François Maspero, L’honneur de Saint-Arnaud
réédition d’une biographie parue en 1992 (Seuil, 412 p., 24 €)1.
Un bel exemple de civilisation supérieurement criminelle
par Antoine Perraud
Pour comprendre à quel point l’esprit public est encore empoisonné par l’inhumanité coloniale, en France, cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie, une petite expérience s’impose. Consultons l’encyclopédie participative Wikipédia, qui donne désormais le « la » du sens commun. Commençons par Changarnier (1793-1877), général qui se présenta sous l’étiquette monarchiste à l’élection présidentielle de 1848. C’était un « Africain » : il avait pris part à la soumission de l’Algérie quelques années plus tôt.
Nulle trace de massacres, selon Wikipédia, mais des « expéditions ». Aucune dévastation, mais des « faits d’armes ». Changarnier ne participe à aucune boucherie mais « se distingue » ou bien « s’illustre brillamment ». En janvier 1840, il « tailla en pièces plusieurs milliers de Kabyles avec 430 hommes seulement ». Admiration à peine voilée. Et rodomontades colonialistes toujours intactes, deux siècles plus tard : « En décembre suivant, le général Changarnier fut chargé de donner une leçon à Ben-Salem, l’un des plus habiles kalifas de l’Émir [Abd-el-Kader]. »
Dérapage occasionnel ? Nenni ! À l’entrée Bugeaud (1784-1849), on attribue au futur maréchal le « massacre » de la rue Transnonain à Paris en 1834, mais on le crédite de la « pacification » de l’Algérie. Tout est à l’avenant. La Moricière (1806-1865) obtint la reddition de « puissantes et turbulentes tribus », puis défendit le camp de Lalla-Maghrnia « contre les envahisseurs » (sic !).
D’où l’extrême bienfait que procure la lecture du livre de François Maspero : L’Honneur de Saint-Arnaud (Seuil). Avec un bonheur d’écriture, une ironie ludique et une hauteur de vue grinçante, le biographe donne toute la mesure d’Armand-Jacques Leroy, dit Achille de Saint-Arnaud (1798-1854). Ce militaire frétilla dans l’ivresse barbare, sous prétexte d’une entreprise poursuivie au nom de la supériorité d’une civilisation sur l’autre…
Voici comment Wikipédia considère Saint-Arnaud : « Sa carrière militaire commence véritablement lors de la colonisation de l’Algérie, comme capitaine de Légion étrangère. En 1837, il se distingue au siège de Constantine et reçoit la croix de la Légion d’honneur. »
La prise de Constantine est l’un des morceaux de bravoure du livre de François Maspero. On piétine dans le sang parmi les effluves pestilentiels : cadavres, cadavres, cadavres… Les assiégés passés au fil de l’épée ; les centaines de femmes qui tentèrent de fuir ce nid d’aigle avec leurs enfants au moyen de cordes qui cédèrent, précipitant ce monde innocent au fond de la gorge du Rummel ; les créatures frappées par l’explosion d’un dépôt de munitions, dont les vêtements en lambeaux tombaient avec les chairs…
Côté français, Maspero rappelle avec une dérision tragique l’ultime réplique du colonel Combes au fils de Louis-Philippe, le duc de Nemours, « qui s’exclame avec le sens de l’à-propos qui le caractérise : « Mais vous êtes blessé, colonel. — Non, monseigneur, je suis mort. » »
Saint-Arnaud, dans une lettre à son frère, évoque rapidement le sac de Constantine par la soldatesque puis les officiers venus de France, avant de briser là : « Je ne m’appesantirai pas davantage sur ces scènes de pillages et de désordre ; elles ont duré trois jours. Jetons un voile épais et ne ternissons pas notre gloire et nos souvenirs. »
Ce voile épais, qui continue d’asphyxier tant de consciences aujourd’hui, François Maspero le déchire. Sa biographie décrit, à travers le cas d’un officier ambitieux, la logique économique et le processus psychique qu’implique la colonisation : le militaire commence par prélever sur le pays les ressources nécessaires au financement de ses frais de campagne, avant de collectionner chevaux, chameaux, femmes et colifichets. D’autre part, pour se désennuyer, il trucide à tour de bras, en une addiction touchant au plaisir, des populations réifiées ; on finit par mêler l’agréable au profit quand Bugeaud instaure une « prime à la tête » : tout soldat touche un pécule en échange d’un crâne arabe sorti de sa gibecière…
Cette façon de trancher, c’est la conséquence fatale de l’impossibilité, pour le colonisateur, d’ôter des esprits autochtones tant d’idées malheureuses. Saint-Arnaud se désole des vies et visions arabes : « On se demande comment tout cela existe ; et quand on pense au peu de besoin qu’ont ces gens-là, on a bientôt vu l’extrême difficulté de les civiliser. Ils ne comprennent pas la vie plus heureuse. Donnez-leur un lit, ils couchent dessous ; bâtissez-leur une maison, ils bivouaquent dehors. Que faire avec de telles gens ? »
Chacal un jour, chacal toujours
Parfois, un doute passager s’infiltre. Comme à Djidjelli, au mois de juin 1839, quand Saint-Arnaud raconte, toujours à son frère : « Ces Kabyles sont les soldats les plus braves de toute l’Afrique. Il y en a qui sont venus sur nos pièces et qui ont été tués par la mitraille à deux pas. Le cadavre du père était tombé, les deux fils se sont fait tuer dessus à coups de baïonnette. Ce n’est pas si sauvage, en civilisation on ne fait pas mieux que cela. »
Seuls les vaincus, surtout s’ils trépassèrent, méritent ce brin de considération. Malheur aux résistants ! Et d’abord au premier d’entre eux, Abd-el-Kader, qui a le don d’exaspérer Saint-Arnaud : « Qu’une espèce de chef de bandits comme cela ose se mesurer avec la France, la tienne en échec et la traite sur le pied de l’égalité. » L’égalité apparaît comme une provocation insupportable aux yeux d’un colonisateur, qui finit par croire que son crime est un sacrifice : « Bien des braves ont arrosé de leur sang cette terre stérile », rapporte Saint-Arnaud, à propos des pertes françaises au col de Mouzaïa…
Dopée par cette dose de bonne conscience, la colonisation s’avère engrenage militaire, technique, politique et mental, dans une répétition des crimes les plus monstrueux du XXe siècle en Europe. C’est ainsi qu’il faut comprendre cette notation d’Alexis de Tocqueville, défenseur de l’œuvre française au sud de la Méditerranée : « Du moment que nous avons admis cette grande violence de la conquête, je crois que nous ne devons pas reculer devant les violences de détail qui sont absolument nécessaires pour la consolider. » François Maspero rappelle comment Tocqueville avait repoussé l’idée d’une extermination, jugée fautive – la main n’avait-elle pas été trop lourde à l’encontre des Indiens d’Amérique ? Le penseur libéral recommandait de simplement « comprimer » les Arabes.
Saint-Arnaud devient l’instrument des « violences de détail ». Il participe à une destruction économique, humaine et culturelle (Abd-el-Kader pleure en découvrant sa bibliothèque anéantie, qui contenait des manuscrits uniques sauvés de Grenade ou de Cordoue). L’officier vide les silos, incendie les récoltes, coupe dattiers et arbres fruitiers, pille le bétail, détruit les habitations pour faire mourir de froid d’entières populations, ou bien enfume des êtres réfugiés dans des grottes : « Je me sentais un peu boucher », finira par noter le soudard à légion d’honneur, futur maréchal de France (1852).
Mais pas question pourtant de céder un pouce à « la philanthropie » (on ne disait pas encore « droit-de-l’hommisme »), qui s’exprime en France à l’encontre des crimes supposés civilisateurs : « Comment ! nous sommes en Afrique à ruiner notre santé, exposer nos jours, travailler à la gloire du pays, et le premier venu pourra nous insulter, calomnier nos intentions, nous prêter des sentiments coupables qui ne sont pas du siècle et ne peuvent appartenir à un soldat. Arrière, insulteurs publics ! »
Bugeaud avait ainsi justifié la guerre totale devant la Chambre en 1840 : « Il faut une grande invasion semblable à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths. » Et Changarnier développait la même logique folle (soyons barbares pour mieux humaniser !) : « Après avoir ruiné Abd-el-Kader et dispersé ses troupes, nous devons nous attaquer à la fortune mobilière et aux récoltes des tribus pour les convaincre de se soumettre. Une civilisation meilleure donnée à ces belles contrées doit être notre justification aux yeux des hommes et le sera, je l’espère, aux yeux de Dieu. »
Tout est résumé par cet échange entre deux braves grenadiers en train de plumer une volaille, au soir d’une opération assez rude :
« Les pauvres diables se souviendront de notre visite. — Que veux-tu ? Nous leur apportons les lumières, seulement nous leur faisons payer la chandelle un peu chère. »
Et Saint-Arnaud de confesser à son frère : « Je deviens inflexible, je deviens Turc, c’est effrayant ! » Ce pressentiment le poursuit : « Je suis devenu sauvage, j’ai besoin de voir le monde pour redevenir civilisé. »
Le bientôt général reviendra à Paris, pour, en vain, tenter de liquider la foule révolutionnaire de février 1848. Nommé ministre de la guerre par Louis-Napoléon Bonaparte, il permettra la réussite du coup d’État du 2 décembre 1851 en mitraillant « la canaille ». Victor Hugo devait écrire de Saint-Arnaud, dans son Napoléon le petit : « Ce général avait les états de service d’un chacal. »
Voilà, condensée par le Poète, la terrible logique, ravageuse de corps et de consciences : qui sème en Afrique le vent colonial, récolte la tempête au cœur de l’Europe. Se faire la main sur des martyrs périphériques conduit sûrement à des proies plus centrales. Chacal un jour, chacal toujours. La bestialité déployée là-bas, déjà, menace ici. Les assassins sont à peine parmi eux, que les voilà parmi nous : un tel retour de manivelle est imparable.
Aimé Césaire l’a édicté : « Nul ne colonise innocemment. » Les prétendus civilisateurs supérieurs ne sont que des graines de criminels, ballottées du nord au sud par un Mistral perfide, puis du sud au nord par un Sirocco machiavélique. Pourquoi donc, à leur sujet, pousser le moindre cocorico ?…