Gilles Manceron : les manifestations du 11 décembre 1960 relèvent d’une autre forme de lutte
L’Algérie commémore mardi les manifestations du 11 décembre 1960, une date qui figure parmi celles qui ont marqué la guerre de libération nationale. L’historien français Gilles Manceron revient sur les principaux enjeux cette date historique.
- Parmi les dates qui ont marqué l’histoire de la lutte armée pour la libération nationale (et elles sont nombreuses), il y a lieu de citer celle du 11 décembre 1960. Beaucoup considèrent que les manifestations qui ont marqué cette journée, avaient répondu à de Gaulle qui disait “je ne négocie pas avec le Front de libération nationale (FLN)”, et dont le plan consistait à mettre sur la sellette une troisième force pour négocier au nom du peuple algérien. Quelle lecture faites-vous de cette journée et des manifestations qui l’ont marqué ?
Il me semble que ce qui caractérise les grandes manifestations du 11 décembre 1960 en faveur de l’indépendance, c’est précisément qu’elles relèvent d’une autre forme de lutte que la lutte armée. Elles ont marqué l’entrée en scène de la population des villes, sous la forme de manifestations de rue et non pas d’une insurrection armée, et elles ont remporté à cette occasion une victoire politique décisive.
Ce sont ces manifestations, à Alger et de nombreuses autres villes d’Algérie, qui ont accéléré le basculement massif du peuple algérien en faveur de la cause nationale. Il a crié son soutien à l’idée d’une République algérienne, à son gouvernement provisoire, le GPRA, et à son président, Ferhat Abbas. Ces manifestations ont été violemment réprimées (une centaine de morts et quelque 400 blessés), mais elles ont connu un grand retentissement, en Algérie, en France et dans le monde. Ce sont elles qui ont achevé de persuader de Gaulle qu’il n’y avait pas d’autre solution que l’indépendance de l’Algérie négociée avec le FLN.
- Quelles ont été les répercussions politiques et militaires de ces évènements sur l’Etat français ?
Le général de Gaulle, dès le 5 septembre 1960, avait parlé d’une « Algérie algérienne », et, le 4 novembre, il avait ajouté au dernier moment à son discours les mots de « République algérienne » qui ne figuraient pas dans le texte qu’il avait fait lire à son premier ministre, Michel Debré.
Debré était en désaccord avec cette orientation et a voulu démissionner.
C’est Debré qui va tenter en 1961 de susciter une « troisième force » à laquelle de Gaulle ne croit plus. Ses rencontres à l’Elysée en juin 1960 avec des chefs de maquis qui étaient venus le voir sans l’accord du GPRA n’avaient débouché sur rien, et, lors de son voyage en Algérie du 9 au 13 décembre 1960, il a bien vu que le peuple algérien soutenait massivement le FLN et le GPRA.
Il s’est trouvé renforcé dans son choix. Ce sera son dernier voyage en Algérie. Il avait été marqué aussi par de nombreuses manifestations d’européens violemment hostiles à sa politique.
- Ces manifestations ont-elles eu un impact sur les négociations portant sur les accords d’Evian du 18 mars 1962 entre le GPRA et les autorités françaises ? Si oui quel est cet impact ? Ont-elles contribué à éclairer l’opinion internationale sur la pertinence et la justesse de la cause algérienne ?
Quelques mois plus tard, de Gaulle décide d’ouvrir des négociations avec le FLN à Evian, mais de hauts responsables politiques et militaires français rompent avec lui et vont combattre sa recherche d’une solution négociée pour l’indépendance de l’Algérie. Il va être confronté au putsch des généraux à Alger d’avril 1961 et au terrorisme de l’OAS, mais aussi à des oppositions au sein même de son gouvernement qui vont contribuer à faire durer les négociations jusqu’en mars 1962.
Mais les manifestations de décembre 1960 ont renforcé sa conviction et l’ont conduit à prendre directement le contrôle de la conduite des négociations, en s’appuyant sur le secrétaire d’Etat Louis Joxe qu’il a chargé de rencontrer secrètement le ministre des Affaires étrangères du GPRA, Saad Dahlab dès le 9 décembre 1960.
Les manifestations populaires des 10 et 11 décembre ont eu un immense écho à l’étranger. Des pays comme l’Inde, qui n’avaient pas pris parti jusque-là, dénoncèrent leur répression par l’armée française. L’assemblée générale des Nations unies a voté une résolution, par 63 voix contre 8 (et 27 abstentions), demandant l’autodétermination de l’Algérie sur la base de son droit à l’indépendance et de son intégrité territoriale.
Des pays nouvellement indépendants comme le Mali et le Togo se sont joints à la majorité de la communauté internationale. La France s’est trouvée isolée et a subi une défaite politique. Comme l’a dit un historien allemand, si son armée n’a pas été vaincue comme au Vietnam par une défaite militaire, elle a connu lors des manifestations de décembre 1960 un « Diên Biên Phu politique ».
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Daho Djerbal : «Il reste peu de choses du 11 décembre 1960»
«Algérie musulmane» contre «Algérie française» : du 9 au 15 décembre 1960, les Algériens manifestent dans leur capitale et dans les grandes villes du pays pour protester contre la politique du général de Gaulle. Alors que l’Algérie commémore le cinquantième anniversaire du 11 Décembre 1960, la revue Naqd d’études et de critique sociale, publication algérienne de référence au Maghreb, édite un hors série consacré à ces événements.
Daho Djerbal, historien et directeur de la revue Naqd, revient sur cet épisode considéré comme un tournant historique dans le déroulement de la guerre.
- Pourquoi avoir appelé ce hors série “11 Décembre 1960. Le Diên Biên Phu politique de la guerre d’Algérie” ?
La métaphore est de l’historien allemand, le Pr Hartmut Elsenhans qui, dans sa contribution à ce supplément, rappelle que s’il est vrai que les forces colonialistes ont été capables d’anéantir en grande partie le potentiel militaire de l’ALN en Algérie et d’«assécher» les maquis à l’intérieur (regroupement des populations rurales dans des camps sous contrôle militaire français), tout en recrutant un nombre important de supplétifs musulmans (158 000 au 1er janvier 1960), l’effort militaire s’est avéré inutile. Challe ne réussit même pas à transformer cette masse de supplétifs, de collaborateurs, en parti politique comme il le souhaitait pour créer une base musulmane de masse pour son Algérie française. La plupart des candidats aux élections étaient des créatures de l’armée. Les commissions d’élus, établies en 1960 afin d’avoir un partenaire pour un futur dialogue, n’aspiraient même pas à jouer un rôle politique autonome. On ne pouvait donc pas proclamer la victoire des armes françaises et prétendre que le FLN bloquerait par la terreur le dégel politique. Les manifestations de décembre 1960 que l’on voulait un soutien massif des populations algériennes à l’initiative gaullienne d’intégration derrière le slogan d’«Algérie algérienne» se transforment en ralliement public à la cause du FLN et du GPRA. Les manifestations de décembre 1960 sont, comme le rappelle Elsenhans, la victoire décisive des nationalistes algériens sur le plan politique et constituent donc le véritable Dien Bien Phu de l’armée française dans la Guerre d’Algérie.
- 1960… Une année particulière. De Gaulle infléchit sa politique, commence à parler d’ «Algérie algérienne», la majorité de l’opinion française est acquise à l’idée d’une solution politique, la France accède au club des puissances atomiques après les essais nucléaires dans le Sahara…
Le 16 septembre 1959, de Gaulle parle encore de «communautés diverses, française, arabe, kabyle, mozabite, etc., qui cohabitent dans le pays». En mars 1960, il lance l’idée d’«une Algérie algérienne», qu’il caractérise comme n’étant pas une province comme les autres provinces françaises. Dans le discours du 4 novembre 1960, il parle d’une République algérienne qu’il nie avoir existé, mais «[qui] existera un jour». Le 10 décembre à Tlemcen, il invite «les Algériens de quelque communauté que vous soyez», mais ne distingue plus de communauté diverse parmi la communauté musulmane dont l’unité est admise.
- Une des conséquences des manifestations de décembre…
La France se résigne à l’existence d’une nation algérienne avec qui elle devra avoir à traiter. C’est à partir de ce moment que la France entame des négociations où elle ne prétend plus défendre son rôle d’arbitre entre communautés mais uniquement ses propres intérêts dont bien sûr aussi ceux de la minorité européenne. Le slogan d’ «Algérie algérienne» reste donc ambigu jusqu’au bout. Le GPRA qui a bien compris l’enjeu ordonne aux militants du FLN qui ont survécu au plan Challe et au quadrillage des villes par l’armée française de scander «Vive le GPRA», «Vive l’indépendance». Pour ce qui est de l’opinion publique française, le oui massif au referendum sur l’autodétermination de l’Algérie est en réalité un soutien à la politique du général de Gaulle dans son bras de fer contre les putschistes de l’armée et les ultra-colonialistes. La grande majorité de la droite en France est convaincue qu’il n’y a pas de «solution plus française» que celle que le général de Gaulle considère encore comme réalisable, une politique fondée sur la priorité qu’il donne à la nécessité de maintenir le rang de la France dans un monde en pleine mutation.
- Du côté algérien, le FLN et les maquis sont divisés…
Devant les dangers qui se profilaient quant au sort de la résistance armée et quant au destin de l’Algérie, le mot d’ordre d’«Algérie algérienne» lancé dès les premiers jours des manifestations de décembre 1960 est alors venu comme une première réponse. Mais ce slogan pouvait tout autant mener à la solution envisagée et planifiée depuis octobre 1957 par le Conseil d’Etat français, c’est-à-dire à une forme d’association avec la France qui n’excluait pas la poursuite de la dépendance. L’Algérie française avait fait son temps. Les manifestations de décembre 1960 signaient sa fin inéluctable. Face aux périls qui s’amoncelaient, et aux luttes intestines au sein du FLN/ALN, qui n’étaient pas des moindres, le peuple algérien a pris sur lui d’assumer la relève du front, de son armée de libération et de son gouvernement en exil. Il avait confusément compris qu’il lui revenait maintenant de sortir et de s’exprimer, de défendre par lui-même ses intérêts. Il entrait ainsi brutalement dans la scène politique en tant que sujet et acteur de son propre destin.
- Les manifestations de 1960 ont donc fait surgir un nouvel acteur dans les villes : le peuple. C’était un mouvement spontané tel qu’on en verra d’autres dans l’histoire de l’Algérie, comme la révolution d’octobre 88… ?
En vérité, ce n’était pas la première fois que les Algériens occupaient la place publique et exprimaient leur opposition à la politique coloniale de la France. Déjà en 1934, des manifestations avaient amené à des affrontements avec les forces de police à Alger. Les militants indépendantistes de l’Etoile Nord-africaine prennent alors appui sur les jeunes des quartiers populaires pour lancer le Parti du peuple algérien. Mai 1945 aussi a été une date où le peuple s’est exprimé pour l’indépendance. Décembre 1960 comme octobre 1961 à Paris ont été autant de moments historiques où le peuple a pris conscience de son rôle comme acteur décisif de son propre destin. On ne peut pas dire autant d’octobre 1988 et il ne me semble pas que le terme de «révolution» est très approprié pour ces événements-là. Mohammed Harbi le dit bien dans sa contribution : «L’ébranlement d’octobre 1988 a montré que la plèbe urbaine n’était pas susceptible de construire une contre-société et un contre-pouvoir».
- Que reste-t-il aujourd’hui de cette date dans la mémoire collective ?
De ces manifestations de décembre 1960 en Algérie, il reste peu de choses dans la mémoire collective d’autant que près de 80% des Algériens sont nés après 1962. La narration qu’en font celles et ceux qui y ont participé est purement anecdotique malgré sa charge émotive. C’est toute la problématique du rapport entre mémoire et histoire. Il ne me semble pas que ceux qui y participaient avaient conscience de la portée de l’événement qu’ils étaient en train de vivre ou de créer. Ce n’est qu’avec le recul du temps qu’ils ont fini, pour certains, par l’interpréter à la lumière des écrits et des commentaires qui en ont été faits. C’est politiquement et historiquement que l’événement prend du sens. Aujourd’hui c’est encore politiquement que l’écriture de l’histoire se joue. Tout est fait dans les manuels scolaires comme dans les publications soutenues par le pouvoir gouvernemental pour désamorcer le caractère révolutionnaire des manifestations de décembre 1960.