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“Tunisiens juifs”, par Sophie Bessis

Cet article 1, paru le 8 mai 2012 sur le site tunisien Leaders, nous interpelle tous en ces temps où la haine, l'intolérance et le rejet de l'autre marquent de terribles points : Sophie Bessis y écrit notamment que “dans quelques années, les juifs auront probablement disparu du paysage tunisien”...

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Ceci n’est pas un jeu, dans l’histoire suivante il faut chercher l’erreur : depuis l’indépendance de la Tunisie, mais plus encore depuis que la révolution de 2011 a libéré toutes les paroles, les meilleures comme les pires, chaque acte antijuif commis par les islamistes radicaux est suivi d’un concert de mises au point de la part des responsables du pays et des principaux partis politiques : de tels comportements seraient le fait d’une minorité et les juifs, qu’ils se rassurent, sont des citoyens à part entière, jurent-ils tous la main sur le coeur.

Dont acte. Cela montre, et tant mieux, qu’en Tunisie on ne peut lancer d’appel à la haine sans provoquer de réactions. Mais, d’un autre côté, les mêmes hommes publics répètent, chaque fois que la question identitaire est évoquée, que tous les Tunisiens sont une fois pour toutes musulmans et qu’il n’y a pas lieu de revenir sur cette évidence indiscutable. Or de deux choses l’une : ou les juifs tunisiens sont des Tunisiens juifs (l’ordre des mots a ici son importance) et, dans ce cas, tous les Tunisiens ne sont pas musulmans, ou tous les Tunisiens sont musulmans et les juifs ne sont pas vraiment tunisiens. Ni d’ailleurs les chrétiens ou les bahaï, ou les bouddhistes si l’on découvre un Tunisien adepte de cette religion.

Pas «vraiment». Dans cet adverbe se situe toute l’ambiguïté du rapport que la Tunisie entretient avec ce fait minoritaire qui a, durant des millénaires et jusqu’aux années 60 du XXe siècle, été constitutif de sa société. Autochtones judaïsés par les premiers juifs venus avec les Phéniciens commercer sur les côtes de Berbérie, migrants issus des diasporas successives ayant dispersé le peuple de Judée, sépharades chassés de la très catholique Espagne à la fin du XVe siècle, ayant cherché directement refuge dans un Maghreb plus accueillant ou arrivés après un long détour par les villes italiennes de Livourne et de Pise, telles sont les strates successives qui ont composé au fil des millénaires la population juive de Tunisie.

Mais peu importe de savoir depuis combien de temps les juifs sont présents sur le sol tunisien. Un millénaire de plus ou de moins n’a pas grande importance. A cette aune, les Berbères d’origine seraient à coup sûr plus tunisiens que les Arabes, arrivés pour la plupart avec les invasions hilaliennes du XIIe siècle. Il s’agit plutôt de déterminer ce qui fait le Tunisien et s’il peut exister des hiérarchies dans la tunisianité. Si oui, sur quels critères reposeraient-elles ?

Il faut bien en convenir, la majorité des Tunisiens est intimement convaincue qu’on ne peut être totalement tunisien si l’on n’est pas musulman. Certes, on n’est pas dans ce cas tout à fait un étranger, mais on ne saurait avoir les mêmes prérogatives que la majorité. L’histoire est têtue car, sous cette conviction, c’est toute l’architecture de la dhimma – le statut des minorités du Livre – qui refait ici surface sous d’autres formes. Les Ahl El Kitab, juifs ou chrétiens, avaient jadis – sous les pouvoirs musulmans – le droit de pratiquer leur culte et d’être régis sur le plan communautaire par leurs propres lois, à condition de payer un impôt spécifique et de faire soumission à l’autorité protectrice. Quand celle-ci était éclairée, les juifs vécurent en paix et certains d’entre eux accédèrent dans l’histoire à de hautes fonctions. Mais, dans les périodes d’interrègne ou de conflits, ils servirent – comme sous d’autres cieux – de bouc émissaire aux malheurs du temps.

Le «pas tout à fait comme les autres» n’est pas seulement affaire de religion ou de coutumes. Il induit de la discrimination. On peut avancer que les notions d’égalité et de citoyenneté sont récentes et qu’avant l’époque contemporaine, l’inégalité était la règle. C’est vrai, et le statut des juifs tunisiens a changé avec la promulgation du Pacte fondamental de 1857 qui supprima le statut de dhimmi et leur accorda des droits. Durant la période coloniale, ceux qui n’acquirent pas la nationalité française ou qui n’étaient pas italiens, c’est-à-dire l’immense majorité, étaient sujets du Bey comme les musulmans, et devinrent à l’indépendance citoyens tunisiens.

Oui mais. Dans les faits, on leur fit voir de mille manières qu’ils ne l’étaient pas pleinement. De l’article 1 de la Constitution de 1959 à sa disposition obligeant le président de la République à être musulman et à l’exclusion de certaines fonctions, on institua une sorte de citoyenneté de seconde zone, aggravée par nombre d’humiliations petites et grandes dont ils furent l’objet. Malgré l’ancienneté de leur présence sur la terre tunisienne, les juifs sont, dès 1956, gommés de son histoire et de sa mémoire officielles, effacés même de la topographie, comme à Jerba où l’on changea dans les années 70 les noms séculaires des deux villages de Hara Kbira et Hara Sghira pour les rebaptiser… Soueni et Riyadh. Les juifs existent en somme sans exister. En fait, la posture majoritaire chez les hommes politiques et les intellectuels tunisiens est celle qui ne nie pas l’ancienneté de la présence juive, mais la cantonne dans une position d’extériorité par rapport à la société: celle-ci est arabo-musulmane mais a des branches héritées du passé, pas tout à fait étrangères sans être vraiment nationales. C’est ainsi que, privés d’avenir et de reconnaissance sur leur terre natale, les juifs furent poussés au départ. Et de quelque 100.000 à l’indépendance, ils ne sont plus aujourd’hui qu’un gros millier.

Certes, les causes de cet exode sont complexes, quoique l’hégémonie du nationalisme arabo-musulman en ait été la principale. Une petite partie de cette population, ayant vu dans la colonisation un agent d’émancipation et craignant une indépendance aux conséquences incertaines pour elle, serait de toute façon partie avec la France. Une autre minorité, gagnée au sionisme, migra dès les années 50 vers Israël.

L’existence même de cet Etat a en outre transformé en fracture la différence communautaire. Dès sa création, en effet, débuta l’ère de la confusion entre sionistes et juifs, ces derniers étant vus par beaucoup comme la cinquième colonne potentielle de l’ennemi.

Ainsi, le 5 juin 1967, les échoppes des commerçants juifs de Tunis furent saccagées par des manifestants… qui protestaient contre le déclenchement de la guerre des Six-Jours. Pourtant, le monde arabe n’a pas encore mesuré à quel point il a aidé Israël à se construire en se débarrassant de ses juifs. Le fantasme arabe d’une construction nationale ethniquement et – au Maghreb – religieusement homogène a répondu à l’ardent souhait de l’Etat hébreu d’accroître sa population juive, créant une convergence objective d’intérêts entre des adversaires par ailleurs irréductibles.

En ce qui concerne les juifs tunisiens, les plus pauvres partirent vers l’Orient tandis que les élites et les classes moyennes de la communauté choisirent la rive nord de la Méditerranée. L’histoire des relations entre juifs et musulmans en Tunisie se résumerait-elle donc à une longue mésentente, plus ou moins cordiale selon les époques ? Non heureusement. On ne comprendrait pas comment, sinon, la présence juive a résisté, bien que très amoindrie, à toutes les avanies. Car les juifs se sentent et se vivent comme tunisiens. L’histoire tunisienne, sa culture, sa musique, sa cuisine, sa vie politique et sociale sont tissées de cette longue intimité. Il n’y avait pas une ville, pas une bourgade du pays qui n’abritât sa communauté. Des juifs furent à bien des époques conseillers des souverains. Plus près de nous, nombre d’entre eux luttèrent pour l’indépendance de leur pays.

Les mariages «mixtes» n’étaient pas exceptionnels, malgré l’endogamie qui régit les sociétés fortement communautarisées. Contrairement à l’Algérie voisine, la nationalité tunisienne est régie par le sol et déconnectée de l’appartenance religieuse. La richesse de cette histoire explique qu’un chef d’Etat puisse se rendre dans une synagogue, comme l’a fait Moncef Marzouki le 11 avril dernier en allant à la Ghriba de Jerba, pour déclarer que la violation des droits des juifs «constitue une agression contre tous les Tunisiens». Et, aujourd’hui, ces derniers ne sont pas rares à estimer que le pays a perdu une part de lui-même en perdant cette minorité.

Dans quelques années, les juifs auront probablement disparu du paysage tunisien. La majorité les aura oubliés, car on n’a rien dit aux jeunes de leur millénaire enracinement. A la réalité du juif local s’est substitué chez la plupart d’entre eux le fantasme du sioniste international. Certes, on pourra difficilement aller à rebours de cette dérive tant que le peuple palestinien n’aura pas été restauré dans son droit à disposer de sa patrie. Mais au-delà de cette question principielle, les Tunisiens devront un jour endosser leur part de responsabilité dans la disparition d’une des plus vieilles composantes de leur société. Tout peuple, pour avoir un avenir, doit assumer tout son passé. Il y va de la solidité de la démocratie qu’ils veulent commencer de construire.

Sophie Bessis

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