J’y ai grandi, sous l’autorité d’un père qui a toujours préféré son indépendance à tout engagement partidaire et voué à la république un véritable culte. Dans la question algérienne, j’ai pu comprendre qu’il avait épousé la cause de l’indépendance parce qu’elle lui semblait non pas la plus juste mais la plus raisonnable. Vis-à-vis des Algériens, je m’en rendais compte après coup, il avait professé un paternalisme de type républicain. J’y ai puisé ma notion d’ « égalitarisme condescendant ». Ma génération s’est construite dans le rejet du père. L’efflorescence de mai 1968 s’est nourrie en premier du refus du colonialisme. Recentré sur l’impérialisme et porté par les comités Palestine et les comités Vietnam de base, c’est bien lui qui, associé à la critique des mandarins dans les universités, et des bonzes dans les usines, m’a poussé dans la rue avec des milliers d’autres étudiants. Dans ce mouvement sans précédent, je me suis radicalisé. J’ai versé dans un socialisme révolutionnaire qui, guéri des bévues maoïstes, est devenu résolument libertaire. C’est dans ce chaudron il m’a été permis de mieux observer la nature de l’utopie, son pouvoir de fascination et de néantisation. Je le dis comme je le pense : avec le recul, si je suis bien aise que nos projets révolutionnaires de l’époque aient avorté, si je leur en veux d’avoir fait diversion à une véritable recherche politique alternative au libéralisme et au socialisme, j’en garde la nostalgie. Ils forment ma deuxième « patrie ». Ainsi, par le concours de circonstances qu’est ma vie, je me suis trouvé à la croisée de ces deux modèles, de ces deux échecs : l’Algérie, le socialisme.
- Comment est né le projet de votre livre ? Comment avez-vous travaillé ?
Le point de départ de Comment est née l’Algérie française se situe dans le livre précédent : Une mer au Sahara. Dans ce que la critique a appelé une somme, je fais l’histoire d’un grand projet du milieu du XIXe siècle, qui a pris le nom de son promoteur, Roudaire. Le projet Roudaire, pour lequel l’intelligensia européenne s’est passionnée durant une vingtaine d’années, consistait à renflouer une partie du Sahara, les chotts algéro-tunisiens entre Biskra et Gabès, en les noyant sous les eaux de la Méditerranée amenées par un canal. Amorce d’une transformation climatique, la nouvelle « mer intérieure » était censée assurer la victoire de l’ « Homme » sur le désert. C’était l’époque où, après la réussite du canal de Suez, on croyait les ingénieurs sur parole. Que l’ingénieur en question ait été socialiste, de l’école sociétaire, que son idée s’inscrive dans une généalogie assumée remontant au maître, Charles Fourier, me donna à réfléchir. Le projet Roudaire fut brandi par ses partisans comme un fleuron de la « conquête pacifique ». Le colonisateur prétendait soumettre l’indigène non plus par la force nue mais par la séduction : en lui démontrant sa supériorité intellectuelle et technique et en améliorant sa condition. Je découvrais, à travers l’invention de la mer intérieure saharienne, une utopie socialiste en terrain colonial. Existait-il d’autres contributions du même tonneau et dans ce tonneau quelle idéologie bouillait ? Ne trouvant la réponse nulle part, je me suis mis en quête, et je dois dire que j’étais alors, c’est-à-dire il y a une dizaine d’années, très loin d’imaginer ce qui allait, dans un premier temps, devenir ma thèse d’anthropologie sociale : la belle utopie. Mais ce petit bout de route universitaire, parcouru par amitié, ne fera pas illusion : j’ai étudié dans la plus farouche indépendance, à l’égard non des faits et des sources – que j’ai consultés le plus possible à la racine et toujours cherché à resituer dans leur contexte idéologique et factuel -, mais des historiens patentés, aussi bien les historiographes républicains qui ont construit la vulgate, que des écoles qui, depuis Julien et Ageron, alimente une histoire critique de l’Algérie coloniale. J’ai fait de la nécessité de remonter à l’origine pour m’expliquer les événements et les idées le ressort de mon enquête, à la façon des encyclopédistes. D’où était venue l’idée du projet Roudaire ? Je suis arrivé au socialisme utopique, d’une part, à l’idée coloniale fondatrice de l’Algérie d’autre part. Puis, je me suis rendu compte que ces deux origines se mêlaient. Si je m’étais borné à suivre les autorités historiennes, si je n’avais pas pris le temps de visiter et de revisiter les sources oubliées ou prédigérées, jamais je ne serais arrivé à ce résultat. L’écrasante part de la recherche actuelle en matière de question algérienne porte sur les dernières années qui précèdent l’indépendance. La description des faits s’enrichit, s’affirme, mais leur explication ? Comment ne pas voir que cette guerre innommée n’est elle-même qu’ un dénouement, tragique, d’une question née bien plus en amont, au temps d’une guerre qui elle, s’est appelée officiellement « guerre d’Algérie » en 1840 après avoir été, depuis 1827, la « guerre d’Alger » ? Il y a comme une omerta historienne, de Girardet à Julien en passant par Braudel, pour ne pas reconnaître ces origines et, confondant colonialisme et impérialisme, pour ne pas identifier « l’idée coloniale » génératrice de cette colonie de peuplement unique au monde qu’a été l’Algérie. Cette idée, profondément marquée par les échecs des expéditions d’Égypte et de Saint-Domingue, se présente de manière inédite aux portes d’Alger. Minoritaire au départ, impopulaire, contestée, elle n’aurait pas survécu sans l’apport théorique et pratique du socialisme naissant. Voulant être précis et convaincant dans mes démonstrations et mes révélations, je n’ai pas craint de documenter pas à pas Comment. Il en est sorti un gros livre qu’on peut lire aussi bien en curieux sensible à la nouveauté du point de vue qu’en chercheur susceptible de continuer la recherche.
- Comment les socialistes du XIXe siècle ont-ils influencé le projet colonial ?
Le socialisme n’avait pas vocation à soutenir la conquête puis la colonisation de ce qui était la Régence d’Alger, État internationalement reconnu, pays partout occupé et possédé, soit individuellement, soit collectivement, et mis en valeur, au point que la France révolutionnaire lui achetait son blé. Je le montre en me postant à la naissance du socialisme et de ses diverses écoles. Les socialistes – je ne m’intéresse qu’à ceux (celles) qui se sont dits ou que leurs contemporains ont dit tels – se font les apôtres du droit des gens, de la paix universelle, du rapprochement des peuples, de la liberté des échanges, etc. Il va se produire dans la plupart des cas un basculement que plusieurs facteurs expliquent. Je n’entre dans le détail que pour les saint-simoniens et les fouriéristes, les plus investis. Mais, n’en déplaise aux admirateurs de ces pionniers que furent Lamennais, Cabet, Proudhon, Leroux, Buchez, etc., ces premiers socialistes, géniaux par certains côtés, ont non seulement pensé le principe de la colonisation mais l’ont justifié et défendu contre ses adversaires. Pourquoi ces apôtres de la paix ont-ils prôné la guerre (de conquête coloniale) ? Pour une grande part, parce que, dans l’impossibilité d’imposer en France leur système sauf à user d’une violence qui, dans l’ensemble, leur répugne, ils le reportent en quelque sorte dans le cadre spécial de la colonie de peuplement. Celle-ci leur apparaît comme la solution à la crise du capitalisme lui aussi naissant, en absorbant les miséreux, les chômeurs de plus en plus nombreux, en améliorant la situation économique du pays, et en offrant à la jeunesse déçue et désœuvrée un prétexte à s’exalter et à se dévouer. Expulsés de la vie politique de la monarchie censitaire et interdits de pratique, les socialistes vont chercher à faire de l’Algérie un terrain d’expérimentation sociale, principalement pour les prolétaires colons, accessoirement pour les féodaux indigènes. Faute d’être socialiste, la mission qu’encouragent les héritiers des Lumières sera civilisatrice, mais sous « la protection d’un parc d’artillerie », comme le précise le capitaine de Lamoricière, alors socialiste saint-simonien militant. Seule exception, Auguste Comte.
L’apport des socialistes à l’idée coloniale est décisif. Ils ne sont pas pour peu dans le discrédit de penseurs anticolonialistes avant l’heure (le terme « colonialisme » date de 1857) autrement perspicaces, et dans le choix du peuplement (à l’encontre du modèle anglais, dit d’exploitation). L’ouvrage du chef de file des saint-simoniens, Colonisation de l’Algérie par P. Enfantin, en est une illustration parmi bien d’autres. En état, par leur place dans les cercles du pouvoir, d’influencer le cours des événements outre-mer, ils impriment une tonalité à la conquête de la Régence qui fera oublier son extrême brutalité et son illégitimité. Ils la tendent de mythes et d’utopies fortes, comme « la fusion des races », la conquête pacifique, le miracle du bon « plan », le danger confrérique, le défi saharien, le mythe du bon Berbère et surtout, l’Algérie française. Oui, c’est pour l’essentiel aux socialistes qu’on doit l’utopie de l’Algérie (française) prolongement de la France. Son meilleur avocat est Pierre Leroux à l’Assemblée nationale le 15 juin 1848. Autant de « détails » oubliés dans les histoires écrites par une droite qui revendique la paternité de la colonie comme dans celles d’une gauche qui s’en défausse. Mais les socialistes ne se sont pas contentés de jouer les experts. Ils ont mouillé leur chemise, d’encre, de sueur et de sang : officiers d’élite, missionnaires téméraires, journalistes engagés, ils ont cherché à mettre leurs idées en actes : par un journal entièrement dédié à la cause de l’Algérie française, L’Algérie, entre 1843 et 1846 ; par une tentative de simili-phalanstère en Oranie (l’Union du Sig) à partir de 1846 ; par des entreprises, des affaires plus ou moins louches et juteuses… tout un monde à découvrir à travers projets et réalisations et de grandes figures d’« Algériens » tels Berbrugger, Urbain, Warnier. En 1848, ils s’investissent dans l’envoi de plusieurs milliers de Parisiens dans la colonie. L’un d’eux, Emile Barrault, bientôt député d’Alger, la désigne comme « la terre promise du peuple socialiste ». Et ces prolétaires, comme leurs prédécesseurs, les Volontaires Parisiens en 1831, deviendront quand ils survivent et font souche, dans la plupart des cas, les plus haineux des colons.
- Vous avancez que « jamais la décolonisation en Algérie n’aurait atteint une telle violence si la colonisation n’avait pas été peuplante ». Comment pouvez-vous l’affirmer ?
Pendant près d’une décennie, la monarchie a hésité sur la nature de la colonie « post-moderne » qui lui serait la plus utile sur les côtes africaines (la moderne étant à l’époque la colonie à esclaves, spécialisée dans la production desdites « denrées coloniales » : café, sucre), et essayé plusieurs « systèmes » au gré des ministres de la Guerre et des gouverneurs. Mais dès le lendemain de la prise d’Alger, le premier arrêté que prend Bourmont annonce la prise de possession « du pays » et une étude sur les ressources de celui-ci. Et c’est en le mettant à exécution par une expédition vers Blida que le 26 juillet 1830, il déclenche cette guerre qui va durer 132 ans. Si la France avait tenté un protectorat, le conflit aurait pris une autre tournure. Mais le colonisateur avait besoin, en choisissant une colonisation peuplante, de terres qu’il ne pouvait prendre que de force aux Algériens, et en cherchant à imposer sa civilisation, pour « le bonheur commun » cela va de soi, de « subalterniser », comme on disait à l’époque, l’islam. À ce choix a répondu une résistance multiple et constante, à la fois politique, patriotique et religieuse, d’où émergent les personnalités et les légendes de Ben Zamoun, Bou Mezrag, Ahmed Bey, Abd el-Kader, Bou Maza, Bou Zian… A cette résistance la France, décidant de ne plus négocier au tournant de l’automne 1840, a répondu par un discours oscillant entre extermination (par mort ou « refoulement dans le désert ») et assimilation (absorption, francisation), et à la pratique par la plus grande brutalité, comme les armées révolutionnaires l’avaient expérimentée en Vendée, en Espagne, en Egypte, à Saint-Domingue : razzias, prises d’otages, enfumades, tortures, massacres sont les moyens ordinaires et connus d’une guerre inexpiable faite principalement contre des civils et leurs ressources. Et l’on voit des soldats s’alcooliser pour supporter les atrocités qu’on leur fait commettre et des colons prolétaires échappés des barricades de juillet 1830 ou juin 1848 prendre le relais de cette violence.
Et les socialistes? Ils déplorent les excès mais ne remettent jamais en cause la colonisation peuplante. Au contraire, leur remède, c’est plus de colonisation, comme Proudhon par exemple l’explique dans son Avertissement aux propriétaires. Plus insupportable que les tueries a été la violence des paradoxes du colonisateur. Venu apporter une civilisation fondée sur la paix et le respect du droit des gens, il fait la guerre la plus cruelle et la plus illégitime. Venu libérer les Algériens de l’oppression turque et du féodalisme, il instaure une domination encore plus dure qui s’appuie sur les féodaux. Venu mettre en valeur des terres, il détruit préalablement les arbres et les cultures qu’elles portaient. Venu améliorer le sort des plus pauvres, il condamne à la misère une masse croissante de fellahs, dont un tiers sera emporté par la famine de 1868. etc. Ce n’est pas d’utopisme que ce premier socialisme a succombé, c’est de ces (ses) paradoxes.