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Un mausolée dédié à un fasciste provoque un tollé en Italie
La polémique enfle après l’inauguration à Affile d’un mausolée à la mémoire de Rodolfo Graziani, maréchal de Mussolini. La Libye indignée.
Depuis une semaine, la statue du fasciste Rodolfo Graziani trône au cœur d’Affile. Le maire de cette commune italienne d’environ 1600 habitants a inauguré en grande pompe ce mausolée à la mémoire de ce maréchal, grande figure de l’époque de Mussolini. Le hic, c’est que Graziani a été condamné pour crimes de guerre en 1948. Un personnage controversé, notamment pour ses massacres en Libye et en Ethiopie pendant la période coloniale.
Malgré l’interdiction dans la constitution italienne de faire l’éloge des héros fascistes, les autorités de cette bourgade située dans la province de Rome ont publiquement rendu un vibrant hommage à Rodolfo Graziani en présence de plus de 100 personnes. Le maire Ercole Viri a même affirmé que cette commémoration est d’une importance nationale. Les mots «patrie» et «honneur» ont été gravés sur le mausolée. La ville a publié les images de l’événement sur son site internet. Selon la presse italienne, un représentant du Vatican a même assisté à la cérémonie.
Le mausolée d’Affile, construit aux frais des contribuables dans un pays qui se serre la ceinture pour affronter la crise économique, soulève depuis son inauguration une énorme controverse dans la Péninsule. Selon le quotidien La Repubblica, le «temple» a coûté à la ville d’Affile plus de 127 000 euros.
Une honte pour le pays
Mais c’est surtout cet hommage à une haute figure du fascisme qu’une grande majorité d’Italiens ne digère pas. Pour eux, la célébration de Graziani est une honte pour le pays. Esterino Montino, chef du Parti démocrate, ne mâche pas ses mots dans La Repubblica: «Est-il possible de permettre, d’accepter voire de tolérer qu’en 2012 nous consacrions un mausolée à un fasciste notoire comme Graziani ?» D’autres formations de gauche dénoncent cette commémoration inquiétante dans une Italie en crise qui verse dans la nostalgie du fascisme et la peur de l’étranger.
Le pays ne semble pas oublier que Graziani a été condamné à 19 ans de prison pour crimes de guerre en 1948. Il a été libéré après avoir purgé seulement deux ans, et mourut en 1955. Pourquoi réhabiliter ce maréchal sanguinaire aujourd’hui avec une statue à sa gloire, alors qu’il est connu en tant que commandant militaire de Benito Mussolini dans les guerres coloniales en Ethiopie et en Libye? Il fut même nommé ministre de la Défense par Mussolini dans l’éphémère République fasciste de Salo, avant son effondrement final de 1945.
Du sang sur les mains
Reste que le maréchal Graziani, surnommé «le boucher du Fezzan», est connu dans les livres d’histoire pour sa brutalité dans la répression de la rébellion en Cyrénaïque, en Libye, dans les années 1920. Il est aussi tristement célèbre pour le massacre de milliers d’Ethiopiens dans une autre des guerres coloniales de l’Italie une décennie plus tard, où il aurait déclaré: « Le Duce [ndlr: Mussolini] aura l’Ethiopie avec ou sans les Ethiopiens.» Il a ordonné l’utilisation de gaz toxiques et des armes chimiques contre les troupes éthiopiennes, en violation de la Convention de Genève. Résultat: une grande partie des tribus éthiopiennes a été décimée.
Pour les Libyens, le souvenir de Graziani renvoie à un chapitre douloureux de leur histoire. De Tripoli à Benghazi, l’homme de Mussolini est considéré comme «le boucher de la Cyrénaïque». Ce criminel de guerre mata la rébellion anticoloniale menée par le nationaliste Omar Al Mokhtar. «Nous nous souvenons très bien de lui. Graziani occupe une place sinistre dans la mémoire de la Libye. Nos plaies restent ouvertes. Nous n’avons pas oublié ce qu’il a fait à notre peuple», souligne l’archéologue libyen Fadel al Gouryni.
Protestations libyennes
L’histoire retiendra notamment que le maréchal a déporté des centaines de milliers de Libyens appartenant à des tribus nomades de la Cyrénaïque. Parqués dans des camps de concentration en plein désert, les prisonniers y ont péri. Les épidémies les ont décimés, la faim aussi.
Selon la presse libyenne, les nouvelles autorités de Tripoli vont protester officiellement contre cette célébration de Graziani. […]
Deux fois boucher
À l’instar de nombre de militaires de l’époque – et cela vaut bien entendu pour la France –, c’est une carrière africaine qui a mené Rodolfo Graziani aux avant-postes de la politique nationale. Une carrière commencée en 1908 en Érythrée, poursuivie avec la guerre italo-turque de 1911-1912, qui voit l’Italie s’emparer de la Libye et se livrer, au passage, au premier bombardement aérien de l’Histoire. Pendant la Grande Guerre, Rodolfo Graziani combat en Europe, devient, en 1918, à l’âge de 36 ans, le plus jeune colonel d’Italie. Secrètement condamné à mort durant le Biennio Rosso, ces deux années d’agitation révolutionnaire, il reprend du service en 1921, un an avant l’arrivée du fascisme. On l’envoie affermir les positions italiennes en Tripolitaine puis en Cyrénaïque. Ses méthodes sont brutales : il use de colonnes mobiles depuis longtemps éprouvées par l’armée coloniale française, crée des camps de concentration. En 1931, il finit par faire pendre, devant une foule médusée, un grand chef de guerre de 69 ans, Omar Al Mokhtar. Pour venir à bout des rebelles, il les contraint à vivre dans le désert, derrière un mur de barbelés. On estime à 100 000 morts, sur une population de 800 000, les pertes occasionnées par l’occupation italienne en Libye sur cette période, dont 40 000 dans les camps : ces proportions sont proches de celles d’un génocide. Quant à Graziani lui-même, son rôle dans le Fezzan lui vaut une première fois le surnom de «boucher»1.
Durant la guerre d’Éthiopie, il commande l’offensive sud, depuis la Somalie. Il est le premier à ordonner des bombardements aux gaz – dont l’usage ne sera reconnu par le ministre de la défense italien qu’en 1996. Devenu vice-roi, il est victime d’un attentat le 19 février 1937 dont il ressort grièvement blessé. Dans Addis-Abeba, ce sont trois jours de représailles sauvages qui font autour de 4 000 morts. En mars, Rodolfo Graziani s’en prend aux « chanteurs ambulants, aux clairvoyants et aux sorciers », perçus comme des « perturbateurs de l’ordre public ». Nombre d’entre eux sont arrêtés ou exécutés2. Le 19 mai, il ordonne l’éradication de l’élite du clergé éthiopien à Debré Libanos. Le massacre s’étend de nouveau sur trois jours et fait quelque 500 morts. À la suite de ses méfaits, le maréchal Graziani est surnommé le « boucher d’Éthiopie ». En 1959, un obélisque est dressé dans le centre d’Addis-Abeba en souvenir de ses massacres. Hors des frontières, aucune des plaintes soumises par l’Éthiopie à l’ONU après-guerre ne donne lieu à des enquêtes. L’Italie et le Royaume-Uni bloquent toute procédure3.
Olivier Favier de conclure : «Ce n’est peut-être pas un hasard […] si la France a pratiquement fait silence sur cette histoire. Le parcours colonial de Rodolfo Graziani possède ici certains équivalents de taille, eux aussi honorés.»
- Voir Olivier Favier, «Libye et Italie, une curieuse idylle postcoloniale»
- Voir Anne Bolay, « Les poètes-musiciens éthiopiens (azmari) et leurs constructions identitaires », Cahiers d’études africaines, 176 | 2004, et Renato Sarti, Mai morti (Debré Libanos), traduit par Ève Duca.
- Voir Olivier Favier, « La guerre d’Éthiopie, un inconscient italien»
- Source : Olivier Favier, «L’Italie et ses crimes : un mausolée pour Graziani»