Résistant FTP avant de participer à la guerre en Indochine, puis en Algérie, Pierre-Alban Thomas nous a autorisé à reproduire son témoignage, en ajoutant :
« Je crois que l’honneur de la France et de l’armée, contrairement aux allégations de nombreux militaires, exige que la Vérité soit connue. Masquer ou nier cette vérité, c’est cultiver le déshonneur et la lâcheté. »
1
I. Préambule
Précisons d’abord que je m’exprime à titre personnel, n’étant aucunement mandaté par l’armée, au contraire ! Avant de passer aux témoignages, je réponds d’avance à trois questions qui me sont parfois posées.
Pourquoi est-ce que j’accepte de m’expliquer publiquement ?
Les témoignages doivent provenir de tous horizons et pas seulement de milieux officiels. La vérité ne peut supporter aucun tabou. Parler et écrire est une manière de libérer sa conscience, de rendre publique sa » repentance » (terme à la mode). C’est peut-être aussi une incitation pour des indécis à rompre le mur du silence.
Pourquoi avoir attendu quarante ans ?
Trop tôt, me semble-t-il, eût entaché la vérité de réactions passionnelles et entraîné des polémiques inutiles. Trop attendre, c’était risquer l’altération de la mémoire, le désintérêt des jeunes générations.
Ne serait-il pas préférable d’enfouir ce passé insupportable ?
C’était l’avis de Messmer, alors ministre des Armées, après la bataille d’Alger en 1957. C’est ce que Bigeard exprimait dans son langage imagé : » Il vaut mieux ne pas remuer la merde. » C’est ce que pensent presque tous les généraux et cadres supérieurs survivants. Ils prétendent que toute révélation sur la torture porte atteinte à l’armée. A ces arguments, Lanza del Vasto répondait, dès 1957, à ceux qui lui reprochaient » de souiller le drapeau, de déshonorer notre pays en disant ces choses » : » Ce qui souille et déshonore, c’est de les faire, non de les dire. » J’ajoute que le courage étant la vertu majeure de tout militaire, le courage aujourd’hui doit consister à dire ce que l’on a vu, ce que l’on a fait, même si c’est pénible et peu glorieux. Le cacher est un acte de lâcheté.
II. Témoignages
Les premières révélations sur la torture m’ont été livrées par des camarades résistants et déportés, arrêtés par la Gestapo.
En Indochine, en 1945-46, j’ai assisté à des exécutions sommaires de patriotes vietnamiens, sanction autorisée, paraît-il, par les Conventions de Genève, envers les francs-tireurs. Ce n’est qu’en août 1949 qu’un additif assimila les membres de mouvements de résistance organisés à des troupes régulières. De tortures importantes du côté français, je ne me souviens pas avoir eu d’échos à cette époque. En revanche, il nous était fréquemment rapporté que les » Viets » en pratiquaient d’horribles envers leurs prisonniers. En 1947, j’ai assisté à des séances de tortures organisées, à Gialam, aéroport d’Hanoi. Sous-lieutenant, j’étais temporairement détaché auprès du colonel commandant le sous-secteur. A ce titre, je pouvais pénétrer dans les locaux des services de renseignements. C’est là que j’eus la révélation pratique de la torture. Coups de poing, coups de pied, tête plongée dans un baquet d’eau jusqu’à suffocation, électricité produite par un téléphone de campagne ou une génératrice de poste radio appelée familièrement la gégène. D’autres méthodes étaient paraît-il appliquées, mais je ne les ai pas vues, sauf une fois, le 24 janvier 1947, où un » partisan » tonkinois (nom donné aux collaborateurs de l’armée française) enfonça un fil métallique dans la verge d’un prisonnier pour le décider à parler. Une autre scène que jamais je n’oublierai, se déroula le 26 février 1947. Un prisonnier avait été torturé, les mains attachées dans le dos. Il se déclara prêt à révéler des secrets, sous réserve d’être détaché. A peine libéré de ses liens, il se donna un violent coup de poing sous le menton, ce qui lui coupa la langue, le mettant dans l’impossibilité de livrer le moindre renseignement.
En Algérie – en 1954 et 1955 – commandant une compagnie de combat dans le Constantinois, je m’efforçais de pratiquer la » pacification « , ce qui pour moi, excluait tout recours à des méthodes coercitives qu’employaient d’autres commandants d’unités. De janvier 1956 à septembre 1957, j’ai occupé les fonctions de chef de 2e Bureau d’un secteur. A el-Milia d’abord, j’ai assisté à des interrogatoires pratiqués par deux inspecteurs de la police judiciaire. Là, pas de coups, mais tête dans un baquet d’eau, gavage d’eau, usage intensif du courant électrique du secteur, une électrode étant branchée à l’oreille, l’autre à la verge, parfois accompagné de l’immersion dans l’eau d’une baignoire. Ces sévices étaient entrecoupés de pauses empreintes de » cordialité « , avec incitation à la coopération, technique des spécialistes. A Biskra, localité bien plus importante, l’équipe de policiers était plus étoffée. Je n’y aurais été admis que si j’y avais pris part d’une façon active, ce que j’ai refusé. En revanche, ce qui me fut le plus atroce, c’est d’avoir été chargé, comme une première fois à el-Milia, de désigner des otages pour être exécutés, et d’avoir lâchement assisté à leur exécution.
III. Réflexions
-1) La torture était-elle nécessaire ?
Vue sous l’angle strictement militaire, elle présente un aspect positif et un aspect négatif. Aspect positif à court terme : dans certains cas, elle a permis d’obtenir des renseignements grâce auxquels des caches d’armes et des bombes ont été découvertes, des auteurs d’attentats capturés, des groupes adverses détruits; un prisonnier, ou un suspect, interrogé avec courtoisie n’a presque jamais fourni de renseignements valables. Aspect négatif : à court terme, certaines informations reçues étaient des mensonges ou des inventions pour se soustraire à la souffrance; à moyen et à long termes : les suspects relâchés après des tortures décrivirent à leur entourage les sévices endurés, ce qui renforçait la haine dans la population ; les » irrécupérables » envoyés en » corvée de bois » devinrent autant de martyrs qu’il fallait venger.
Au plan moral, la torture est une honte pour le supplicié, humilié, brisé physiquement et moralement, mais aussi pour le tortionnaire, ce qu’analyse remarquablement Françoise Sironi dans son excellent ouvrage Bourreaux et victimes.
-2) Pourquoi ne pas avoir dénoncé la torture sur place ?
Je n’ai jamais entendu parler de militaires, sauf Bollardière, qui se soient publiquement insurgés contre son emploi. Même armés des meilleures intentions à l’arrivée en Algérie, nous nous sommes tous insensiblement coulés dans le moule de la répression, ce que Pierre-Henri Simon, traduit ainsi : » Beaucoup de Français qui sont arrivés en Afrique avec des intentions généreuses, quand ils ont été pris dans le rythme de la lutte corps à corps avec un peuple fanatisé, ont eu tôt fait de perdre patience, d’entrer dans la grande colère de l’armée et de se convertir aux moyens durs : en telle séance de torture, c’était, me dit-on, un bon petit séminariste qui tournait le téléphone. « . (Contre la torture, Seuil, 1957.) Pour Jean-Pierre Vittori (Nous les appelés d’Algérie, (Stock, 1977), » la prise de conscience devait avoir lieu avant l’embarquement ou jamais, car ensuite le bourrage de crâne faisait son effet. »
La torture s’est banalisée. Elle nous semblait un moyen de combat parmi d’autres, infiniment moins meurtrier que les raids aériens lors de la Seconde Guerre mondiale, sur les populations civiles de Londres, Hambourg, Dresde, Brême et Hiroshima ; c’est du moins ce que nous enseignait » l’action psychologique « . La torture n’était pas l’apanage de l’armée française : les » Viets » et le FLN l’utilisaient, avec encore plus de cruauté envers leurs compatriotes collaborateurs des Français. Nos dirigeants, civils et militaires, encourageaient la torture ou la toléraient. De ce fait, ils étaient plus coupables que les exécutants, sadiques exceptés. Enfin, assister à des tortures sans se voiler la face, était se réserver la possibilité d’en témoigner plus tard, ce qui a motivé certains officiers, comme ce prêtre du contingent, chef de SAS, Alain Maillard de La Morandais, auteur de l’Honneur est sauf (Le Seuil, 1990).
Pierre-Alban Thomas