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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024
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Le Journal (1955-1962), de Mouloud Feraoun

journal_feraoun.jpgMouloud Feraoun a été assassiné en mars 1962 par un commando de l'OAS, quelques jours avant le cessez-le-feu. Instituteur puis directeur de cours complémentaires en Kabylie, il a été adjoint au chef du service des Centres sociaux éducatifs à Alger. Il a laissé un témoignage unique sur la guerre d'Algérie, son Journal des années 1955-1962. Cette œuvre d'un Algérien de double culture vient d'être rééditée dans une collection de poche, ce qui le rend à nouveau accessible1. Cet ouvrage a fait l'objet d'une adaptation théâtrale : à partir d'une trentaine de pages du Journal, Dominique Lurcel a mis en scène un monologue intitulé Le contraire de l'amour, qui a subjugué les spectateurs lors de représentations données à Lyon et au Festival d'Avignon (off) en juillet dernier2. Ci-dessous des extraits du choix scénique de Dominique Lurcel, reproduits avec son autorisation (les intertitres ont été ajoutés).
[Mis en ligne le 11 août 2011, mis à jour le 29]


Mouloud Feraoun
Mouloud Feraoun
Dans la matinée du 15 mars 1962, à El Biar, sur les hauteurs d’Alger, Mouloud Feraoun participait en sa qualité d’inspecteur des Centres sociaux, à une séance de travail dans l’un des baraquements du domaine où l’on avait installé la direction de ce service. Peu après onze heures, des hommes armés pénétrèrent dans la salle, ordonnèrent aux assistants de se placer, bras levés, le long des murs. La fouille achevée, ils appelèrent sept noms. L’une des personnes désignées était absente. Parmi les six autres figurait Feraoun.

En file indienne, les six victimes furent conduites jusqu’à l’angle de deux bâtiments où attendaient d’autres individus en armes. Ceux-ci leur retirèrent leurs papiers d’identité. Ensuite ce fut le massacre. La poitrine broyée par une rafale de fusil-mitrailleur, Feraoun tomba le dernier, son corps bascula par-dessus celui de son ami Ould Aoudia.

Il était onze heures quinze. Dans un champ voisin, une vieille femme et des enfants avaient été témoins de la tuerie.

___________________________

UNE QUIÉTUDE TROMPEUSE

1er novembre 1955, 18h30

« Il pleut sur la ville ». Les lampadaires sont allumés depuis deux heures. Ils éclairent des façades muettes aux volets clos, aux portes closes. La ville est silencieuse, elle se terre, sournoise, hostile, apeurée…

La journée a été calme : une journée triste d’automne. Les cloches de la Toussaint sonnent obstinément depuis le matin sans réveiller le village. Elles sonnent pour les morts, ni les morts ni les vivants ne les entendent. Les fidèles qui se glissent à l’église par la porte entrebâillée sont silencieux et pressés comme des conspirateurs. D’autres conspirateurs passent sans les voir et échangent un bonjour rapide, un geste excédé qui ne signifie rien. Pas plus que les chrétiens, les musulmans n’ont rien à se dire. Pas plus que « les Français », « les Kabyles » ne pensent à rien. Les uns et les autres ont perdu ce matin le goût de parler, de plaisanter, de rire, de boire, d’aller et venir. Comme si chacun se sentait pris dans une hermétique cloche de verre à travers quoi la vision des choses et des êtres demeure, mais qui rend vaine toute tentative de communion et superflu l’habituel commerce du verbe. Non, vraiment, il n’y a rien à se dire aujourd’hui 1er novembre, jour triste des morts indifférents, des vivants inquiets, des Français qui refusent de comprendre, des Kabyles qui refusent d’expliquer.

L’atmosphère n’est plus ce qu’elle était. Cela se sent, cela se voit. Le changement est brutal mais en apparence seulement. L’apparence, la voici : il y a un an, lorsque la révolte éclata, nous n’avions pas voulu en mesurer l’importance. Effectivement ce n’était pas important. Nous nous étions installés dans une quiétude sincère, une existence supportable faite de petites nécessités, de besoins et de devoirs quotidiens, de maladies qu’on soigne, de difficultés qu’on surmonte, d’espoirs raisonnables, de malhonnêtetés sans scandales, de disputes sans lendemains, d’amitiés sans racines. C’était une quiétude méritée et nécessaire, nécessaire pour que chacun puisse se croire utile – à soi-même et aux autres – et digne de vivre. Et cette quiétude, il était inconcevable que du jour au lendemain on la crût menacée. Et cette dignité de vivre, il nous semblait injuste qu’on songeât à la discuter.

Donc nous étions tranquilles, et nous nous moquions un peu des fellaghas : « Femme, fais ta galette » !

(…) J’ai eu bien souvent à discuter des « événements » avec des Français soucieux de l’avenir de l’Algérie et plus particulièrement du leur. Mais ces événements nous ne les vivions pas, ni mon interlocuteur ni moi-même. L’Aurès est loin de chez nous. Et chez nous il arrivait que l’on coupe des poteaux télégraphiques. Rien d’autre. Nous appelions cela des actes de sabotage. En somme des gamineries…

De temps à autre, les journaux, la radio apportaient des relations d’attentats isolés : assassinats de gardes champêtres plus ou moins indicateurs, un garde forestier, un café maure ; cela se passait dans les régions voisines qui nous apparaissaient lointaines et n’arrivait pas à nous troubler. On se disait tout de même :

– Eh bien, les fellaghas ont de la suite dans les idées : ils savent ce qu’ils veulent, ces gens-là …

(…) Avant le début d’octobre, nous nous trouvions en pays d’insécurité. Les voitures militaires sillonnaient les routes, descendaient dans les vallées, grimpaient aux villages, s’arrêtaient aux champs, ramassaient les « suspects » et essuyaient quelquefois des rafales ; les terroristes de leur côté se manifestaient avec plus d’audace, incendiaient les bulldozers, tentaient des embuscades, réglaient leur compte aux mouchards, se faisaient connaitre à la population dont ils recueillaient sans difficultés la sympathie et l’appui. Nous commencions à les prendre au sérieux et cela nous réconfortait.

ILS ÉTAIENT CIVILISÉS, NOUS ÉTIONS BARBARES

13 décembre 1955, retour d’un voyage en Métropole

Les gens de chez moi que j’ai pu rencontrer à Paris ou dans le Nord ont tous conscience de l’immense injustice dont ils souffrent. Ce sont des victimes qui n’ignorent plus leur état, mais qui en connaissent également la cause et les responsables. Ce Français chez qui ils viennent travailler, gagner leur pain, c’est lui l’ennui, c’est lui la cause de leur malheur. Désormais un infranchissable fossé nous sépare, ce ne sont plus des maitres, des modèles ou des égaux, les Français sont des ennemis. Ils l’ont toujours été d’ailleurs, avec tant d’aisance dans leurs manières, tant d’assurance dans leurs paroles et leurs actes et tant de naturel que nous avons été conquis non par leur haine mais par leur bonté. Les manifestations de leur bonté à notre égard n’étaient que celles de leur haine. Mais leur haine était si intelligente que nous ne la comprenions pas. Nous la prenions pour de la bonté. Ils étaient bons, nous étions mauvais. Ils étaient civilisés, nous étions barbares. Ils étaient chrétiens, nous étions musulmans. Ils étaient supérieurs, nous étions inférieurs. Voila ce qu’ils ont réussi à nous faire croire, voila pourquoi leurs petites libéralités étaient pour nous les effets de leur bonté. Les plus sincères d’entre nous, les plus intelligents aussi leur manifestaient à l’occasion une reconnaissance infinie et une admiration sans bornes. Et à notre tour nous avons fini par leur faire croire qu’ils étaient sincères avec nous, qu’ils étaient bons et supérieurs. Maintenant il faut qu’ils déchantent. Il faut qu’ils sachent la vérité : ils ne nous tiennent pas et nous ne les aimons plus. Dès lors pourquoi se leurrer ?

Désormais nous n’osons plus nous aborder franchement, nous nous saluons avec des sourires réticents, nous nous évitons pour ne pas nous saluer, quelquefois nous nous tournons carrément le dos. Pourtant lorsque nous sommes contraints de passer quelques moments ensemble, nous échangeons des propos d’une rare banalité comme si nous n’avions rien à nous dire, mais sur un ton très cordial…

Puis le regard devient indifférent et on se quitte sur une poignée de main sans chaleur, sur un petit signe discret. On se quitte aussi simplement en se tournant le dos, sans poignée de main, sans signe de tête. Dans ce cas, le Kabyle qui immédiatement après croise un des siens, ou le Français qui rencontre un autre Français après avoir quitté un Kabyle, lance à son compatriote un sourire complice pour bien montrer qu’il vient de rabrouer un adversaire, en somme de remplir son devoir.

UNE DIGNITÉ NOUVELLE

18 décembre 1955

Les quotidiens s’étalent à plaisir sur les actes de barbarie, de fanatisme des rebelles. Cela affole la population sans, en contrepartie, inciter ces rebelles à se comporter avec plus de discernement et de mesure. Il faut reconnaitre aussi, à en croire les journaux, que les horreurs et les atrocités ne viennent que des hors-la-loi. Lorsque les forces de répression, dites forces de l’ordre, abattent un Kabyle, c’est toujours « un rebelle, les armes à la main », comme si un rebelle pouvait se rencontrer sans armes à la main. La chose est peut-être possible, après tout. Il existe donc des rebelles ayant des armes à la main et d’autres n’ayant rien. Mais je crains fort que la seconde catégorie soit la plus importante et qu’en fait elle comprenne toute la population kabyle. Ainsi le soldat se croit désormais en pays ennemi. Il n’attend qu’un ordre pour tirer indifféremment sur n’importe qui. Il est mûr pour le ratissage, la terre brûlée, la guerre totale.

Notre espoir tenace est que tout finira par s’arranger et, en naïfs pédagogues que nous sommes, nous n’attachons l’importance qui convient ni aux déclarations des maires qui se succèdent les unes toujours plus impératives que les autres, ni aux progrès de l’idée insurrectionnelle qui chemine lentement mais sûrement dans l’esprit et le cœur de tous les fellahs. Ces progrès pourtant, nous les mesurons chaque mercredi alors que la ville se remplit de gens silencieux et affairés qui se dépêchent de faire leurs emplettes afin de rentrer dans leur village, mais qui évitent ostensiblement les cafés français, une foule de « ramadhan » où l’on ne voit personne fumer ou priser, qui passe et repasse, indifférente et presque hautaine, devant les chars militaires et les camions pleins de soldats. On la sent drapée, cette foule, dans une dignité nouvelle, raide comme un habit neuf. Un habit taillé sur mesure dont elle est décidée à payer tout le prix.

(…) C’est dans le courant de novembre que me parviennent quelques précisions sur les contacts désormais établis entre les rebelles et la population.

A Taourirt-Moussa, il y a plusieurs semaines ou même des mois qu’ils se sont installés. Ils y ont un local à leur disposition. Ils bénéficient de la discrétion efficace de toute la population, on ne les craint pas, on les aime, on les couve.

A Tizi-Hibel, là j’ai plus de renseignements. Ils ont commencé d’abord par envoyer des lettres menaçantes fixant la rançon que les « gros » doivent verser. Ces rançons exagérées ont amené ces « gros » à chercher contact. Rendez-vous fut pris, la nuit, dans une mosquée. On leur tint ce langage :

– Vous, gens de Tizi-Hibel, vous mériteriez d’être brûlés vifs. Nous vous connaissons : vous êtes des mécréants. Il n’y a chez vous ni foi ni loi. Vous êtes tous des ivrognes, vous avez des naturalisés et des baptisés. Vous n’avez jamais rien fait pour la cause.
Grande confusion chez les gens de Tizi-Hibel. Tout cela était vrai. Il allait falloir remettre Mahomet à la mode, et les prières et les marabouts.

– Nous sommes fautifs.

– On vous pardonne. Vous êtes des frères. Rachetez-vous.

A partir de ce jour, à Tizi-Hibel, il y a de nouveaux maîtres. Il y en a partout, dans tous les villages (…) Nous qui nous méfions tellement des étrangers, voila que nous adoptons ces hommes vaillants, décidés à mourir pour la bonne cause et à vous entrainer avec eux, après avoir fait brûler vos maisons et peut-être violé vos femmes (…) . Nous nous disons qu’après tout ce combat nous concerne et nous acceptons de combattre.

CE QU’IL EÛT FALLU POUR S’AIMER

Le temps est lointain, sans doute, où nos aïeux ont lutté contre l’envahisseur et tenté vainement de lui résister : ils ont été battus et se sont soumis. L’envahisseur s’est installé en maître et nos aïeux sont devenus ses sujets. Puis la maîtrise de même que la servitude se sont transmises ainsi de père en fils. Et voila que maintenant tout est remis en question. Que s’est-il passé depuis un siècle ? Quels rapports avons-nous entretenu avec nos maîtres ?

Oh ! bien sûr le problème est très vaste. Il faudrait le voir sous tous les angles et auparavant en poser toutes les données. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit simplement d’essayer de comprendre pourquoi cette unanimité dans la rébellion, pourquoi tout-à-coup la population dans son ensemble constate l’existence d’un large fossé et se tient prête à l’élargir davantage, pourquoi des gens si pacifiques, si peu exigeants, si raisonnables sont devenus réfractaires du jour au lendemain, pourquoi le divorce est si brutal, si définitif et que ce sont précisément les plus faibles, les plus arriérés, en somme les bénéficiaires de l’alliance, pourquoi ce sont eux qui prononcent ce divorce en dépit des menaces qui pèsent sur leurs têtes et des pires souffrances qu’ils supportent.

La vérité, c’est qu’il n’y a jamais eu mariage. Non. Les Français sont restés à l’écart. Dédaigneusement à l’écart. Les Français sont restés étrangers. Ils croyaient que l’Algérie c’était eux. Maintenant que nous nous estimons assez forts ou que nous les croyons un peu faibles, nous leur disons : non messieurs, l’Algérie c’est nous. Vous êtes étrangers sur notre terre.

Ce qu’il eût fallu pour s’aimer ? Se connaitre d’abord, or nous ne nous connaissions pas. Qu’on demande à une femme kabyle ce que c’est qu’un Français. Elle dira que c’est un mécréant, un homme souvent beau et fort mais sans pitié. Il est peut-être intelligent. Son intelligence, il la tient du démon, de même que sa force. Qu’attend-elle du Français, rien de bon. Ni sa justice coupante comme un glaive ni sa charité qui s’accompagne d’insultes ou de bousculades. Qu’est-ce qu’un indigène pour un Européen ? C’est l’homme de peine, la femme de ménage. Un être bizarre aux mœurs ridicules, au costume particulier, au langage impossible. Un personnage plus ou moins sale, plus ou moins déguenillé, plus ou moins antipathique. En tout cas un être à part, bien à part et qu’on laisse où il est. Voila des lieux communs qu’il est presque puéril de rappeler si sommairement. Mais le mal vient de là. Inutile de chercher ailleurs. Un siècle durant, on s’est coudoyé sans curiosité, il ne reste plus qu’à récolter cette indifférence réfléchie qui est le contraire de l’amour.

Nous voyons s’achever l’année 1955 avec la certitude que l’année 1956 sera celle de grands bouleversements. Le maquis semble solidement organisé au point qu’il a gagné la confiance et l’estime des populations kabyles. Il devient le dépositaire de toutes nos illusions, de nos espoirs insensés, le redresseur des torts que nous subissons depuis un siècle, celui qui doit venger nos rancunes particulières et nos humiliations collectives. Et chacun se découvre des raisons de mécontentement, des raisons pour justifier sa colère ou sa haine, des raisons pour que les maquisards détruisent, brûlent, tuent ou meurent spécialement pour lui. Alors il se passe chez nous ce qui s’est passé en France, sous l’Occupation : du jour au lendemain, on change d’opinion, on se fait patriote, conspirateur de café maure, on s’imagine qu’on est dans le coup, qu’on sert la cause, qu’on remplit son devoir simplement par une adhésion platonique et peu compromettante. (…)

QU’ON ME DISE CE QUE JE SUIS !

1er février 1956

Quand je dis que je suis Français, je me donne une étiquette que tous les Français me refusent ; je m’exprime en français, j’ai été formé à l’école française. J’en connais autant qu’un Français moyen. Mais que suis-je, bon Dieu ? Se peut-il que tant qu’il existe des étiquettes, je n’aie pas la mienne ? Quelle est la mienne ? Qu’on me dise ce que je suis ! Ah oui, on voudrait peut-être que je fasse semblant d’en avoir une parce qu’on fait semblant de le croire. Non, ce n’est pas suffisant.

1er mars 1956

Le Journal d’Alger d’hier porte sur six colonnes ce titre révélateur : « Solennel appel du président Guy Mollet. » Au dessous sur la même largeur : « Rebelles, cessez vos attentats. » Au dessous encore : « Et des élections libres auront lieu dans trois mois. » Pauvre France ! Pauvres Français ! (…)

6 mars 1956

J’ai eu des nouvelles de chez nous. C’est terrifiant. Les militaires sont impitoyables. La chose est presque admise. Les fellaghas sont impitoyables. La chose est presque admise, normale. Pour les uns et les autres, l’ennemi tout désigné, l’homme suspect à menacer ou à malmener, le complice à abattre, à frapper d’amende ou à mener en prison, cet ennemi se trouve au village kabyle. Il arrive cependant que soldats et fellaghas se rencontrent. Et bien entendu, ce sont toujours, pour les uns et les autres, des rencontres héroïques, d’où l’on sort couvert de gloire quelle que soit l’issue du combat.

Les gens du village sont terrifiés. Ils vivent dans un enfer. A six heures, toutes les portes sont verrouillées. Nous avons reçu l’ordre d’abattre tous les chiens parce que les chiens aboient la nuit quand passent les patriotes, ignorant manifestement leur devoir de chiens kabyles qui consiste à se taire et à ne pas signaler les allées et venues aux Français qui bivouaquent sur la colline en face. Or pour abattre des dizaines de chiens, il fallait au moins un fusil. On nous a désarmés depuis des mois ; alors les gens ont été réduits à faire lapider les pauvres bêtes. Exactement comme dans l’Antiquité on lapidait les traîtres. Une équipe de jeunes désœuvrés s’est chargée de la corvée, moyennant cent cinquante francs le chien. Ce n’est pas volé, m’a assuré Ab. Les chiens ont la vie dure.

18 mars 1956

(…) Des « pouvoirs spéciaux » demandés par le gouvernement pour agir en Algérie ont été votés à une grosse majorité. Mis à part le clan extrémiste de droite – Mouvement Poujade – tout le monde, y compris les communistes, fait confiance au cabinet pour régler le sort de l’Algérie. Selon les apparences, on recherchera une solution de force si la rébellion ne dépose pas les armes. En somme, on demandera à la rébellion de s’avouer vaincue, alors que jusqu’ici elle a plutôt tenu en échec son adversaire.

Il est extrêmement cruel que la France perde l’Algérie où elle a tant fait, tant donné, au point que le pays est devenu un morceau d’elle-même. Mais il est inhumain de massacrer les indigènes qui savent que l’Algérie est à eux et qu’ils n’ont rien de commun avec les Français. Rien sinon ce rapport de servitude qui a duré un siècle. Il est inhumain d’envoyer ses propres enfants, descendants d’hommes libres, mourir ou tuer d’autres enfants qui veulent, eux aussi, être libres. Certes pour la France, la perte de l’Algérie serait irréparable. Pourquoi n’a-t-elle pas su s’attacher les Algériens ?

LA GUERRE …

15 mai 1956

J’apprends qu’on fusille un peu partout, qu’on se considère comme étant en pays ennemi et qu’une justice expéditive est désormais la seule efficace.

Hier on a froidement fusillé quatre personnes d’Ichard, une d’Aguemoun. Il parait qu’avant l’opération, on fait revêtir aux intéressés une tenue militaire. Après quoi, ils peuvent figurer honorablement sur le tableau des pertes ennemies, à titre de rebelles abattus les armes à la main.

23 juin 1956

Toute la question est de savoir si le combat que mènent les patriotes est un combat pour une juste cause, car enfin un honnête homme, un homme de cœur – je veux bien me considérer comme tel, toute modestie mise à part – ne peut rester indifférent devant le drame cruel qui se développe, s’amplifie et menace de nous emporter tous comme un infernal tourbillon.

Si cette cause est juste, que peut-on attendre d’un homme lucide ? Que peut-on attendre d’autre que la participation au combat, l’adhésion totale, chaleureuse à un monde meilleur, le sacrifice de sa vie pour le bonheur des autres ? Un honnête homme, un homme de cœur ne saurait se taire ni se boucher les oreilles. Toute la question est de savoir pourquoi se battent les patriotes, ce qu’ils veulent, ce qu’on leur refuse, ce qui fait que tombent journellement, par dizaines, des Français innocents, des Arabes innocents, des hommes qui n’ont aucune raison de se haïr ou de s’entretuer mais qui se haïssent et s’entretuent. Toute la question est de savoir…

Tandis que je ratiocine ainsi dans la solitude relative de mon bureau, des accrochages se produisent un peu partout, des avions vrombissent, des blindés foncent bruyamment vers les villages, les autorités se concertent secrètement, les états-majors se réunissent, les indicateurs renseignent, le maquisard furieux égorge et pend sur de vagues soupçons, le soldat mitraille au hasard, et le peuple épouvanté apprend chaque jour un peu mieux que le Français est le seul responsable de ses malheurs. (…)

… ET SES CRIMES

12 novembre 1956

A.B.A. revient de chez lui absolument atterré. Trois villages ont été bombardés et incendiés. Les hommes ont été emmenés, les femmes et les enfants errent à travers les douars, à la recherche d’un asile. Les soldats ont semé la mort, la terreur, la désolation. Voilà trois villages vides, démolis, rayés de la carte, ô Oradour ! A Mechrek, me dit-il, on fait sortir les hommes, on les parque, on lâche cinq chiens policiers qui se jettent sur cinq d’entre eux au hasard, qui les culbutent, les mordent, les trainent dans la boue. Ce sont ceux-là que le sort a désignés : on les relève, on les fusille à bout portant sous les yeux de leurs compagnons, afin que nul n’en ignore. Puis on emplit les camions de tout ce qui restait d’hommes valides ou non, jeunes ou vieux. Les femmes, les enfants sont jetés dehors et on incendie le village.

La même opération se répète à Tigounesseft et Zaguernant. Aujourd’hui, c’est, paraît-il, le tour d’un douar voisin…

31 juillet 1957

Me voici à Alger, installé avec ma famille à la lisière de la grande ville dans un quartier musulman très populeux, où la misère côtoie l’opulence, et les baraques de tôle, de belles villas bourgeoises (…) Avant de partir, j’ai su qu’il y a eu un grand accrochage chez nous à Tizi-Hibel.

On a arrêté mon beau-frère Chabane Maoudji dans son champ, et les soldats lui ont fait transporter des morts sur un bourriquot qui n’était pas à lui. Le soir, ils l’ont relâché mais ils ont gardé le bourriquot qu’ils ont emmené avec eux à Béni-Douala. Le lendemain, il a accompagné le propriétaire de la bête et tous deux se sont présentés devant le capitaine pour en demander restitution. Le capitaine a rendu le bourriquot à son propriétaire mais il a gardé mon beau-frère et l’a fait passer par les armes. Lorsque son frère ainé est allé demander de ses nouvelles, on lui a dit qu’il s’était sauvé. Mohand aurait cru les soldats s’il n’avait pas reconnu, trainant dans un coin, les chaussures de son frère. Chabane lui laisse une demi-douzaine d’orphelins…

20 février 1959

A Aït Idir, descente des militaires pendant la nuit. Le lendemain, douze femmes seulement consentent à avouer qu’elles ont été violées. A Taourirt-Moussa, les soldats passent trois nuits comme en un bordel gratuit. Dans un village des Beni-Ouacifs, on a compté cinquante-six bâtards. Chez nous la plupart des jolies femmes ont subi les militaires. Fatma a vu ses filles et sa bru violées devant elle.

L’OAS …

24 avril 1961

Avant-hier matin, Alger s’est réveillée dans les bras d’un autre maître qui venait de la posséder pendant son sommeil(…) A vrai dire, ce coup-ci les choses se sont passées en douceur. C’est à peine si à sept heures, en descendant du lycée, ma fille m’a fait remarquer quelques coups de klaxons ta-ta-ta ta ta insolites, ainsi que quelques embouteillages inexplicables. Alger était aux mains de l’armée (…) Toute la journée il a fallu attendre près du poste pour essayer d’y voir plus clair. Rien, on était déjà coupé de la France, les chaines de radio étaient brouillées et les rebelles se bornaient à lire et relire quelques communiqués où l’on nous annonçait que tout s’était très bien passé, allait encore mieux continuer, que les généraux Zeller, Jouhaud, Challe, en attendant Salan, étaient en train de…

20 juillet 1961

…Bon. Ils étaient en train de prendre le pouvoir. Ils l’ont pris trois ou quatre jours. Le contingent n’a pas voulu marcher. La France n’a pas voulu marcher. De Gaulle de nouveau a galvanisé tout le pays derrière lui. Alors Challe et Zeller se sont rendus. Salan et Jouhaud ont pris le maquis. Les premiers ont été condamnés à une longue détention, après un procès historique (…)
Les autres ont créé l’OAS. L’OAS a commencé par nous assommer, chaque soir, en tapant sur les casseroles ta-ta-ta ta ta. C’était amusant, un peu guignolesque. Puis l’OAS s’est mise à semer du plastic, un peu partout. Le plastic fait beaucoup de bruit et aussi beaucoup de dégâts. Par ailleurs, les attentats terroristes se remettent à terroriser et les responsables, après s’être rencontrés sans résultat à Evian, se réunissent de nouveau à Lugrin, avec sans doute l’intention de se séparer une troisième fois sans avoir abouti à un accord.

30 décembre 1961

Tout à l’heure j’ai rencontré Mme G. au Monoprix. J’ai voulu savoir quelle était l’atmosphère chez les Européens après ce discours, pour eux si décourageant.

– Morose, m’a-t-elle dit. La colère couve. Personne ne croit en De Gaulle. On attend un miracle et on est sûr qu’il va se produire.

– Sinon ?

– Sinon, le miracle, on essaiera de le susciter. Vous voyez comment ?

– Oui, je vois.

(…) L’OAS tue. L’OAS tue les siens qu’elle considère comme des traitres : tous ceux qui veulent nous traiter d’égal à égal et qui sont prêts à accepter de vivre dans ce pays arabe, administré par des Arabes. Non, l’OAS estime que les Européens doivent former bloc et lutter à mort contre nous, à moins que nous, nous acceptions de vivre sous leur loi. Le vrai fascisme. Ils ont peut-être raison. Mais il ne suffit pas d’avoir raison. Il faut et il suffit d’être fort, le plus fort. L’OAS ne sera jamais le plus fort. Du moins ici en Algérie. Depuis octobre, tous les actes de terrorisme commis par les Européens relèvent de la folie furieuse. Après les plastics, ils assassinent en plein jour, en pleine ville, tirent par derrière, filent dans des autos…

6 janvier 1962

Hier, à la grande poste, un Européen discute à haute voix avec un autre qui acquiesçait ou répondait doucement.

– Oui, B. est mon village. J’y suis né, j’y vis, mon pays, quoi. Qui oserait dire le contraire ?

– Bien sûr

– Je les défie de m’en chasser, les Chinois, les Russes, les Arabes…

Juste à ce moment, un Arabe distrait le cogne de la tête, au passage. Ils s’affrontent aussi pâles l’un que l’autre.

L’Arabe reconnaissant un Européen :

– Excusez-moi, M’sieu.

Le Français reconnaissant un Arabe :

– Pas de mal, M’sieu. Oui, je vous en prie, excusez-moi.

– Non, moi je m’excuse.

– Je vous en prie. C’est plutôt moi.

Ils continuent à bafouiller pâles et tremblants tandis que discrètement s’éclipsait l’interlocuteur paisible.

Puis ils se sont séparés, persuadés l’un et l’autre qu’ils venaient de l’échapper belle.

Voilà où nous en sommes les uns les autres. Beau terrain pour les dictateurs.

19 janvier 1962

Les attentats se multiplient, chaque matin on apprend la mort d’un ami, d’une connaissance, d’un brave homme, d’un innocent.

20 janvier 1962

Tract OAS décrétant mobilisation générale de « toute la population française d’Algérie » donc Algériens exclus…

Les tueurs continuent à tuer à 12 km à l’heure. La police du secteur ou les militaires, une fois le crime commis, découvrent parfois un Arabe coupable qu’elle entraine tremblant sur les lieux du crime pour le rosser et essayer de lui faire endosser le cadavre

26 janvier 1962

Il ne s’est rien passé ou presque. Presque, c’est-à-dire quelques dizaines de malheureux tout de même assassinés, un peu partout. C’est ainsi que des assassins sont allés abattre dans sa classe un collègue musulman, directeur d’école, la cinquantaine, père de famille…Oui, ils sont entrés, comme ça, probablement après avoir tapé, M. Djaffar a esquissé un pas vers la fenêtre, il a été abattu. Mort sur le coup. Les autres sont partis dans une Dauphine, verte, parait-il.

5 février 1962

De Gaulle va parler pour annoncer la fin très proche de la guerre d’Algérie. Combien va-t-elle exiger de victimes, cette fin très proche ? Maintenant l’OAS ne prévient plus personne, elle abat en voiture, à moto, à la grenade, à la rafale, à l’arme blanche. Elle attaque les caisses des banques, des postes, des sociétés, mise en scène de « Série noire » avec la complicité des uns et la lâcheté des autres. Dernière flambée des terrorismes aveugles des tueurs qui craignent de ne plus pouvoir tuer impunément.

La guerre d’Algérie se termine. Paix à ceux qui sont morts. Paix à ceux qui vont survivre. Cesse la terreur. Vive la liberté !


28 février 1962

Depuis deux jours je suis enfermé chez moi pour échapper aux ratonnades. Il y en a eu une formidable à Bab-el-Oued, des dizaines de morts ou blessés ; une rue Michelet, une rue d’Isly. Ce jour-là j’ai assisté au mitraillage. A 11 h 5 face à Monoprix, foule, mitraille, fuite désordonnée des passants. A côté de moi, sur la chaussée, des gendarmes en jeep passent à une allure de piétons, imperturbables, le dos tourné aux assassins. L’un des assassins est juste à mon niveau sur le trottoir qui me fait face, mais lui aussi me tourne le dos, il a un chandail bleu clair, il est jeune, trapu, tout rondelet, il tire très courroucé, et je vois une silhouette qui tombe, une autre fuit vers le boulevard Bugeaud. Le temps de traverser, les assassins ont suivi le fuyard et je les vois au bout de la rue, ils sont deux ou trois. Des gosses accourent, puis des grandes personnes, enfin les gendarmes qui avaient fini par s’arrêter et décidé d’intervenir. Je n’ai pas le courage de m’approcher du corps étendu. Je m’en vais, la peur au ventre, la sueur au front.

… LA MORT

14 mars 1962

A Alger, c’est la terreur. Les gens circulent tout de même, et ceux qui doivent gagner leur vie ou simplement faire leurs commissions sont obligés de sortir et sortent sans trop savoir s’ils vont revenir ou tomber dans la rue. Nous en sommes tous là, les courageux et les lâches, au point que l’on se demande si tous ces qualificatifs existent vraiment, ou si ce ne sont pas des illusions sans véritable réalité. Non, on ne distingue plus les courageux des lâches. A moins que nous soyons tous, à force de vivre dans la peur, devenus insensibles et inconscients. Bien sûr, je ne veux pas mourir et je ne veux absolument pas que mes enfants meurent mais je ne prends aucune précaution particulière en dehors de celles qui, depuis une quinzaine, sont devenues des habitudes : limitation des sorties, courses pour acheter « en gros », suppression des visites aux amis. Mais chaque fois que l’un d’entre nous sort et revient, il décrit un attentat ou signale une victime.

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Lettre du fils de Mouloud Feraoun, Ali, à Emmanuel Roblès

« Mardi, vous avez écrit à mon père une lettre qu’il ne lira jamais. C’est affreux ! Mercredi soir nous avons – pour la première fois que nous sommes à la villa Lung – longuement veillé avec mon père dans la cuisine puis au salon. Nous avons évoqué toutes les écoles où il avait exercé. Puis nous vous avons vu à la télé parler de votre roman. Ça lui a fait beaucoup plaisir. Je sais quelle amitié vous liait. Après l’émission nous avons parlé de vous et il est allé se coucher. C’était la dernière fois que je le voyais. Je l’ai entendu pour la dernière fois le matin à huit heures. J’étais au lit. Il a dit à maman : “Laisse les enfants dormir.” Elle voulait nous réveiller pour nous envoyer à l’école. “ Chaque matin tu fais sortir trois hommes. Tu ne penses pas tout de même qu’ils te les rendront comme ça tous les jours !” Maman a craché sur le feu pour conjurer le mauvais sort. Vous voyez ! Le feu n’a rien fait. Papa est sorti seul et ils ne nous l’ont pas “rendu”.

Je l’ai vu à la morgue. Douze balles, aucune sur le visage. Il était beau, mon père, mais tout glacé et ne voulait regarder personne. Il y en avait une cinquantaine, une centaine, comme lui sur les tables, sur des bancs, sur le sol, partout. On avait couché mon père au milieu, sur une table.

A Tizi-Hibel nous avons eu des ennuis avec l’autodéfense et l’armée française et nous avons dû nous sauver après l’enterrement. Il est enterré à l’entrée de Tizi-Hibel, en face de la maison des Sœurs blanches. »

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