Emmanuel Blanchard : « Octobre 1961, continuités et ruptures dans la répression policière »
La photographie de couverture de mon livre est aussi celle qui a été choisie par la mairie de Nanterre pour illustrer toutes les manifestations autour du 17 octobre 1961. Elle est intéressante dans le sens où elle permet de comprendre ce que je vais essayer de démontrer aujourd’hui : le 17 octobre 1961 est à la fois un évènement exceptionnel, c’est une répression qui n’a pas d’équivalent dans le Paris du XXème siècle, pas plus que dans les principales capitales de l’Europe occidentale au XXème siècle ; mais c’est aussi une répression qui se place dans ce que j’appelle des généalogies policières et des répertoires d’actions qui remontent bien en amont du 17 octobre. Mais, ce jour-là, elles ont été radicalisées et elles ont pris des formes extrêmes. Cette photo renvoie aux expulsions post 17 octobre 1961, elle a été prise sur le tarmac de l’aéroport d’Orly, le 19 octobre 1961, au moment où ont lieu des expulsions qui sont mises en scène pour les médias. Ces expulsions ont eu lieu par avion ce qui était effectivement exceptionnel. Mais elles existaient depuis des années, au départ de Marseille, par bateau. Leur renforcement avait été programmé depuis plusieurs semaines et n’était donc pas directement lié à une mobilisation de masse, celle du 17 octobre 1961, qui n’était alors pas même envisagée. Cette photo rend donc bien compte de la conjonction entre procédure ordinaire et répression exceptionnelle qui va se nouer au moment du 17 octobre 1961.
Je vais essayer de dérouler cela au travers d’une mise en perspective historique qui permette d’essayer de prendre conscience de ce qu’était l’emprise policière sur les Algériens de la région parisienne. Et pour cela il faut revenir, trop rapidement, à la première période d’émigration d’Algérie massive dans la région parisienne. Au cours des années 1920, les « Nord-Africains » deviennent un enjeu politique, médiatique. En 1925 (juste avant la création de l’Étoile nord africaine, le premier parti nationaliste) est créé, sous l’égide du conseil municipal de Paris et de la préfecture de Paris, un service des affaires indigènes nord-africaines (SAINA). C’est un service qui mêle assistance sociale et renseignements pour exercer un contrôle et une identification des Algériens de Paris. Au sein de ce service, la brigade nord-africaine (BNA) occupe une place centrale et gère un fichier qui en quelque sorte est le cerveau de ce service et qui réunit l’ensemble des informations rassemblées par ailleurs. Ce service peut être analysé comme une déclinaison métropolitaine d’unités et de pratiques administratives implantées en Algérie et était d’ailleurs appelé par ses opposants la « commune-mixte de Paris » ou le « bureau arabe de la Seine » : autrement dit, les Algériens de l’époque sont appréhendés comme une population colonisée envers laquelle il est possible d’utiliser des méthodes administratives et policières qui s’inspirent de celles qui étaient utilisées en Algérie, notamment du mélange de genre entre le travail social, le renseignement et la répression policière.
Ce service est dissous à la Libération. Sa suppression est liée au statut de l’Algérie qui change dans les années 1944-1947 : ces réformes et en particulier le statut de l’Algérie adopté en 1947 ont, pour ce qui nous intéresse, deux conséquences. Les musulmans algériens, deviennent des « Français musulmans d’Algérie », catégorie administrative qui renvoie à une double dimension de nationalité et de citoyenneté qui est extrêmement importante pour les immigrés puisqu’au travers du statut, ils deviennent des Français de plein droit en métropole. Un certain nombre de discriminations politiques perdurent en Algérie, mais en France, c’est un régime supposé d’égalité des droits qui s’impose. De ce fait, vous imaginez bien qu’au sortir de la seconde guerre mondiale, il est impossible de maintenir une police des Algériens, ou des « Nord-africains »
La question qui va se poser dans ce cadre là, c’est comment réorganiser l’emprise policière sur cette population alors même qu’elle est française et doit d’une certaine façon être appréhendée selon les méthodes ordinaires, hors de dispositifs d’exception. Et cette problématique est extrêmement importante puisque comme vous l’imaginez, il y a bien sûr un décalage entre le droit et les représentations. Les propos du préfet de police nommé en 1947, Roger Léonard, sont à cet égard édifiants : il qualifie le statut des Algériens de « fiction juridique », de « mythe de l’égalité des droits », tout simplement parce que d’une certaine façon il voit sa police désarmée alors même que les Algériens continuent d’être désignés comme une population problématique en raison de leur pauvreté, en raison de la domination coloniale qui a été réaffirmée dans les départements algériens, en raison aussi de leur politisation remarquée (avec les grand meetings du MTLD, le parti indépendantiste qui réunit des milliers de personnes à Paris dès l’année 1945).
Pour comprendre comment va se nouer le 17 octobre 1961, il est nécessaire de revenir à cette contradiction entre une citoyenneté de plein droit et un statut colonial qui a été réaffirmé dans la violence la plus extrême avec les milliers de morts dans le Constantinois en mai-juin 1945. Il faut avoir bien en tête que si l’Algérie est restée départements français, si les Algériens se sont vus reconnaître ce nouveau statut, c’est avant tout parce que le mouvement indépendantiste a été réprimé dans la violence la plus extrême au printemps 1945. D’une certaine façon, pour préserver la domination coloniale, il a fallu en passer par ce que le préfet de police appelle « cette fiction juridique de l’égalité des droits » et de la citoyenneté accordées aux Algériens.
Face à cette question, la police va se réorganiser pour essayer de continuer de contrôler les Français musulmans d’Algérie. Et cette réorganisation va se faire autour de trois modes qui permettent d’essayer de respecter la disparition de la police d’exception, tout en ayant une emprise forte sur la population algérienne :
– Les Algériens vont avant tout être appréhendés comme des migrants, migrants qu’ils sont puisque beaucoup traversent la Méditerranée, et qui plus est, des migrants « indésirables » un qualificatif couramment employé à l’époque. Pourquoi sont-ils indésirables ? Tout simplement parce qu’ils ont le droit de venir – la liberté de circulation est attachée au statut de l’Algérie – mais que, dans la politique d’immigration qui se met en place à cette époque, ils sont assimilés à une population dont la venue n’est pas souhaitée. D’où le mandat qui est donné à la police : ils ont certes le droit de venir mais cela implique qu’on les accueille le plus mal possible pour qu’ils aient envie de repartir.
– Le deuxième répertoire policier s’apparente à une police des « citoyens diminués », c’est-à-dire, des citoyens qui, en droit, sont dotés d’un certains nombres de capacités d’action et de la pleine citoyenneté, mais en fait, une citoyenneté qui en raison de ce décalage entre droit et représentations sociales va être soumise à une forte emprise policière. Ce n’est absolument pas propre aux Algériens. À l’époque les « citoyens diminués » sont par exemple les prostituées, les vagabonds qui, de la même façon que les Algériens, quelque soit leur statut juridique, quand bien même ils ne commettent aucun délit, sont régulièrement raflés (le terme rafle est employé à la fois dans la presse et par la police). Pour ces citoyens diminués, l’objectif, c’est qu’à chaque fois que leur présence devient trop visible, c’est-à-dire qu’elle est notée par la presse, qu’elle donne lieu à des interventions politiques, il faut que la police par une action de contrôle, de rafle, les fasse disparaitre, au moins temporairement, de l’espace publique. La seconde modalité d’emprise sur ces « citoyens diminués » c’est l’internement administratif, qui touche les prostituées qui sont toujours conduites de force dans les hôpitaux-prisons, celui de Saint-Lazare à Paris par exemple, mais qui touche aussi les vagabonds avec la maison départementale de Nanterre. Or les Algériens ont échappé jusqu’à la guerre d’Algérie à ces formes d’internements administratifs. Ils vont être sujets à cette emprise policière qui consistera à les rafler, à les emmener au poste pour les garder quelques heures et à tenter d’en expulser un certain nombre. Mais comme ils sont citoyens français, ils ne pourront être rapatriés que s’ils sont consentants. Le consentement, est une notion pour le moins floue, et un certain nombre de rapatriements bien sûr seront forcés. Mais jusqu’à la guerre d’Algérie, les difficultés institutionnelles (pour faire travailler différentes administrations ensemble), le coût, vont faire que ces rapatriements forcés vont rester finalement peu nombreux, quand même plusieurs centaines chaque année voir plusieurs milliers au moment de pointe.
– Le troisième mode d’appréhension des colonisés, c’est justement le fait qu’en métropole aussi, même si la police spécifique a disparu, ils continuent de subir des façons de faire policières qui ne sont appliquées qu’aux colonies. Autrement dit, nous sommes dans une période où, malgré des affrontements extrêmement violents entre un certains nombres de manifestants, (et il faut toujours avoir en tête que la violence est une modalité, d’action politique, par exemple le mouvement communiste entre 1947 et 1952 cherche à tenir la rue et recherche l’affrontement avec la police), nous sommes dans une période où les façons de faire qui étaient celles de la fin du XIXème siècle et qui ont peu à peu décliné notamment dans l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire, la réponse par les armes, la réponse par la violence pure, vont disparaitre par rapport à un certain nombre de publics manifestants. Ainsi, par exemple les manifestants communistes à Paris (mais il faudrait regarder en province, notamment dans les bassins miniers où l’armée est intervenue en 1947-1948) les manifestants communistes certes peuvent être passés à tabac, il y a des affrontements très directs, mais quand bien même ils utilisent la violence et c’est le cas lors de la manifestation Ridgway en mai 1952, ils ne subissent pas le feu nourri de la police. Il y a un respect, une forme de ce que les historiens appellent une « civilisation des méthodes du maintien de l’ordre » qui s’applique à ces populations mais qui ne s’applique pas aux Algériens. Le seul mort de cette manifestation de 1952 est un manifestant algérien, un communiste d’Aubervilliers qui est tué par balle sur la place Stalingrad.
On peut parler d’une forme de prélude au 14 juillet 1953. Il s’agit d’une
manifestation traditionnelle, un République-Nation, comme il y en a eu tant, une manifestation qui ne se place pas du tout dans le répertoire de l’affrontement avec la police, avec juste une petite escarmouche sur la place de la Nation. Le cortège algérien placé en fin de cortège décide d’aller un peu plus loin que le lieu de dispersion : la police ouvre le feu. Quand je dis « ouvre le feu », ce n’est pas la bavure d’une personne qui tire, mais d’après l’enquête de la police qui est une enquête à décharge, sept policiers reconnaissent avoir tiré : on relève des dizaines de douille, les sept morts ayant tous été tués par balle. Ces méthodes de répression n’étaient plus employées à Paris depuis deux décennies, depuis le 6 février 1934. Dans un raccourci, on pourrait dire que les Algériens de Paris sont traités comme les mineurs de Fourmies en 1891. On continue de tirer sur les manifestants en considérant que leurs revendications sont illégitimes, leur place n’est pas dans l’espace public, leur politisation n’est pas acceptée, comme pour les ouvriers de la fin du XIXe siècle. Sauf que l’on est au début des années cinquante, on ne traite plus les ouvriers ainsi mais on traite les colonisés ainsi, notamment à l’époque en Tunisie, au Maroc. Et si on regarde comment s’est noué cette répression du 14 juillet 1953, qui est exceptionnelle dans le contexte parisien, elle renvoie à des façons de faire qui sont courantes en Afrique du Nord notamment.
Cette tuerie prend donc place avant la guerre d’indépendance algérienne, mais à partir de 1957-1958, il y a un changement de degré dans la répression policière. Les affrontements de la guerre d’indépendance algérienne viennent radicaliser que ce qui était existant. On est dans un contexte extrêmement spécifique : il n’est arrivé à aucune puissance coloniale d’avoir sur le territoire de la métropole plusieurs centaines de milliers de colonisés qui sont organisés pour l’indépendance. Une partie d’entre eux entrent dans une lutte qui passe par ce qui a été appelé des « attentats terroristes » avec notamment une vingtaine d’agents de la Préfecture de police, sans compter les forces de polices auxiliaires, tués entre 1958 et 1961. Sans oublier une véritable guerre civile à l’intérieur de l’émigration en Algérie, avec 4000 morts dans les affrontements entre messalistes et indépendantistes du FLN.
On voit ici qu’on a un contexte très spécifique mais la répression va se construire sur ces répertoires que j’ai décrits. Les Algériens qui étaient déjà en 1953 considérés comme des colonisés aux vies sans valeurs ont peu à peu été tous assimilés à des ennemis de l’intérieur. Et cette notion d’ennemis de l’intérieur, de subversion interne, de corps étranger, a été théorisée par Maurice Papon, lui-même dans une conférence qu’il a prononcée en mars 1961 devant l’institut des hautes études de la défense nationale, où il annonçait qu’en cas de mouvements subversifs en métropole – et pour Maurice Papon la manifestation du 17 octobre 1961 est évidemment un mouvement subversif – il serait nécessaire d’utiliser des moyens de répression qui étaient inconnus jusqu’à maintenant en Métropole mais qui s’imposaient dans un contexte de subversion.