Une valse algérienne
Mise en scène : Geneviève Rozental
Avec : Géraldine Dabat, Jérôme Sitruk et Renaud Farah
Une première rencontre a été organisée le 12 juillet 2012 à 14h à l’Espace Roseau, avec Pierre Daum auteur de Ni valise ni cercueil (Actes sud), Gilles Manceron, ainsi que de la Compagnie.
Un nouveau débat autour de la pièce a ce vendredi 20 juillet à 14h à l’Espace Roseau, avec, cette fois, Mylène Stambouli et Gilles Manceron, responsables nationaux de la LDH.
L’action se situe à Alger en 1962-63.
Joël, qui a été expulsé par les autorités françaises en raison de son amitié pour Mouloud, compromis dans la lutte pour l’indépendance, rentre au pays dans une Algérie indépendante. Il ne va pas tarder à se rendre compte qu’il n’y est plus chez lui. Mais il reste, par amitié pour Mouloud et surtout par amour pour la belle Dinah, héroïne nationale et rédactrice en chef du journal où il travaille.
La difficile histoire d’amour se déroule sur un fond historique que l’auteur connaît bien et qui offre de nombreuses résonnances avec l’actualité des printemps arabes. On y voit comment les peuples et surtout les femmes se voient confisquer la liberté qu’ils et elles croyaient avoir gagnée.
La metteuse en scène écrit :
« Je travaille régulièrement avec Elie-Georges Berreby et je suis sa production. Il organise son écriture de façon classique, avec un déroulement dramatique, des personnages bien dessinés, mais pas schématiques, qui dialoguent, se repoussent, se cherchent, se blessent, se charment. L’écriture est sobre et dense. Il n’y a pas une phrase inutile. Les scènes sont courtes mais chacune est riche de contenu et de suggestions ou de sous-entendus. C’est une construction assez cinématographique. Des changements de décor auraient été insupportables. J’ai donc répondu à ce défi par un autre : suggérer huit lieux avec six cubes que les acteurs eux-mêmes disposent de différentes façons.
Avec les comédiens, nous avons donné l’absolue priorité au texte, à la recherche de l’expression des insinuations et de la sincérité des émotions. »
Le temps d’une valse…
« Tout, on a tout perdu. Tout. Notre soleil, notre quartier, notre maison, notre emploi.
Si on nous avait dit qu’on n’était pas chez nous, on se serait préparé.
On ne peut pas mettre toute sa vie dans deux valises.
Et maintenant qui va arroser les fleurs sur les tombes de ma mère ? »
Les blessures des pieds-noirs pourront-elles un jour se refermer ? Les plaies suintent encore et les larmes ne sèchent pas. Mais ici, pas de récit moralisateur. Pas de plaintes non plus, ni de parti pris. Juste un texte, « Une valse algérienne », d’une grande sensibilité, pour un spectacle mené avec beaucoup d’humilité. C’est en ce moment à L’Aire Falguière et c’est mis en scène par sa directrice, Geneviève Rozental.
La guerre d’Algérie. Le théâtre peut-il encore nous en apprendre quelque chose ? Les livres d’histoire le font déjà très bien et n’ont pas besoin d’acteurs. Ils témoignent des massacres et des tortures perpétrés par l’armée française. Ils parlent aussi de ces « colons » qui exploitaient sans vergogne la population algérienne. Mais qu’en est-il des autres ? De ces familles qui habitaient sur le territoire depuis des centaines d’années ? De ces hommes qui ont abandonné leurs morts, enterrés sur plusieurs générations ? De ces femmes qui ont quitté, sans rien emporter, leur maison, leurs meubles, leur vie ? Les livres d’histoire disent-ils leur souffrance ? Hurlent-ils le désespoir de ces centaines de milliers d’âmes qui sont arrivées en France totalement démunies et désœuvrées ? Les récits sont nombreux. Mais ils deviennent rares quand ils adoptent le regard d’un pied-noir qui a le courage de revenir à Alger un an après la proclamation de l’indépendance. Ce que raconte l’auteur, Élie-Georges Berreby, dans sa pièce a, en partie, été vécu. Le témoignage est précieux, le texte criant de vérité.
La parole est brimée, les écrits censurés
Comme tous les membres de sa famille, Joël a dû quitter en 1962 l’Algérie. Un an après, c’est en tant que journaliste pour un « quotidien français toléré » qu’il décide d’y revenir. Pendant la guerre, il a été accusé de collaborer avec les Algériens alors qu’il ne faisait qu’aider son ami Mouloud. Cependant, sa position sur le sol arabe ne sera pas plus enviable : la parole est brimée, les écrits censurés. Il ne reconnaît d’ailleurs plus ce pays qu’il a tant aimé. Dans cette pièce à trois personnages, Dinah, une Algérienne musulmane, est sa rédactrice en chef. Elle revendique l’indépendance, mais subit les attaques des intégristes. Quelle place reste-t-il à la femme ? Partagée entre ses convictions et son amour pour Joël, elle n’aura d’autre choix que de se taire. Les codes de la famille doivent être respectés et les écarts ne peuvent être tolérés.
Sur la toute petite scène de L’Aire Falguière, il n’est pas question de multiplier les décors ni de les rendre pompeux. La scénographe Sabine Algan mise sur un vidéoprojecteur et six boîtes de carton en forme de cubes. C’est à peu près tout, ou presque. Car bandes sonores et bruitages suffisent à plonger rapidement le spectateur dans l’atmosphère de la ville grouillante, incertaine et chaotique qu’est Alger. La simple odeur du thé fumant émoustille les papilles du spectateur et l’emmène loin, très loin, dans les coutumes chaleureuses du pays. Sur chaque face des six cubes, un mot, ou une couleur, est un indice. Les boîtes se superposent et se modulent au gré des changements de lieux. Le décor est vite planté, et il suffit pour suggérer les nombreuses scènes, très courtes. Et lorsque le décor est réduit à l’essentiel, la part belle est faite au jeu des comédiens.
Le ton est juste et la gestuelle précise
Mohamed Kerriche (Mouloud) d’abord. Sa parole est percutante. On est sensible à cette amitié entre « un Arabe et un pied-noir » que la guerre n’a pas ébranlée. Le ton est juste et la gestuelle précise, à aucun moment on ne tombe dans la caricature. On serait en droit de se demander jusqu’à quel point ce comédien franco-algérien est touché personnellement par le rôle. Le choix du metteur en scène quant à la distribution ne peut être anodin, et les frontières entre fiction et réalité semblent ici bien ténues.
Parfois Leila ben Mosbah (Dinah) n’est pas assez mesurée : le ton est un peu au-dessus et la voix forcée. Mais son jeu a du caractère. Il faut juste qu’elle fasse attention à ne pas partir trop vite dans ses duos avec Jérôme Sitruk (Joël). Les pauses et les silences, nécessaires aussi au drame à venir et à l’attente dans laquelle le couple est plongé, sont-ils toujours bien respectés ? Elle n’en demeure pas moins gracieuse. Son charme et sa jeunesse surpassent ces défauts… de jeune comédienne.
Fuir
Les scènes sont fortes, les images émouvantes. Particulièrement lorsque Joël suit Dinah chez elle. La maison dans laquelle elle habite appartenait à M. Jobert, un de ceux qui a dû partir en catastrophe. Joël sent que fouler l’entrée de cette demeure est déjà en soi un sacrilège. Il ne peut ni « oublier l’exode de [sa] communauté » ni piétiner sa mémoire. La position de ce personnage est terrible. Seule solution qui s’offre à lui : fuir. Fuir un pays qui, sous la coupe d’un Abderrahmane Farès, s’annonce très vite comme une dictature. La réalité est douloureuse. La valse amoureuse entre lui et Dinah doit prendre fin. Va-t-en et ne te retourne pas, surtout ! Jérôme Sitruk porte superbement le désarroi de son rôle. Son jeu est convaincant et chargé d’émotion.
Une valse, oui. Une valse pour dire l’amour, le rêve éveillé d’un amour qui ne sera plus. Des images destinées à rester en noir et blanc, enfouies dans la mémoire d’âmes en pleurs, saignées, à tout jamais. Mais une valse, aussi, pour raconter un monde dans lequel on tourne en rond, on s’essouffle et où l’on meurt. Le propos est poignant, le spectacle touchant.