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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

François Hollande, Jules Ferry et la colonisation

Plus d'un siècle après les débats de juillet 1885 entre Jules Ferry et Georges Clemenceau à l'Assemblée nationale, une polémique sur la colonisation semblait sur le point de renaître. En effet, dès le mardi 15 mai 2012 en début d'après-midi, au moment de prendre ses fonctions de président de la République, François Hollande, a tenu à rendre hommage à Jules Ferry. Mais c'est le «bâtisseur» de l'école de la République qu'il a salué – et non le promoteur d'une politique coloniale qu'il a condamnée : « En saluant aujourd'hui la mémoire de Jules Ferry, je n'ignore rien de certains de ses égarements politiques a-t-il déclaré. Sa défense de la colonisation fut une faute morale et politique. Elle doit, à ce titre, être condamnée [...].
C'est donc empreint de cette nécessaire lucidité que je suis venu saluer le législateur qui conçut l'école publique, le bâtisseur de cette grande maison commune qu'est l'école de la République. [...] » Nous reprenons ci-dessous les tribunes de l'historien Gilles Manceron et de l'écrivain Salah Guemriche concernant Jules Ferry et la colonisation.

François Hollande et le colonialisme de Jules Ferry,

par Gilles Manceron1

[Le Monde.fr, le 16 mai 2012]

Le choix du président François Hollande d’inaugurer son mandat, ce mardi 15 mai, par un hommage à Jules Ferry a été contesté en raison de la politique coloniale que cet homme politique des débuts de la Troisième République a incarné. Que la critique émane d’une personnalité, Luc Ferry, ministre de l’éducation nationale au moment où fut promulguée la loi du 23 février 2005 qui demandait aux enseignants de montrer « le rôle positif de la présence française outre-mer » ne laisse pas de surprendre. Et la perplexité s’accroît en voyant le même reproche exprimé par Roselyne Bachelot, ministre d’un Nicolas Sarkozy qui, en 2007, exaltait à Toulon devant un auditoire nostalgique du passé colonial « ce rêve qui ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation », puis, peu après, à Dakar, affirmait qu’en Afrique, « jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir ». Une ministre qu’on n’a pas entendu réagir, non plus, quand, récemment, son collègue du gouvernement Claude Guéant affirmait que « toutes les civilisations ne se valent pas ».

Jules Ferry, outre son engagement essentiel en faveur de l’égalité d’accès de tous les jeunes de France à l’enseignement primaire, se fit, en effet, dans les années 1880 des débuts de la Troisième République, le porte parole du projet colonial défendu par ceux des républicains qui s’intitulaient eux-mêmes alors les « républicains opportunistes ». Au moment où toutes les puissances d’Europe se lançaient dans la course aux colonies, où le développement industriel et technique du continent lui en donnait les moyens et où son développement social et culturel suscitait l’illusion de sa supériorité intrinsèque, Jules Ferry défendit, en effet, l’idée d’une « colonisation républicaine » au nom du droit des « races supérieures » vis-à-vis des « races inférieures ». D’autres républicains s’y sont opposés, choqués par la négation de l’universalité des droits de l’homme qu’elle impliquait.

Lors des débats importants de 1885 à la Chambre des députés, Jules Maigne, un vieux républicain de 1848, exilé sous le Second empire, lui avait rétorqué, scandalisé : « Vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de l’homme ! ». Et Georges Clemenceau s’était indigné : « Je ne comprends pas que nous n’ayons pas été unanimes ici à nous lever d’un seul bond pour protester violemment contre vos paroles ! » Il apparaît évident aujourd’hui que, sur ce sujet, ce sont ces derniers qui étaient fidèles aux principes de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et à la devise républicaine. A ignorer leurs mises en garde, la République française a entamé alors une page de son histoire qui devait la conduire aux tragédies de Diên Biên Phù et de la guerre d’Algérie et que seuls le revirement courageux du général de Gaulle et les prises de conscience difficiles de différentes forces politiques et morales du pays ont permis, au prix de multiples drames, d’interrompre.

C’est parce que François Hollande en est conscient qu’au premier jour de son mandat, devant le monument du jardin des Tuileries à la gloire de l’œuvre scolaire de Jules Ferry, il a tenu à préciser : « Je n’ignore rien de ses égarements politiques. Sa défense de la colonisation fut une faute morale et politique. Elle doit à ce titre être condamnée ». Ajoutant : « C’est donc empreint de cette lucidité indispensable que je suis venu saluer le législateur Ferry qui conçut l’école publique, le bâtisseur de cette maison commune qu’est l’école de la République ».

Le fait que Jules Ferry se soit fait l’artisan du projet colonial et qu’il ait détourné à son profit les références aux droits de l’homme lorsqu’il s’en est fait l’avocat, empêche-il qu’on rende hommage à ce qu’il a accompli dans le domaine de l’école ? Pour l’un des gestes symboliques par lequel il a voulu ouvrir son mandat, le président de la République a-t-il eu tort de le choisir ? En réalité, dans la mesure où il a commencé par prendre clairement ses distances avec son projet colonial et son discours sur les races, non seulement son choix était pertinent pour marquer l’importance qu’il attache à l’éducation, mais on peut penser que c’était aussi là un moyen d’esquisser un jugement critique sur la période coloniale de notre histoire et les stéréotypes racistes dont elle s’est nourrie. Car, dans la dernière période, la résurgence des peurs et des préjugés qui plongent une partie de leurs racines dans l’imaginaire colonial, résurgence dont témoignent aussi bien l’étiage du vote Front national que la droitisation extrême de la droite, impose aux plus hautes autorités de la République de se saisir de ce sujet.

L’un des défis de ce quinquennat si elles veulent interrompre ces phénomènes leur dicte de s’exprimer fortement sur cette page coloniale de notre histoire qui constitue l’un de leurs soubassements. Dans cette perspective, l’hommage présidentiel à Jules Ferry n’était pas seulement bien choisi pour parler de l’école, il peut apparaître aussi comme un choix pertinent pour évoquer d’emblée cette page de l’histoire de France. Une page au sujet de laquelle il reste encore des gestes forts à faire pour résoudre des contentieux historiques et combattre des discriminations tacites que cette époque nous a légués. Jacques Chirac avait su trouver les mots en 1995 pour s’exprimer avec force sur la période de la France de Vichy. François Hollande a peut-être donné un signe le 15 mai de ce qu’il était décidé à aider la France à se libérer du poids de cette autre page tragique de son passé.

Gilles Manceron

Jules Ferry versus Georges Clemenceau : de la continuité républicaine ?
par Salah Guemriche2

[Le Monde.fr, le 17 mai 2012]

Que n’a-t-on chanté la continuité républicaine, le 8 mai, en voyant Nicolas Sarkozy et François Hollande côte à côte devant la flamme du Soldat inconnu ! Une semaine après, le 15 mai, le nouveau président de la République française délivrait un autre signe symbolique en rendant hommage à la mémoire de Jules Ferry (et de Marie Curie). Pourquoi, donc, et en quoi Jules Ferry constituerait-il un symbole de continuité républicaine ? Parce que le fondateur de l’école « gratuite, obligatoire, laïque », invoqué et revendiqué par la droite comme par la gauche, est celui-là même qui inspira à Nicolas Sarkozy son envolée sur « le drame de l’homme africain [qui] n’est pas assez entré dans l’histoire », et à Glaude Guéant sa profession de foi : celle d’une hiérarchie des civilisations, martelée le 4 février dernier à l’Assemblée nationale, devant un parterre d’étudiants de l’UNI (Union nationale interuniversitaire, proche de la branche « extrême » de l’UMP). Pour être précis, Claude Guéant avait déclaré : « Contrairement aux socialistes, je pense que toutes les civilisations ne se valent pas ! »

De là à donner raison à ceux pour qui Jules Ferry était loin d’être socialiste, il n’y a qu’un pas, franchissable à souhait, si l’on se réfère au fameux discours prononcé le 28 juillet 1885 à la tribune de la Chambre des députés, attribuant avant l’heure un « rôle positif [à] la colonisation », discours que d’autres, 120 ans plus tard, considéreront comme la première leçon du droit d’ingérence : « Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures […] qu’il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. » Tel est le lien instauré, comme par inadvertance, entre l’ancienne présidence de la République et la nouvelle : Jules Ferry, symbole de la continuité républicaine.

Quand on sait ce que Charles-André Julien disait de ce discours (« le premier manifeste impérialiste qui ait été porté à la Tribune ! »), il y a en effet de quoi s’émouvoir devant cet hommage que le deuxième président socialiste de la Ve République a, le jour même de son investiture, rendu à Jules Ferry. Evidemment, ce que l’école de la République doit à l’homme reste un inestimable acquis historique, mais je n’arrive pas à me défaire de cette référence : Ferry me fait penser à Voltaire, sempiternellement encensé pour sa « tolérance » par les démocrates de tout poil, faisant ainsi l’impasse sur sa passion antijudaïque qui l’amène à avouer que, même pour taper sur les Juifs, c’est « à regret [qu’il] parle des Juifs »

L’autre hommage, à Marie Curie, s’explique plus aisément : symbole de l’« immigration positive », la Nobel de physique (1903) puis de chimie (1911), est l’une des deux seules femmes, nous rappelle l’historien de l’Education, Claude Lelièvre, figurant sur la « liste des 22 personnages considérés comme “constitutifs d’une culture et d’une conscience nationales”, cités dans les programmes de 1995 pour l’école élémentaire », liste élaborée par le ministre de l’éducation nationale de l’époque, un certain François Bayrou. La deuxième femme n’est autre que… Jeanne d’Arc. Autrement dit une figure de légende, un personnage formaté du roman national pour (é)lecteurs en mal d’identité.

Mais pourquoi Jules Ferry ? Et pourquoi pas, malgré tout, Georges Clemenceau, lui qui, deux jours après le fameux discours du premier théoricien du droit d’ingérence à l’Assemblée nationale, donnera cette réplique cinglante, à la même tribune : « Voilà, en propres termes, la thèse de M. Ferry, et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure !… » C’est ce qu’aurait dû faire exactement Claude Guéant, le 4 février 2012 : « regarder à deux fois avant de [se] retourner » vers son auditoire de la même Assemblée nationale, et de décréter que « toutes les civilisations ne se valent pas »

Jules Ferry versus Georges Clemenceau. Les mots du premier figurèrent longtemps dans les manuels scolaires ; les mots du second, eux, furent jugés par les historiens institutionnels nuls et non avenus. Pourtant, celui qui les prononça fut président du Conseil, et même, 105 ans avant Claude Guéant, ministre de l’intérieur. On le surnommait le tombeur de ministères, celui notamment de Jules Ferry, mais pour l’histoire, il restera le Tigre. Et si la « mémoire ouvrière » a retenu de lui la répression féroce d’une grève de mineurs dans le Pas-de-Calais, on a tendance à oublier qu’il fut aussi un des plus sûrs défenseurs de Dreyfus et un farouche adversaire de la censure.

Quant à la violence et aux crimes, dénoncés par Clemenceau et que la loi du 23 février 2005 tentera, mais en vain, de faire passer en pertes et profits sur le compte des « bienfaits de la colonisation », voici le conseil délivré le même jour par le Tigre à l’adresse des députés partisans de Jules Ferry : « Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé… ! Voilà l’histoire de votre civilisation ! […] Et c’est un pareil système que vous essayez de justifier en France dans la patrie des droits de l’Homme ! Je ne comprends pas que nous n’ayons pas été unanimes ici à nous lever d’un seul bond pour protester violemment contre vos paroles… »

127 ans après, d’autres citoyens, ayant voté pour François Hollande, n’auront pas compris non plus que le 15 mai 2012 soit honorée la mémoire de celui qui aura inspiré le retour en grâce de la thèse de l’inégalité des civilisations. Inégalité qu’un autre Ferry, piètre coïncidence patronymique, confirmera du haut de sa chaire virtuelle, se disant, bravache, « prêt à parier qu’en leur for intérieur, nos éléphants du PS pensent exactement la même chose ! » (Le Figaro, 9 mai 2012). Avant le jour de l’investiture, il restait à espérer qu’au moment de prononcer l’éloge de Jules Ferry, le président de la République française, François Hollande, aura une pensée, voire un mot, pour le « tombeur des ministères ». Cela fut le cas : après avoir évoqué Clemenceau et sa furieuse opposition au volontarisme colonial de Jules Ferry, le chef de l’Etat a rassuré son monde en qualifiant ce volontarisme de « faute morale et politique ». Dont acte.

Salah Guemriche

  1. L’hiistorien Gilles Manceron est l’auteur de Marianne et les colonies (La Découverte, 2003), et de 1885, le tournant colonial de la République (La Découverte, 2006).
  2. Salah Guemriche est l’auteur de Alger la Blanche, biographies d’une ville, (Perrin), et du Dictionnaire des mots français d’origine arabe, (Points-Seuil), 2012.

    La tribune, publiée dans LeMonde.fr le 17 mai 2012 et qui est reprise ci-dessus, a été écrite le 12 mai, à l’exception de la dernière phrase que Salah Guemriche a modifiée le 15, après avoir pris connaissance de l’allocution prononcée par François Hollande le 15 mai.

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