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Édition du 15 décembre 2024 au 1er janvier 2025

le 17 octobre 1961 et les archives, par Jean-Luc Einaudi

La recherche de la vérité concernant des événements du passé soulève de nombreux problèmes au niveau des archives : collecte, tri, classement, conservation, etc. Viennent ensuite les problèmes de l’accès aux archives : leur communicabilité et en particulier les délais d’accès. On se heurte souvent à la difficulté, voire à l’impossibilité radicale, d'accéder à des sources essentielles à la connaissance de certains épisodes de l’histoire de France. C'est le cas des massacres du 17 octobre 1961 dont plusieurs archives importantes sont devenues inaccessibles car elles ont tout simplement été détruites. Ont notamment disparu les archives de la brigade fluviale, service qui repêchait des cadavres que l'on trouvait à cette époque-là dans la Seine et ses affluents5. Pour aller plus loin, on pourra lire, sur ce site, l’article “Secret des archives et raison d’État” de René Gallissot. Le début de la préface de Jean-Luc Einaudi à la dernière édition de son livre Octobre 1961, un massacre à Paris 6, que nous reprenons ci-dessous, donne une idée des répercussions que ces événements tragiques ont pu avoir à l'intérieur du monde des archives.

Une histoire conflictuelle

Ce livre, aujourd’hui réédité, est d’abord paru à l’automne 2001, dix ans après un précédent ouvrage, La Bataille de Paris, qui avait rencontré un écho important1. Au mois de septembre 2001, à l’approche des quarante ans de la répression sanglante de la manifestation du 17 octobre 1961, de nombreux événements vinrent souligner le fait que cette mémoire commençait à s’affirmer, même si certains s’obstinaient à minimiser l’ampleur de la répression et la responsabilité de la police dans ce massacre. Le procès en diffamation que m’avait intenté, puis perdu, Maurice Papon en 1999, à la suite de ma propre déposition à son procès pour crimes contre l’Humanité devant la cour d’assises de Bordeaux en 1997, avait grandement contribué, à la suite de mes propres travaux, à révéler au grand public les faits qui s’étaient produits alors.

Le nouveau Maire de Paris, Bertrand Delanoë, élu en mars 2001, proposa au Conseil municipal de la capitale l’inauguration d’une plaque commémorative au Pont Saint-Michel, ainsi rédigée : «A la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 ». Le 24 septembre, un débat eut lieu à ce sujet. Les élus socialistes, communistes, Verts, du Mouvement des citoyens, soutinrent le projet, même si ce fut parfois avec quelques réserves. Par contre, les élus de droite s’y opposèrent. Claude Goasguen, par exemple, déclara : « (…) cette manifestation, qui n’a rien de pacifique, s’inscrit dans un climat où le Gouvernement de l’époque est constamment mis en présence d’attentats qui viennent du FLN ou de l’OAS. Beaucoup de forces de police sont touchées par des attentats aveugles et des assassinats. Ne les oublions pas dans un devoir sélectif de mémoire, ne les oublions pas. » Philippe Séguin refusa un « texte qui évoque, je le rappelle, la répression sanglante d’une manifestation pacifique, définition de l’événement qui ne nous paraît pas indiscutable ». Jean Tiberi s’exclama: « Pouvons-nous, aujourd’hui, – et je m’interroge – condamner un tel acte de manière globale ? Je trouve que c’est sincèrement une très grande erreur. (…) C’est une démarche inopportune. » Néanmoins, le projet fut adopté.

Le 17 octobre 2001, la plaque commémorative fut officiellement inaugurée par Bertrand Delanoë, à l’entrée du Pont Saint-Michel, face à la Préfecture de police, là même où, quarante ans plus tôt, des hommes avaient été précipités dans la Seine. Des manifestants d’extrême-droite tentèrent de perturber la cérémonie. Dans la soirée, à l’appel de partis, syndicats, associations, plusieurs milliers de personnes défilèrent depuis le cinéma Le Rex, sur les Grands boulevards – où des hommes avaient été tués – jusqu’au Pont Saint-Michel, en mémoire des victimes d’octobre 61. Il y avait là le début d’un processus de reconnaissance dans la mémoire collective d’événements tragiques et de victimes niées pendant plusieurs décennies. Dans les années suivantes, des plaques commémoratives portant le même texte seront inaugurées dans d’autres villes de la banlieue parisienne : Aubervilliers, Saint-Denis, Nanterre, Sarcelles, Stains, Clichy-la-Garenne, Bagnolet… Une rue portant le nom du 17 octobre 1961 sera inaugurée à La Courneuve et une place à Saint-Denis.

L’inexplicable maintien d’une sanction déguisée

On aurait pu penser que cette commémoration valait réhabilitation de ceux qui avaient œuvré en faveur de la reconnaissance de la vérité historique. C’est dans cet esprit qu’au cours des débats du Conseil de Paris préalables à l’apposition de la plaque commémorative, une élue, Catherine Gégout, revint sur la question de la conservation et de l’accès aux archives. Elle dénonça le sort qui continuait à être fait à deux Conservateurs en chef des Archives de France détachés aux Archives de Paris, Brigitte Lainé et Philippe Grand. En effet, après leur témoignage, en février 1999, lors du procès que m’avait intenté Maurice Papon, alors que le maire de Paris était encore Jean Tibéri, ils avaient été victimes de sanctions dissimulées de la part du directeur de l’époque des Archives de Paris et avaient été l’objet d’une active campagne de dénigrement. « Depuis, déclara Catherine Gégout, après trois enquêtes administratives qui n’ont pu rien retenir contre eux, ils sont « dans un placard » aux Archives départementales de Paris privés de leurs responsabilités. Il est du devoir de notre Assemblée d’intervenir pour que ce harcèlement cesse et qu’ils retrouvent pleinement leurs postes ». Le lendemain, un voeu en ce sens fut adopté par le Conseil de Paris.

Malgré tout, au cours des années suivantes et pour des raisons restées obscures, ce voeu ne sera pas mis en oeuvre par le nouveau maire, Bertrand Delanoë. En 2002-2003, une pétition rassemblera plus de mille huit cent signatures parmi lesquelles celles de certains élus de Paris dont Christophe Girard, maire-adjoint chargé de la culture et Khadija Bourcart, maire-adjointe chargée de l’intégration et des étrangers non communautaires. Rien n’y fera. Le 20 mars 2003, un jugement du Tribunal administratif de Paris, saisi par Brigitte Lainé, reconnaîtra qu’elle avait été victime d’une « sanction disciplinaire déguisée » et annulera « les prétendues mesures de réorganisation du service ». Pourtant, ce jugement ne sera pas appliqué par le maire de Paris. Philippe Grand, grand professionnel du monde des archives, en particulier judiciaires, aux compétences reconnues en France et à l’étranger par de nombreux chercheurs, mais aussi honnête homme se faisant une haute idée de la citoyenneté, partira à la retraite, au mois d’avril 2004, sans avoir été rétabli dans ses fonctions. Il faudra un nouveau jugement du Tribunal administratif, le 4 mars 2004, condamnant le maire de Paris à une astreinte de 100 euros par jour si, dans les trois mois, le précédent jugement n’était pas exécuté, pour qu’enfin, au bout de plusieurs mois, Brigitte Lainé finisse par être rétablie dans ses droits, sans pour autant retrouver la totalité des fonctions dont elle avait été privée plus de cinq ans auparavant.

Lorsqu’elle partira à la retraite, en juin 2008, elle déclarera devant une assistance nombreuse réunie aux Archives de Paris : « Arrêtons nous quelques instants sur l’Affaire qui secoua les Archives de Paris de février 1999 à août 2005. Une poursuite en diffamation de Maurice Papon, ancien préfet de police à l’encontre de Jean-Luc Einaudi, une demande de dérogation qui tourne mal, un jugement très important. Il n’y a pas diffamation quand on relate un fait historique reconnaît le tribunal. Une fois de plus, l’histoire entre dans la salle d’audience. Elle éclaire le juge et ses assesseurs. Tant de choses ont été écrites sur cette affaire qui ébranla un directeur infatué de sa
personne, mit au ban deux conservateurs, divisa à l’extrême un service. Je me revois au lycée Henri IV en 1960-62 ; notre classe prépa vivait dans une tension extrême divisée entre les partisans de l’indépendance de
Algérie et les défenseurs de l’Algérie française. Les Archives de Paris ont vécu des années dures et déraisonnables, marquées par des éliminations sauvages ou au contraire soigneusement perpétrées, aussi bien à la source –
c’est-à-dire au sein même des administrations parisiennes – que dans les collections dûment répertoriées des Archives de Paris. Peu importent six années et demi de placard. Je ne saurais jamais assez remercier celles et ceux qui nous ont soutenus Philippe et moi-même dans le service et à l’extérieur. »

Combats d’arrière-garde

On va le voir, la cause des victimes du 17 octobre devait encore être plaidée fortement, tant les réticences à admettre la vérité historique, voire la volonté explicite de la masquer étaient fortes. Le 12 octobre, Jean-Paul Brunet, Directeur du Département d’Histoire de l’École normale supérieure, professeur d’Histoire contemporaine à l’Université de Paris IV, qui avait consacré un livre aux événements du 17 octobre minimisant considérablement l’ampleur de la répression2, écrivit au Premier ministre d’alors, Lionel Jospin. En « objet » de sa lettre,
J.-P. Brunet mentionnait : «La présentation fallacieuse de la répression policière du 17 octobre 1961 et ses incidences civiques ». Et il débutait ainsi : « En ces jours où le comportement d’une partie de la communauté française d’origine algérienne n’est pas sans poser de graves problèmes du point de vue de l’intégration nationale, je crois de mon devoir d’historien et de citoyen de faire appel à votre haute autorité». J.-P. Brunet évoquait ainsi des incidents survenus quelques jours plus tôt, le 6 octobre, au stade de France, à l’occasion d’une rencontre de football entre les équipes de France et d’Algérie. La Marseillaise avait été sifflée et, sans qu’aucune violence soit à déplorer, quelques dizaines de jeunes gens, brandissant le drapeau national algérien, avaient envahi le terrain avant la fin du match. Aussitôt, J.-P. Brunet mettait en cause Octobre 1961 qui venait de paraître : « Voici que vient de paraître un livre de Jean-Luc Einaudi (…). L’auteur a réuni une masse de témoignages qui confirment que la police parisienne dirigée par Maurice Papon s’est conduite en ces jours-là de façon ignoble. Mais son livre me semble entaché de deux défauts majeurs qui nuisent gravement, non seulement à la vérité historique, mais aussi à l’identité et à l’intégration des jeunes d’origine algérienne. » C’était, de sa part, vouloir me faire porter une bien lourde responsabilité. « Tout d’abord, poursuivait-il, M. Einaudi ne cesse de présenter le FLN sous son aspect, réel mais partiel, de victime.(…) Il me semble surtout gravissime que M. Einaudi, fidèle à une manière d’idée fixe qu’il nourrit depuis des années, continue sans l’ombre d’une preuve à évoquer un bilan de plusieurs centaines de morts.(…) Je considère que cette manière de « faire de l’histoire » est accablante pour son auteur et que son incidence est particulièrement grave pour les nombreux jeunes d’origine algérienne qui construisent leur identité sur des bases erronées. » Décidément, J.-P. Brunet attribuait à mon travail une influence particulièrement néfaste et largement disproportionnée sur des phénomènes autrement plus complexes que ce qu’il en donnait à
penser. En conclusion, il demandait au Premier Ministre la constitution d’une commission d’enquête. Étrange conception, bien peu soucieuse de l’indépendance de la recherche, que celle consistant à faire appel au pouvoir
d’État pour trancher des différends concernant l’histoire.

Par ailleurs, à l’occasion de cette commémoration, dans le cadre d’une émission présentée par Alexandre Adler, la chaîne de télévision Arte diffusa le film de Philippe Brooks et Alan Hayling, dont j’étais également co-auteur, Une journée portée disparue, réalisé en 1992. Le 24 octobre 2001, depuis la prison de la Santé, où il se trouvait alors détenu après sa condamnation définitive pour complicité de crimes contre l’humanité
3, Maurice Papon adressa une lettre rageuse à Alexandre Adler : « Vous avez déshonoré l’histoire que vous prétendez servir. Le film que vous avez patronné sur « Arte » à l’occasion du 17 octobre 1961 est ignominieux, fait de bric et de broc, de mensonges, de faux témoignages (…) Vous n’avez point donné la parole aux vrais historiens qui se sont penchés sur l’événement. »
L’ancien Préfet de police s’en prenait de façon particulièrement haineuse à Claude Bourdet, décédé le 20 mars 1996, l’un des principaux dirigeants de la Résistance française contre l’occupant nazi, opposant aux guerres coloniales, qui avait témoigné dans ce documentaire : « Vous avez accepté les mensonges surréalistes d’un Claude Bourdet qui frisent la paranoïa, tels que les 50 morts dans la cour de la Préfecture de police. Ce « témoin », collaborateur du FLN contre les jeunes français engagés — à tort ou à raison — sur la terre algérienne, venait de rentrer de Prague muni des instructions de je ne sais quel Komintern, obéissant au mieux en la circonstance aux conseils d’un certain Goebbels : « plus le mensonge est gros, plus il est crédible ». »4

Le 15 novembre 2001, se tint un colloque sur la guerre d’Algérie, organisé par l’Union nationale des combattants et l’Association de soutien à l’armée française (J.-P. Brunet figurait parmi les intervenants de ce colloque peu soucieux de vérité). Dans son intervention d’ouverture, le président de l’UNC, Hugues Dalleau, revint sur l’inauguration de la plaque du Pont Saint- Michel : «Un exemple d’événement délétère qui fausse les esprits de la population, singulièrement des jeunes qui ne savent rien, en prenant en considération un fait sorti de son contexte (ne pas dire toute la vérité est mentir par omission). Il y a moins d’un mois une plaque sur le pont Saint-Michel, à Paris, a été posée (…) Cette émeute de 1961 (en pleine guerre d’Algérie), organisée par le FLN (leader de la rébellion) n’était nullement pacifique : les nombreuses armes saisies ou abandonnées par les masses de manifestants envahissant la capitale, de plusieurs côtés, l’attestent. » L’orateur démontrait là un bel aplomb dans le mensonge ou dans l’auto-intoxication. Jamais la Préfecture de police elle-même n’avait prétendu avoir saisi ou retrouvé les nombreuses armes dont il faisait état. Et pour cause : ces manifestations devaient être impérativement pacifiques et les manifestants furent souvent fouillés pour s’assurer qu’ils n’étaient porteurs d’aucun objet pouvant être assimilé à une arme.

A la même époque, et en liaison avec les mêmes, parut Le livre blanc de l’armée française en Algérie destiné à justifier l’action de l’armée française au cours des années de la guerre d’Algérie, en réaction aux mises en cause concernant notamment l’usage institutionnalisé de la torture. Un manifeste de 328 généraux ayant servi en Algérie y défendait l’action de l’armée française. Un article sur « la guerre en métropole » était écrit par Raymond Muelle, un ancien officier du Service Action des services secrets français, le SDECE, service chargé des assassinats clandestins durant la guerre d’Algérie. À propos du 17 octobre 1961, on y lit notamment que « des décomptes fantaisistes, alimentés par la propagande du FLN, feront état de morts par centaines ». Dans un article dirigé contre le travail de l’historienne Raphaëlle Branche, je découvris, non sans surprise, mon « passé militant dans les réseaux de désertion et de soutien au FLN ». Né en 1951, j’avais dix ans à la fin de la guerre d’Algérie… Toujours le même souci de la vérité.

Jean-Luc Einaudi

  1. Voir la note précédente.
  2. Police contre FLN. Le drame d’octobre 1961, Flammarion,
    1999. Cf. dans le présent ouvrage, chapitre 1, « Un si long combat », pp. 112 et ss. On trouvera en postface ma « Réponse à J.-P. Brunet » où je reviens en détails sur les critiques qu’il m’adresse dans un autre ouvrage, postérieur à celui-ci, Charonne. Lumières sur une tragédie, Flammarion, 2003.
  3. Condamné le 2 avril 1998 par la Cour d’assises de la Gironde à dix années de réclusion pour « complicité de crime contre l’humanité », Maurice Papon fut détenu à partir du 22 octobre 1999 à la prison de Fresnes puis à La Santé. Le 18 septembre 2002, la Cour d’appel de Paris ordonna sa remise en liberté en application de la récente loi du 4 mars 2002, permettant une telle décision au bénéfice des condamnés atteints d’une pathologie « engageant le pronostic vital » ou dont l’état de santé est « durablement incompatible » avec le maintien en détention. Maurice Papon est décédé le 17 février 2007.
  4. Claude Bourdet, Compagnon de la Libération, fut avec Henri Frenay un des fondateurs du mouvement Combat. Il représentera Combat au Conseil national de la Résistance après le départ de Frenay pour Londres. Arrêté, il sera déporté. Il évoquera par la suite cette période dans L’aventure incertaine, de la Résistance à la restauration, Stock, 1975. Journaliste après la guerre, il dirigera Combat puis fondera France-Observateur. Il militera à l’UGS, puis participera à la fondation du PSU, où il mènera un combat incessant contre la guerre d’Algérie. II était à l’époque des faits conseiller de Paris.
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