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Lilian Thuram devant une affiche de l'exposition montrant des

“Exhibitions, l’invention du sauvage” par Lilian Thuram

Après sa carrière de footballeur dans l’équipe de France, Lilian Thuram s’est lancé dans la lutte contre le racisme. Aujourd’hui, il est l’organisateur de l’exposition « Exhibitions, l’invention du sauvage » qui retrace l’histoire de l’invention du racisme. L'exposition est visible jusqu’au 3 juin 2012, au musée du quai Branly, à Paris. Le racisme est le fait de croire que certaines races sont supérieures à d’autres. Selon les personnes racistes, les races sont les différentes catégories d’êtres humains classés selon leurs origines. Or, cette classification n’a aucun sens car il n’existe qu’une seule race, la race humaine, dont la couleur de peau est définie par la mélanine (un pigment de couleur contenu dans notre corps). Cette exposition met en scène l’histoire de femmes, d’hommes et d’enfants, venus d’Afrique, d’Asie, d’Océanie ou d’Amérique, exhibés en Occident à l’occasion de numéros de cirque, de représentations de théâtre, de revues de cabaret, dans des foires, des zoos, des défilés, des villages reconstitués ou dans le cadre des expositions universelles et coloniales. Un processus qui commence au 16e siècle dans les cours royales et va croître jusqu’au milieu du 20e siècle en Europe, en Amérique et au Japon.
A l’époque de ces exhibitions, plus de 1 milliard de personnes ont assisté à ces sinistres spectacles.

«L’idée est de déchiffrer le présent en remontant le fil du passé. Depuis longtemps, je cherche à comprendre pourquoi tant de préjugés concernent la couleur de peau. Je n’avais pas saisi que c’était un problème culturel. Quand les gens allaient voir ces exhibitions, ils ressortaient avec l’idée qu’ils étaient supérieurs parce “qu’ils étaient civilisés face à des sauvages”. Or, les personnes exposées dans les foires ou les jardins étaient comme vous et moi. »

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Lilian Thuram devant une affiche de l'exposition montrant des
Lilian Thuram devant une affiche de l’exposition montrant des

Lilian Thuram : « On ne naît pas raciste, on le devient »

par Marion Rousset, Regards, janvier 2012

Lilian Thuram, ancienne star du foot international et président de la Fondation éducation contre le racisme, poursuit aujourd’hui son travail pédagogique au musée du Quai Branly, comme commissaire de l’exposition « Exhibitions. L’invention du sauvage ».

  • «Exhibitions » met en lumière le phénomène des « zoos humains ». L’histoire du colonialisme permet-elle, selon vous, d’expliquer la persistance de préjugés racistes dans la société contemporaine ?

Personne ne peut nier le lien entre le passé et le présent. Lorsque j’ai lu le livre de Pascal Blanchard sur les zoos humains, il y a une dizaine d’années, cela m’a réconforté. J’ai alors compris comment le racisme scientifique des XVIIIe et XIXe siècles s’était propagé dans les sociétés. C’est important de faire connaître cette histoire car elle permet de saisir pourquoi certains préjugés continuent de traverser nos sociétés. Il y a deux ans, nous sommes venus, Pascal et moi, voir Stéphane Martin, le président du Quai Branly, pour lui proposer de monter une exposition. Il a été tout de suite d’accord. Ce que je ne voulais pas, c’est que certains visiteurs se retrouvent en proie à un sentiment de culpabilité ou de mauvaise conscience et que d’autres se laissent aller à une forme de victimisation. Il faut prendre du recul pour appréhender la manière dont, petit à petit, notre culture s’est imprégnée de préjugés négatifs sur l’Autre. Nous sommes partis du voyage dans les Amériques de Christophe Colomb qui ramène des Amérindiens à la cour d’Espagne. Très rapidement, en 1550 et 1551, la controverse de Valladolid met en doute l’humanité des Amérindiens. L’exposition montre que ce que l’on croit naturel – le fait d’avoir des préjugés – relève au contraire d’une construction intellectuelle qu’il est donc possible de déconstruire.

  • Comment s’explique le succès de ces « zoos » qui au cours du XIXe siècle deviennent un loisir de masse ?

À l’époque, l’idéologie distinguant les races supérieures des races inférieures était développée dans des écoles d’anthropologie financées par les États, en Allemagne, aux États-Unis, en Italie, en France… Avec la remise en cause de la religion, le nouvel ordre du monde était donné par la science. Nous évoquons le rôle joué par des scientifiques comme Gobineau, Cuvier ou d’autres, qui ont mis en place une hiérarchie entre les prétendues « races », suivant un dégradé de couleurs. Les Noirs représentaient le chaînon manquant entre le singe et l’homme. Toute la société participait de cette idéologie. Jules Ferry, par exemple, explique que la race supérieure a des droits sur les races inférieures. Ce discours se retrouve partout, dans les livres d’école comme sur les affiches placardées sur les murs des villes. C’est ainsi qu’il put pénétrer les esprits et laisser des séquelles jusqu’à aujourd’hui. Certes, l’apartheid se passait en Afrique du Sud, mais il était cautionné par les autres pays. La fin de la colonisation, elle, remonte aux années 1960. Quant au nazisme durant la Seconde Guerre mondiale, il reposait sur cette même idéologie, avec en plus l’introduction d’une hiérarchie au sein même de la « race » blanche. Questionner le passé, se questionner, permet de comprendre pourquoi de tels clivages liés à la couleur de la peau continuent d’exister.

  • À la fin du parcours, un film montre les résonances contemporaines de l’idée d’« anormalité ». S’y croisent des questions de couleur, de sexe, de religion…

Dans l’exposition, on voit les gens exhibés, mais on entend très rarement leur parole. C’était important de finir en donnant la parole à ceux qui, dans nos sociétés, sont vus comme n’étant dans la norme. J’apprécie le propos de cette jeune fille voilée qui explique devant la caméra qu’étant elle-même stigmatisée comme musulmane, elle ne peut pas stigmatiser les homosexuels. On a tendance à voir en l’Autre un être inférieur car cela nous rassure. Qu’il y ait des personnes dans des enclos et d’autres à l’extérieur, cela construit notre propre identité. Quand ceux qui sont dehors pensent à ceux qui sont à l’intérieur comme à des sauvages, ils se confortent dans l’idée qu’ils sont eux-mêmes civilisés et supérieurs. Ces barrières sont encore présentes au niveau mental.

  • En 2010, vous avez signé un appel dans Le Monde qui évoquait « nos grands-parents et nos arrière-grands-parents » qui « ont partagé la boue des tranchées puis le combat contre la barbarie nazie et les conflits pour les indépendances ». Vous sentez-vous appartenir à une génération postcoloniale ?

Nous sommes le résultat de ce qui est arrivé par le passé. Souvent, on me demande pourquoi je m’intéresse à l’esclavage, je trouve cette question assez surprenante. La majorité des gens ne font pas le rapprochement avec le fait que je suis Antillais, que mon grand-père est né en 1908 et que l’abolition de l’esclavage date de 1848. Si je me questionne sur l’esclavage, c’est pour me comprendre, pour comprendre ma famille et la société dans laquelle j’ai grandi. Mais il faut bien se rendre compte que nous sommes tous stigmatisés, par-delà les questions de couleurs, je pourrais en effet aussi parler de Bécassine en Bretagne. Il est donc préférable pour tout le monde que la société soit plus juste.

  • Votre arrivée en région parisienne, après une enfance à Pointe-à-Pitre, est-elle fondatrice de votre engagement contre le racisme ?

Je suis arrivé à neuf ans et je suis soudain devenu noir, avec tous les stigmates qui accompagnent cette couleur de peau. On m’appelait la « noiraude », c’était le nom d’une vache noire et stupide dans un dessin animé qui mettait aussi en scène une vache blanche et intelligente. Ça m’attristait même si j’étais heureux d’être là : j’étais venu à Paris pour vivre avec ma maman qui était partie y travailler un an auparavant. Et puis j’ai eu beaucoup de chance car à l’âge que j’avais, on ne pouvait plus mettre en doute mon identité. J’étais né aux Antilles, donc j’étais Français. Si on me disait le contraire, je ne comprenais pas. Un enfant né ici auquel on tient ce discours dès sa petite enfance peut être déstabilisé. On garde toujours des traces de la stigmatisation, surtout si cela vous arrive très jeune. Dans mon cas, ce qui reste, ce sont les questions que cette situation a déclenché chez moi. Mais on ne prend pas la mesure de ce que peuvent provoquer en termes de violences les stigmatisations chez les enfants trop petits pour posséder les bonnes réponses.

  • Vous avez de bons souvenirs de l’école ?

Oui plutôt… Quand j’étais aux Antilles, c’était un moyen de s’élever socialement et quand je suis arrivé en région parisienne, c’est devenu un lieu d’amusement avec les copains ! On n’explique pas pourquoi l’école, on dit que c’est pour trouver un bon métier, mais ce n’est pas ça ! Après le bac, j’ai fait un BTS par correspondance que je n’ai pas terminé car je suis devenu joueur de foot professionnel. Et après j’ai compris l’importance de l’éducation…

  • Qu’en est-il de l’univers du football que vous connaissez bien ?

Lorsque je jouais au foot en Italie, des supporters faisaient le bruit du singe chaque fois que des Noirs touchaient la balle. Pourquoi ? Parce que ces derniers étaient considérés autrefois comme le chaînon manquant ! J’avais de la compassion pour ces supporters car je comprenais le mécanisme qui les avait amenés à ça. On ne naît pas raciste, on le devient…

  • N’y a-t-il pas une responsabilité au plus haut niveau de l’État dans les mécanismes que vous décrivez ?

De la période de l’esclavage à aujourd’hui, en passant par la colonisation, l’idéologie dominante a toujours été portée par le politique, que ce soit par l’État ou par les intellectuels. Autrefois, Victor Hugo disait que l’homme blanc a fait du Noir un homme. Or il est très compliqué de ne pas être conditionné par les discours venus d’en haut. C’est pourquoi je ne porte pas de jugement sur les visiteurs des zoos humains, aujourd’hui une majorité de gens se presseraient au Jardin d’acclimatation si on leur disait qu’on peut y voir des petits hommes verts !

  • Comment avez-vous vécu les débats sur l’« identité nationale » et l’escalade du discours xénophobe porté par Hortefeux, Besson et Guéant ?

Ce discours conditionne les gens à se désolidariser les uns des autres. Les barrières qui séparent ceux qui sont à l’intérieur de l’enclos de ceux qui sont à l’extérieur ne disparaîtront pas facilement. Car à force de répéter qu’il existe des « nous » et des « eux », cela finit par rentrer dans les têtes. Ce conditionnement passe aussi par le vocabulaire : il y a les sans-papiers et les avec-papiers, on parle de « minorités visibles » pour les personnes non blanches et de « majorité invisible » pour les Blancs. Moi, je ne fais partie d’aucune minorité visible, je suis Français. Je ne suis pas de la majorité mais de la grande majorité. Je ne me détermine pas par ma couleur peau et je ne laisse personne me déterminer ainsi. Chacun de nous doit sortir des prisons dans lesquelles l’histoire l’a enfermé et dans lesquelles nous nous enfermons.

  • Vous avez publié un livre intitulé Mes Étoiles noires. Pouvez-vous citer quelques-unes de ces rencontres rêvées qui vous ont fait cheminer ?

Fanon, parce que c’est l’anniversaire de sa mort. Il explique que l’histoire du monde appartient à tous les hommes, quelle que soit leur couleur. Je citerais aussi Lucy, car son existence prouve que nous faisons partie de la même espèce d’Homo sapiens. Le premier but de Mes Étoiles noires, c’était de contrer la vision que la société renvoie de la population noire, l’histoire de celle-ci semble toujours commencer et finir par l’esclavage. Je voulais enrichir nos imaginaires.

  1. Source: Paris Match repris dans http://iqbalactu.wordpress.com/2011/12/20/exhibitions-linvention-du-sauvage-le-racisme-explique-au-musee-du-quai-branly/.
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