1. On ne présente plus Angelo Del Boca, du moins au public italien ; le public français, malgré telles tirades volontaristes convenues sur l’Europe, est parfois moins ouvert qu’on l’aimerait aux effluves européennes. A. Del Boca est surtout connu comme le premier historien de la colonisation italienne à avoir fait œuvre critique, dérangeant l’histoire officielle et le sens commun italien réunis : même aujourd’hui, on peut encore gloser dans la péninsule sur l’œuvre positive, conçue et réalisée outre-mer par ces « braves gens » (brava gente) que ne pourraient qu’être les Italiens. Ses deux derniers livres témoignent, après nombre d’autres titres qu’il est impossible de tout citer, de son itinéraire et de ses engagements : jeune essayiste, il a commencé à publier dès le lendemain de la deuxième guerre, et ses articles, reportages et livres d’histoire se sont enchaînés année après année à un rythme soutenu ; et cela continue.
2. Le Novecento d’ A. Del Boca (son xxe siècle), dont une première esquisse a été publiée en 2 000 sous le titre Un Testimone scomodo (un témoin dérangeant), entremêle récit de vie et extraits de son journal personnel tenu au jour le jour lors des épisodes d’une vie riche en voyages, en entrevues et en observations sur le vif. En une courte recension, on ne peut dire toute la richesse de ce livre qui retrace son itinéraire. Il est né en 1925 dans une famille d’hôteliers, issue d’une élite rurale alpine provenant de la petite propriété terrienne du Val Antigorio – la partie supérieure du Val d’Ossola –, à qui appartenait le complexe thermal de Crodo, au nord de Domodossola, tout proche du Tessin. Le livre s’ouvre par une tendre évocation de l’enfance et du milieu familial, qui garde à vif en mémoire les horreurs et les souffrances des tranchées de l’Isonzo : dire la vérité sur l’Italie en guerre de 1915 à 1918 sera une de ses préoccupations. La propagande fasciste martèle jusqu’aux lieux enchanteurs de sa jeunesse. À 18 ans, il rallie la résistance.
3. Le jeune Angelo est maquisard dans la région de Piacenza (Plaisance), au sud de laquelle se dresse encore le château médiéval de Lisignano qu’il acquerra ultérieurement pour en faire, non sans labeur et sueur, sa résidence estivale. Élevé dans la foi catholique, il rejoint pourtant d’emblée le mouvement des Partigiani Giellisti1, laïque et marqué à gauche, avant de perdre peu après ce qu’il est convenu d’appeler la foi – cela ne l’a pas empêché de compter des prêtres parmi ses amis et de rester attentif au fait religieux : à le lire, on pressent que, pour lui, foi et rationalité s’accordent l’une l’autre, pour ne pas dire plus. Quand il a à choisir son camp politique, il opte pour le PSI, qu’il n’hésite d’ailleurs pas à quitter en 1980, et c’est en indépendant qu’il échoue, en 1994, à devenir sénateur.
4. Au sortir de la guerre, il prolonge le combat de la Résistance en choisissant de devenir un témoin de tout ce qui lui parait relever de l’ignominie humaine, dans l’histoire et au présent. Notons la continuité de ses préoccupations entre les gaz asphyxiants de la première guerre dont il avait entendu conter les horreurs dans son enfance et le sujet de son livre peut-être le plus retentissant, sinon le plus volumineux, I Gas di Mussolini, publié en 1996 ; on y reviendra. Très tôt, Angelo Del Boca s’oriente d’emblée vers le journalisme. Il collabore à de multiples petits journaux, puis devient jusqu’en 1967 capocronista (chef de rubrique) au journal turinois concurrent de la Stampa, La Gazzetta del Popolo, de tendance démo-chrétienne marquée à gauche – on l’a même dit de sympathie communiste.
5. Dès les années 1950, il est grand reporter et envoyé spécial en de nombreuses contrées du Monde Arabe et du Tiers Monde : le Maghreb – Algérie, Tunisie, Libye –, l’Afrique subsaharienne – le Libéria, le Gabon, l’Éthiopie…–, le Proche-Orient ; puis, au fil des années, il se rend en Asie, au Japon, en Inde, sans parler de tous les pays européens. Il devient un familier du Tiers-Monde – à Turin même, il est témoin de l’arrivée de ces méridionaux italiens débarquant à la gare de Porta Nuova, venus tenter leur chance dans la métropole de la Fiat, tout comme les Algériens venant travailler dans les usines de France.
6. Il croise et s’entretient avec nombre de combattants et de dirigeants des pays colonisés en lutte pour leur libération : il rencontre aussi bien l’historique maquisard des Aurès Grine Belkacem que Ferhat Abbas ou Habib Bourguiba, il est le biographe de Haïlé Selassié et de Qadhafî. Ce dernier le reçoit sous sa tente, exactement onze ans avant sa visite à Sarkozy à Paris, avec sa juvénile extravagance de nomade reconstruit. Nous en est livré un portrait insolite, plus engageant que ceux qui courent ordinairement ; et accessoirement la révélation que le leader libyen n’ignore pas l’italien. Del Boca rend aussi visite à Albert Schweitzer, à Mère Teresa…
7. À 29 ans, envoyé spécial en Algérie, il est le premier journaliste à enquêter dans l’Aurès où Grine Belkacem ne lui est pas plus un inconnu que le ministre de l’Intérieur français François Mitterrand qu’il interview lorsque ce dernier se rend en Algérie au lendemain du 1er novembre 1954. L’interview est publiée en français dans Les Temps modernes en décembre 1955 ; elle est superbement traduite par Georges Arnaud, surtout connu en France pour être l’auteur du Salaire de la Peur, mais qui publiera en 1957, avec Jacques Vergès, aux Éditions de Minuit, Pour Djemila Bouhired. Aujourd’hui encore, l’article d’A. Del Boca reste un témoignage de premier ordre sur la guerre – manquée – de reconquête coloniale de 1954-1962.
8. La signature d’Angelo Del Boca devient une référence prisée par la plupart des grands titres de la presse italienne. Après avoir passé une année « sabbatique » à tenter d’étudier les raisons du déclin de la presse, en 1968, il accepte la direction du quotidien milanais Il Giorno. Cette charge, qu’il occupe pendant treize ans, lui pèse au point qu’il parle d’ « années de bagne (galera) » : il souffre d’avoir à interrompre son travail d’écriture pour diriger un journal durement concurrencé par le Corriere della Sera, et où l’atmosphère politique finit par lui peser ; cela au moment même où se dessine l’envie de se consacrer pleinement à la recherche historique. Il finit par démissionner en 1981, et il se réinstalle à Turin dans son appartement proche de la gare de Porta Susa. Il est recruté comme professeur contractuel par la faculté de Sciences politiques.
9. C’est animé par la même soif de savoir et de témoigner qu’il devient historien à plein temps. Journaliste et/ou historien, A. Del Boca est mu par le souci d’informer, au sens de vouloir dire le vrai. Pour ce faire, il s’appuie sur des documents qu’il soumet à sa critique, il les exhume des archives où il les examine sans relâche, il a recours aux témoignages oraux, et il a soin de croiser toutes ses sources – c’est là le labeur de tout historien vrai. Sous son impulsion, avec pour compagnons de route, notamment, les historiens Giorgio Rochat, puis Nicola Labanca, c’est, ancré dans le passé résistant piacentino, la création de l’Istituto storico della Resistenza e dell’Età contemporanea2 de Piacenza et la publication – jusqu’en 2004 – de sa revue semestrielle, Studi Piacentini. Elle laisse alors la place à I Sentieri della ricerca, Rivista di Storia Contemporanea3. Y travaillent et y publient des historiens qualifiés, qui ne sont pas engourdis par les pressions officielles ou lobbyistes. Les recherches d’A. Del Boca aboutissent à la publication d’œuvres monumentales comme les quatre volumes de Gli Italiani in Africa orientale (1976-1984) et les deux volumes de Gli Italiani in Libia (1988-1991), sans compter La Guerre coloniale del Fascismo (1991), et cette synthèse magistrale Italiani, brava gente ? (2005), qui met à mal les idées reçues et l’autosatisfaction nationales sur ces Italiens naturellement bons et civilisés ; et aussi Nostra Africa (2003), au titre à la Karen Blixen, synthèse de son savoir et de ses impressions sur cette Afrique qu’il a spécialement parcourue et aimée.
10. Ce faisant, il a à affronter toute la ligue des bien pensants, notamment le prince du journalisme italien Indro Montanelli (1909-2001), l’écrivain et célèbre rédacteur du Corriere della Sera, qui fut aussi le fondateur du Giornale ; davantage connu en Europe comme l’auteur de Il Generale della Rovere que comme le soldat enthousiaste de l’armée de conquête fasciste de l’Éthiopie qu’il avait été : idolâtre de Mussolini, il a chanté cette guerre d’Éthiopie de 1935 comme de grandes vacances offertes par le Duce aux jeunes Italiens en mal d’aventures exaltantes. Les démêlés – juridiques, entre autres – d’Angelo Del Boca avec Montanelli atteignent un paroxysme lors de l’écriture, puis de la parution du petit, mais fameux I Gas di Mussolini (Les gaz de Mussolini) : ce livre démontre, preuves à l’appui, que la conquête de l’Éthiopie a été conduite à coups de bombardements systématiques de grande ampleur et de bombes à gaz asphyxiants (« una pioggia di iprite » : une pluie d’ypérite), détruisant les villages, décimant les populations et les contraignant à trouver un improbable salut dans l’errance de l’exode. Devant l’avalanche des preuves fournies, Montanelli doit reconnaître textuellement dans le Corriere della Sera, que les documents lui donnent tort.
11. Son engagement en dehors d’Italie donne à Angelo Del Boca la stature d’un internationaliste et d’un tiers-mondiste. Mais ses combats ont bien été menés en Italie, à partir d’Italie, et c’est aussi en patriote italien soucieux de son pays qu’il les a menés : la péninsule, siège de la vulgarité rentière du Cavaliere, c’est, certes, les insanités proférées par le ministre Berlusconi contre les enseignants méridionaux qui polluent les belles têtes enfantines du Nord ; c’est aussi les patrouilles de citoyens-vigiles et la hantise de l’invasion de l’Italie par des hordes de Roms. Mais c’est aussi une société dynamique, pleine de talents et de projets audacieux, c’est aussi le pays de ces millions de volontaires engagés, qui dans le soutien scolaire, qui dans l’assistance aux démunis, aux malades et aux handicapés, qui dans la solidarité agissante avec les migrants. Et c’est en citoyen italien vigilant que, dans une œuvre d’ampleur, A. Del Boca a su régler leur compte aux présentations idylliques de l’unité italienne dont le processus, en Italie méridionale surtout, ne fut pas, au xixe siècle, on le sait bien maintenant, sans analogies avec les brutalités d’une conquête coloniale4 – par le Piémont « libérateur » s’entend – ; mais aussi aux sombres épisodes fascistes, aux tares structurelles de la République ultérieure, et à ses jours noirs, dont l’assassinat d’Aldo Moro, en 1978, n’est que l’épisode le plus connu ; mais A. Del Boca montre qu’il y en eut bien d’autres.
12. Dans Naissance de la nation libyenne, Angelo Del Boca rappelle les prurits de conquête en Afrique refoulés depuis le désastre d’Adoua en 1896 – qui vit aussi la fin politique de Crispi – , et toute la mythologie expansionniste célébrant la Quarta sponda (le quatrième rivage : celui des Syrtes, après les trois autres : l’adriatique, l’ionien, le thyrénien), d’Enrico Corradini (L’Ora di Tripoli), de Giuseppe Bevione, qui dessinait un nouvel eldorado libyen, sans compter les Canzoni della gesta d’oltremare (Chansons de la geste d’Outre-mer) de d’Annunzio. Sur un plan connexe, le rôle du Banco di Roma dans l’expansion, eut aussi son importance.
13. Pour le président du conseil de 1911, le Piémontais Giovanni Giolitti, la conquête de la Tripolitaine constituait un dérivatif à des problèmes internes, et à des ambitions européennes frustrées – celle de l’irrédentisme et celle des Balkans. Et, de Tripoli, le consul Carlo Galli assurait sans broncher que, pour se libérer de l’oppression turque, les Libyens accueilleraient avec joie les Italiens.
14. En fait, dès l’arrivée des conquérants, la révolte flamba. Dans l’oasis de Charat Chat, le 23 octobre 1911, elle fit 500 morts italiens. En représailles de quoi, selon les sources consultées, de 1 000 à 4 000 Libyens furent tués. S’installa dès lors partout la loi des exécutions sommaires et des massacres, la règle des déportations, et à Tripoli, le spectacle du gibet de la place du Pain. Avant la fin de l’année 1911, il y eut 4 000 déportations, entre autres aux îles Tremiti, en mer Adriatique, où une forte proportion de déportés mourut. Résonnèrent dans la classe politique italienne des éloges de la force conquérante de tonalité pré-fasciste. Alors que s’amorçait la conquête de la Cyrénaïque, Filippo Turati, dans un discours célèbre, dénonça à la Chambre l’horreur des exécutions sommaires :
« Je vois partout l’ombre de la potence se profiler sur votre entreprise ! Chaque soldat qui accomplit la noble fonction de bourreau reçoit des carabiniers une prime de cinq francs.[…] Je me demande si nous sommes en Italie et si le Gouvernement sait qu’un certain Cesare Beccaria est né en Italie. »
15. De fait, les gibets furent, en plein xxe siècle, la marque de l’ostentation punitive des conquérants italiens : l’apologie du « colonialismo diverso », colonialisme censé être différent, plus humain et plus civilisé que ses homologues européens, était bien une catégorie d’un certain imaginaire nationaliste italien, bâti sur le vent de l’autocélébration. La lecture d’A. Del Boca met en évidence le fait que la répression sanglante en Libye fut déclenchée bien avant le fascisme5, à la veille de l’arrivée de Mussolini au pouvoir, sous le gouvernement de Luigi Facta, successeur de Giolitti, lui aussi piémontais, dont le ministre des colonies était Giovanni Amendola6.
16. Naissance de la nation libyenne est la traduction du livre d’Angelo Del Boca paru en 2007, A un passo dalla forca (à un pas de la potence). Il reprend le contenu de ses deux forts volumes, Gli Italiani in Libia, mais le livre est fondé, là, sur une source exceptionnelle : les mémoires de l’un des adversaires les plus décidés du colonialisme italien, le Tripolitain Mohammed Fekini, notable et propriétaire amplement nanti de terres et de troupeaux, haut fonctionnaire de la vilayet de la Tripolitaine ottomane. A. Del Boca montre que le régime ottoman avait eu en Libye à son actif, notamment, une œuvre scolaire non négligeable, et qu’il avait produit et éduqué des élites de valeur. Les mémoires de Mohammed Fekini se présentent sous la forme d’un manuscrit en arabe de 347 pages, rédigé dans les premières années d’exil du patriote libyen – il avait alors 72 ans –, puis dicté par ce dernier – il avait perdu un œil, et l’autre s’obscurcissait des brumes de la cataracte au point qu’il devint aveugle dès le milieu des années 1930.
17. Ce manuscrit, ainsi que 335 pièces annexes, dont plusieurs photographies, et de nombreux courriers échangés avec les autorités ottomanes et italiennes, a été confié à Angelo Del Boca par le petit-fils du résistant libyen, Anwar Fekini, avocat d’affaires ayant des bureaux en Libye, à Paris et à Londres – il avait fait des études en Sorbonne, tout comme nombre d’autres membres de sa famille, tel l’un des fils de Mohammed Fekini, Mahieddine, qui sera premier ministre du roi de Libye Idris al-Sanûsî. Naissance de la nation libyenne n’est pas seulement une présentation de textes assortie d’une préface et de notes explicatives comme on a tendance à en publier de plus en plus aujourd’hui. C’est un véritable livre d’histoire, dense, pensé et précis. L’analyse que fait de sa source A. Del Boca permet de suivre l’itinéraire de Mohammed Fekini dans la résistance contre le colonialisme italien.
18. En octobre 1912, concluant la première vague de conquête italienne, avait été signé le traité d’Ouchy avec l’Empire ottoman, qui avait laissé les mains libres aux Italiens. Pendant les deux années de paix relative qui s’ensuivirent, le chef Sulayman al-Barûnî, grand concurrent de Mohammed Fekini, avait créé un état montagnard berbère miniature, centré sur le jabal Nafusa, avec Djerba et le M’zab, un des fiefs maghrébins de l’ibadisme – variante de l’islam hétérodoxe kharijite. À ce moment, s’apprêtant à jouer le jeu, Mohammed Fekini avait pris langue avec les autorités italiennes. Or, la guerre de 1914-1918, compte tenu du jeu d’alliances européen et du nationalisme jeune-turc, fut l’occasion d’un retour ottoman en Libye. Une résistance fut organisée sous les auspices de la confrérie sanûsiyya – originaire de la région de Mostaghanem, en Algérie –, qui allait donner à la Libye, indépendante fin 1951, son premier souverain, le roi Idris. Et de multiples partis bédouins se soulevèrent ici et là.
19. Le 28 novembre 1914, une attaque d’insurgés détruisit la garnison italienne de Gara Sebha. Ce fut le début de ce que l’on a longtemps dénommé « la grande révolte arabe ». En septembre 1916, la tête de Mohammed Fekini fut mise à prix par le pouvoir colonial italien. Malgré des combats sanglants, malgré une répression sanguinaire, en quelques mois, les Italiens finirent par ne plus tenir pendant la première guerre mondiale, et encore bien précairement, que Tripoli et quelques places. Cela à un point tel que, en novembre 1918, fut proclamée la jumhuriyya tarâbulsiyya – la république tripolitaine, qui fut pratiquement reconnue par l’Italie selon les modalités du Statut de juin 1919, lequel reconnaissait – première dans une domination coloniale – l’égalité citoyenne entre Libyens et Italiens. Ce « pacte fondamental » ne fut jamais vraiment respecté par le pouvoir italien ; cela dans un contexte d’effervescence marqué par le particularisme ibadite et les multiples mouvements armés sur fond de conflits intertribaux, où des condottieri comme Khalifa b. Asker , tour à tour ennemi et comparse des Italiens, voulurent imposer leur loi.
20. C’est dans ces circonstances que se produisirent les lourds affrontements de septembre 1920 où, affronté à Khalifa b. Asker, le fils aîné de Mohammed Fekini, Hasân, trouva la morti. L’homme d’affaires, le comte Volpi, nommé gouverneur de Tripolitaine en août 1921, tenta bien un temps d’appliquer le statut. Mais la prise du pouvoir par les fascistes seize mois plus tard mit un terme à ces velléités. Volpi lui-même, adhérent au parti fasciste, fut le bras droit civil de la répression reconquérante conduite les années suivantes par le sanguinaire général Rodolfo Graziani. Revers et succès s’enchaînèrent pour Mohammed Fekini durant les années 1920, au gré des péripéties de combats où son second fils, Husayn, fut tué. Pour arriver à bout de l’occupation intégrale de la Quarta Sponda, entreprise avec le facisme, il fallut une conquête impitoyable, l’anéantissement au combat et dans les camps de concentration d’un huitième de la population libyenne de 1914 à 1932, date à laquelle s’éteignit la résistance libyenne. En 1934, succédant aux deux établissements de Tripolitaine et de Cyrénaïque, fut instituée la colonie italienne de Libye : pour la première fois, elle correspondit territorialement à ce qui deviendrait la Libye indépendante.
21. Sous la pression militaire italienne croissante, traqué, Mohammed Fekini dut quitter le jabal Nafusa où il guerroyait, et gagner le Sud, pour finalement aboutir au Fezzan. En 1930, l’offensive italienne, à coup de bombardements meurtriers, l’obligea de nouveau à s’enfuir vers l’ouest et à s’expatrier : il gagna le Sud Algérien. Il se rendit, avec ce qui restait de sa famille et de sa troupe, au bordj de Tarat, au nord du Tassili, où il fut désarmé par les Français. Au terme de près de deux ans d’errance dans le désert, il parvint à gagner le Sud Tunisien. Il vécut dans le désarroi et la pauvreté jusqu’à sa mort à Gabès en mars 1950, un an et demi avant la reconnaissance de l’indépendance de la Libye – son fils, Ali Noureddine, sera ambassadeur de Libye en Tunisie.
22. Ce fut donc dans la résistance et par la résistance que s’édifia la formation étatique et nationale libyenne, comme ce fut le cas pour d’autres pays colonisés, à commencer par la Tunisie et l’Algérie voisines7. Naissance de la nation libyenne est un livre relativement original par rapport aux productions antérieures d’Angelo Del Boca : il ne s’appuie pas surtout sur des documents italiens ; mais au premier chef sur le récit de l’autre, sur les documents de l’autre, sur l’histoire de l’autre. L’entrecroisement des témoignages aboutit à une synthèse des versions, vues par les protagonistes affrontés, d’une même histoire.
23. Pour autant, on a dit que, s’il put enseigner à la Faculté de Sciences politiques à partir de fin 1981, A. Del Boca ne devint jamais professeur ès-qualités d’histoire contemporaine à l’université de Turin. Il dit, non sans quelque amère satisfaction, que cette université qui l’a si longtemps recalé (bocciato) finit sur le tard (2002) par le nommer docteur honoris causa, peu avant que l’université suisse de Lucerne lui décerne les mêmes lauriers. A. Del Boca n’est pas pour autant retraité, lui qui affirme tranquillement que « travailler ne fatigue pas ». Aujourd’hui, à 84 ans, il reste actif, toujours plein d’allant et de verve, sans que son statut lui ait tourné la tête. Son engagement dans l’histoire plurielle ne devrait laisser indifférent aucun historien, en particulier sur les deux rives de la Méditerranée qui partagent tant de parts communes de leurs histoires respectives.
- Du nom du mouvement antifasciste GL (Giustizia e Libertà), créé en France en 1929 par des exilés antifascistes sous la conduite de Carlo Rosselli – assassiné en 1937 à Bagnoles de l’Orne, avec son frère Nello, par la Cagoule, en connivence plausible avec les services fascistes. GL était ancré à gauche, dans un combat pour la liberté, indissociablement socialiste et éclairé.
- Institut historique de la Résistance et de l’Époque contemporaine.
- Les Sentiers de la Recherche. Revue d’Histoire contemporaine.
- Souvent dénommée officiellement « guerra al brigantaggio » (guerre contre le « brigandage »).
- En français, Cf. notamment la synthèse d’Éric Vial, Guerres, sociétés et mentalités : l’Italie au premier xxe siècle, Seli Arslan, Paris, 2003, 285 p.
- Il mourut en 1926 à Cannes, notamment de blessures endurées des squadristi. Son fils Giorgio Amendola serait une des personnalités communistes du xxe siècle.
- Précisons : en Tunisie, où régnait la dynastie husaynite, qu’on peut qualifier de tunisienne, l’antécédence étatique est mieux avérée que dans l’Algérie où le baylik n’avait pas le même enracinement. Mais dans les deux cas, l’invention de la nation, au xxe siècle, se fit bien dans la réaction indépendantiste à la domination coloniale – selon des modalités différentes, s’entend.