A la sortie du livre, L’assassinat de Château-Royal, Alger : 15 mars 1962, son auteur, Jean Philippe Ould Aoudia, reçut de Pierre Vidal-Naquet une lettre datée du 14 février 1992, dont voici le contenu :
À l’heure où ce sont les bourreaux qui accusent …
… Trente ans se sont écoulés depuis cette journée dont vous retracez l’avant, le pendant et l’après. D’un seul coup, vous m’avez replongé dans
un monde que, plus ou moins confusément, j’espérais avoir oublié. La guerre d’Algérie n’a pas manqué d’événements horribles. Les deux parties au conflit y ont contribué. Français, j’estime toujours que les crimes français sont plus anciens, plus nombreux et en dernière analyse, plus graves. Les crimes de l’O.A.S. sont aussi nos crimes. Dans un texte que vous citez, François Mauriac écrivait : « Cette boucherie répond à un calcul. Elle a été conçue par une réflexion lucide ». Germaine Tillion, elle, parlait des « calculs imbéciles des singes sanglants qui font la loi à Alger ». Hélas, ces singes, nous ne pouvons pas les désavouer. Vous le montrez admirablement, l’attaque contre les Centres sociaux est venue de l’armée, et notamment du général Massu qui fut en pratique préfet d’Alger pendant un peu plus de trois ans. Cette attaque s’est développée dans les propos des accusés, tous acquittés d’ailleurs, du procès des barricades. Le colonel Gardes, par exemple, avait désigné les hommes des Centres sociaux comme des ennemis à abattre. Quant à Jacques Soustelle, mon ancien collègue des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et qui aurait pu tenir à honneur d’avoir fondé ces Centres, il s’est tu. Les tueurs du 15 mars ont agi aussi en son nom.
Parmi ces hommes, il y avait votre père, Salah Ould Aoudia. Vous le décrivez prenant tranquillement ses lunettes, sous l’œil courtois et attentif des tueurs, le lieutenant Degueldre et ses amis. Qu’un homme cherche à savoir comment est mort son père, qu’il cherche à le savoir jusque dans les plus infimes détails, jusque dans le plus minuscule enchaînement des événements, je ne puis que le comprendre, en homme qui voudrait désespérément en savoir autant pour ses propres parents. Vous avez mené l’enquête avec une probité et un sérieux admirables. Vous avez mis le doigt sur l’absence singulière à la réunion de Château-Royal de René Petitbon, directeur du Service de formation de la jeunesse en Algérie et qui était, à l’époque, en négociation avec les tueurs de l’O.A.S. A-t-il été averti ? C’est une question qu’on peut se poser, que vous posez avec discrétion.
Trois jours après le meurtre, Lucien Paye, ministre de l’Éducation nationale, prononçait aux obsèques une allocution. Je viens, grâce à vous, de la relire avec émotion. Parmi les paroles officielles qui ont été prononcées pendant ces longues années de guerre, elle est une des rares qui m’avait ému. Elle sonnait juste au milieu des conventions et des mensonges. Mais il faut bien le dire, ces paroles n’ont pas été suivies d’effets. Personne n’a été inculpé pour avoir tué Max Marchand, Salah Ould Aoudia, Mouloud Feraoun, Robert Aimard, Marcel Basset, Ali Hammoutène. Roger Degueldre a été condamné à mort et exécuté sans que ce crime-là figure à son dossier. Et vous montrez qu’on a pu écrire sans rire que cet assassinat n’a pas été cautionné par le général Salan. A l’heure où ce sont les bourreaux qui accusent et les victimes qui sont passées par profits et pertes, il est bon de rappeler ce que fut l’assassinat de Château-Royal. Merci de l’avoir fait. Merci d’être fidèle.
Croyez à toute mon amicale sympathie.
Inter actualités de 19h15, le 15 mars 1962 (33m 8s)
Hommage aux six victimes du 15 mars 1962
En marge de la 18e édition du salon «Le Maghreb du livre» à Paris
Un hommage a été rendu, samedi soir 11 février 2012, à Paris, à l’écrivain algérien Mouloud Feraoun et à ses cinq compagnons, algériens et français, dirigeants des centres sociaux éducatifs (CSE) d’Algérie, assassinés le 15 mars 1962 par l’Organisation de l’armée secrète (OAS) responsable de plusieurs centaines d’attentats et d’exécutions en Algérie et en France. Cet hommage, qui s’est déroulé à la faveur de la 18éme édition du salon ’’Le Maghreb des livres’’, et du cinquantenaire de l’indépendance nationale, s’est tenu avec la participation de deux descendants des victimes, Safia Hamoutene, fille d’Ali Hammoutene, et Jean-Philippe Ould Aoudia, fils de Salah Ould Aoudia, venus tous deux apporter leurs témoignages respectifs sur ce crime organisé comme une opération de guerre de grande envergure.
A quatre jours du cessez-le-feu, les six dirigeants des CSE étaient réunis au centre social de Château Royal à El Biar. Un commando (Delta) de tueurs de l’OAS, pénètre dans la salle de réunion et fait sortir les six hommes du bâtiment. Ceux-ci sont alignés contre un mur de la cour et abattus à l’arme automatique. Les victimes n’étaient pas choisies au hasard. Cette lâche exécution, dans l’esprit des tueurs, avait valeur de symbole, tous étaient inspecteurs des CSE, et contribuaient à l’alphabétisation et à la formation professionnelle des jeunes et des adultes. Ils prenaient également en charge des problèmes sanitaires et sociaux. Très rapidement, les autorités militaires ont accusé les centres sociaux d’être noyautés et annexés par le FLN.
«A cette époque, Alger était devenue la capitale de la douleur. Je me souviens de cette journée, car il y avait le couvre-feu et c’est la raison pour laquelle les tueurs commençaient leur travail très tôt», témoignera Jean-Philippe Ould Aoudia. «’En cette journée du 15 mars 1962 et à partir de 6 heures du matin, on a eu 20 crimes, 611 attentats durant tout le mois de mars 1962 et 20 attentats par jour en moyenne», a-t-il dit. «C’est dans ce climat de violence extrême que s’est déroulé l’assassinat des six dirigeants des CSE. Ils rêvaient d’une Algérie humaniste, aux antipodes de l’idéologie de leurs agresseurs», a-t-il souligné. Il dira également que cet attentat a été «mûrement réfléchi et planifié», relevant que «déjà, durant la Bataille d’Alger, 13% du personnel des centres sociaux allaient faire l’objet d’arrestations et, certains, de tortures». «Aucun service, aucune administration n’a subi de telles turpitudes de la part de l’armée prétorienne à cette époque et pendant le reste de la guerre d’Algérie», a affirmé M. Ould-Aoudia. «La machination contre les centres sociaux est le rôle du 5éme bureau qui diffusait des informations pour manipuler l’opinion et ces centres, devenaient suspects aux yeux de toutes les autorités françaises», a-t-il encore témoigné.
Safia Hammoutene, qui contrôlant difficilement son émotion, au souvenir de l’assassinat de son père, a affirmé qu’à l’époque, elle était jeune, mais elle a grandi avec cet attentat. «Dans mon histoire, j’ai dû me construire avec, et aujourd’hui, il m’est très difficile d’en parler. Ce fut une catastrophe pour moi, et il m’est très douloureux d’exposer les faits», a-t-elle dit.
Jean-Philippe Ould Aoudia a publié, une enquête sur L’Assassinat de Château Royal (éditions Tiresias) et mène une enquête minutieuse pour traquer les assassins de son père et de ses compagnons. L’écrivain Mouloud Feraoun, né le 8 mars 1913 à Tizi Hibel, était élève de l’école normale d’Instituteurs de Bouzaréah (Alger), où il enseigna durant plusieurs années comme instituteur, directeur d’école et de cours complémentaire, avant d’être nommé inspecteur des centres sociaux.