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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
Photos prises en 1944, au camp d'internement de Saliers, pour établir le carnet anthropométrique de Roger Demetrio.

les Roms, parias de l’Europe

En France, en Italie, ailleurs en Europe, ils sont les premiers boucs émissaires de la crise économique, s'insurge l'écrivain italien Antonio Tabucchi.
Leur exclusion se fonde sur des mythes politiques que décrypte Henriette Asséo, spécialiste de l'histoire des Tziganes. Un dossier réalisé par Emilie Grangeray et Mattea Battaglia, publié dans Le Monde Magazine le 4 septembre 2010.
Photos prises en 1944, au camp d'internement de Saliers, pour établir le carnet anthropométrique de Roger Demetrio.
Photos prises en 1944, au camp d’internement de Saliers, pour établir le carnet anthropométrique de Roger Demetrio.

Le cri de colère d’Antonio Tabucchi :

«Ce serait donc de la faute des Tziganes ?»

Depuis plus de dix ans, l’écrivain italien Antonio Tabucchi s’indigne de voir les droits des Tziganes bafoués dans son pays. Le Monde Magazine lui a demandé de réagir à la politique d’expulsions menée par le gouvernement français.

L’initiative de M. Sarkozy d’expulser les Roms de France peut être lue comme le prolongement du dessein politique qui lui avait inspiré le débat sur l' »identité nationale ». Le sens de ce débat a été d’emblée très clair : un « blanchissage », une façon de ne pas assumer l’histoire dans son ensemble, la « défécation » de toutes les impuretés que l’histoire de chaque nation comporte forcément, pour bâtir une histoire artificielle comme l’Italie a essayé de le faire ces dernières années. Ce débat a fait un flop parce que, par bonheur, les Français ont de leur identité une idée nettement plus noble que M. Sarkozy ne le pensait.

Le rapatriement des Roms mis en œuvre de façon si tapageuse, dans un esprit de propagande, me semble socialement plus nocif que le débat sur l’identité nationale ; et cela non seulement pour la France, mais aussi pour le reste de l’Europe, parce qu’il est porteur de zizanie sociale. Il inocule dans la tête des citoyens culturellement plus fragiles l’idée que le malaise de société actuel, les problèmes économico-sociaux les plus évidents – le chômage, les violences dans les banlieues, l’impunité des grands groupes financiers et économiques, les dépenses militaires, le désastre environnemental, bref l’énorme insécurité que les citoyens ressentent en cette malheureuse période historique – sont de la faute des Tziganes.

Désigner un bouc émissaire est un vieux réflexe européen. Nul besoin d’avoir une profonde culture pour savoir que le recours au bouc émissaire et le racisme s’allient depuis toujours aux moments les plus difficiles que traverse l’Europe : on commence par stigmatiser le plus pauvre, puis on arrive aux juifs, aux Arabes, aux homosexuels, aux handicapés, aux démunis, aux intellectuels, aux dissidents politiques.

L’Italie de Berlusconi a commencé avant M. Sarkozy. Le ministre de l’intérieur, Roberto Maroni, membre d’un menaçant parti (la Ligue du Nord) ostensiblement xénophobe et raciste (ses représentants invitent publiquement à tirer sur les sans-papiers comme sur des lapins de garenne) a lancé en 2008 un fichage pour relever les empreintes digitales des enfants tziganes dans les camps, fichage qui a malheureusement suscité peu de réactions dans les autres pays européens. Dans le même temps, une campagne du gouvernement fondée sur le « concept de sécurité » orientait le mal-être et le ressentiment de la population italienne vers les Tziganes.

L’Italie a réagi avec indifférence, comme elle avait réagi avec indifférence aux lois raciales signées par Victor Emmanuel III de Savoie en 1938. Des lois qui permirent à la police de ficher tous les noms de famille des juifs italiens, ce qui facilita grandement la déportation des juifs par l’occupant nazi.

Eh bien, nous ne voulons plus de fiches en Europe. Que ces lugubres ministres mettent en fiches leurs propres familles.

Banalité du racisme

La grande force du racisme est sa banalité. Le raciste, le xénophobe, n’est pas un monstre sorti de notre imaginaire. Comme Hannah Arendt l’a dit du nazisme, en évoquant « la banalité du mal », le raciste est généralement un respectable père de famille qui, plein de bonnes intentions, désire rééduquer ou « isoler » ces franges « irrégulières » de la société qui sont « affreuses, sales et méchantes », pour imiter le titre d’un célèbre film.

Un des plus grands historiens contemporains du racisme, George Mosse (Toward the Final Solution : A History of European Racism, Ed. Howard Fertig, 1978), observe que le racisme tend à devenir le point de vue de la majorité. Et que la majorité tend à éliminer naturellement la minorité, parce que (et là se trouve le tour de passe-passe logique que l’on constate aujourd’hui en France comme en Italie) le racisme fait croire qu’on ne devient pas criminel, mais qu’on l’est par naissance : est criminel celui qui appartient à une certaine ethnie, indépendamment du délit qu’il a pu commettre. Appartenir à cette catégorie est déjà un délit.

Et de fait, l’épouvantable loi Bossi-Fini sur l’immigration, élaborée par le gouvernement Berlusconi, considère comme criminels ceux qui vivent en Italie sans papiers. On ne finit pas en prison parce qu’on a commis un crime, comme le voudrait le code pénal d’un pays démocratique, mais pour un « méta-crime » : celui de n’être pas semblable aux autres.

Que le Conseil de l’Europe ait accepté cette loi, qui offense les droits de l’homme les plus élémentaires et va contre la volonté exprimée par les Nations unies, est le symptôme d’un vide juridique qui correspond malheureusement au grand pas que l’Europe doit encore faire si elle veut construire une solide idée de citoyenneté commune. Le problème est qu’il existe un circuit pervers entre les institutions de l’Etat et la politique : les politiciens sont l’Etat, mais ils placent au-dessus de l’idée d’Etat le consensus électoral, la chasse aux votes, les affaires. La crise de la démocratie, qui est aussi une crise de l’Etat, consiste notamment en cela.

Populisme

L’entretien que le ministre français de l’intérieur, M. Brice Hortefeux, a donné au Monde le 23 août 2010 est alarmant : on y retrouve à l’évidence le populisme le plus bas, un volontarisme qui privilégie l’action sur la réflexion, un mépris pour la culture et les intellectuels, c’est-à-dire pour qui pense.

Car ceux qui pensent (les philosophes, les sociologues, les anthropologues, les juristes, bref les intellectuels) se posent des questions et ont des doutes. C’est sur le doute que se fonde la science, c’est sur le doute que se fonde la recherche de la vérité. Une telle recherche est souvent difficile, parfois impossible, mais dans le cas présent il ne s’agit pas de l’existence de Dieu ou de l’origine des espèces.

Cela fait une drôle d’impression d’entendre un ministre de la France d’aujourd’hui, auquel on demande si les critiques envers l’action musclée du gouvernement ne sont pas embarrassantes, répondre : « Je vous invite à ne pas confondre le petit milieu politico-médiatique parisien et la réalité de la société française ! La sécurité est l’un des tout premiers droits. Ceux qui le nient ne sont généralement pas les moins privilégiés. Vous êtes aveuglés par le sentiment dominant des soi-disant bien-pensants, qui, en se gargarisant de leur pensée, renoncent à agir. (…) Sur les questions de sécurité et d’immigration, le message des Français au printemps était limpide. Nous ne sommes ni sourds ni aveugles. Seul Saint-Germain-des-Prés ne le comprend pas. » Peut-être M. Hortefeux pense-t-il que l’Eglise française, le pape, l’Union européenne et l’ONU siègent tous à Saint-Germain-des-Prés ?

Et que signifie cette autre déclaration : « La réalité, c’est que l’action engagée du président de la République rassemble les Français. » ? Le verbe « rassembler » évoque des rassemblements de triste mémoire mais dans ce cas, je crois qu’il s’agit d’un malheureux lapsus : le ministre confesse innocemment les motivations électoralistes qui se trouvent derrière ce projet. Le problème est que le peuple peut être rassemblé sous des idées peu nobles, car le pire souvent attire davantage les foules que le meilleur. Parce que pour le meilleur, il faut la culture, l’éducation, la tolérance, la civilité. Est-il possible qu’un ministre européen n’ait pas encore compris dans toute sa portée la signification du mot « citoyenneté » ? Les Tziganes (roumains, bulgares, italiens ou français) sont citoyens, comme nous tous.

Et puisque l’Europe existe et que, dans son essence primaire, le concept de citoyenneté est fondamental, M. Hortefeux mais aussi le ministre Maroni et sa Ligue, et tous ceux qui partagent cette mentalité, devront comprendre ce concept élémentaire. A moins qu’ils ne veuillent courir le risque de diviser profondément les citoyens européens au lieu de les « rassembler ».

Est-il possible que l’Europe ait déjà perdu la mémoire de sa honte ? Faut-il rappeler qu’avant-hier, à Auschwitz, furent brûlés entre 500 000 et 700 000 Tziganes (l’estimation est incertaine pour une population en bonne partie privée de carte d’identité) ? Faut-il rappeler les temps les plus sombres que la France a réservés aux gens du voyage ? Faut-il rappeler qu’après la loi de 1912, les Tziganes se sont vu imposer un carnet anthropométrique, qu’ils devaient faire viser dans chaque commune, à leur arrivée et à leur départ ? Faut-il rappeler qu’en octobre 1940, à la demande de l’occupant nazi, le gouvernement de Vichy interna les Tziganes dans des camps de « surveillance » ? Faut-il rappeler le train (billet « offert » aux Tziganes par Pétain) qui, de France, partit pour Auschwitz ? Est-il possible que certains politiciens ne sachent pas que l’ordonnance de déportation de Himmler, en avril 1940, s’appelait « ordonnance de transplantation »? Les Tziganes constituent un problème ? Evidemment ! La France, l’Italie, l’Europe ont les moyens et les capacités d’affronter de manière sérieuse et décente un problème réel. Qu’elles l’affrontent et le résolvent.

Qu’on veuille en outre justifier une action juridiquement choquante en prenant l’exemple de pays qui l’ont déjà fait est vraiment inacceptable : « La politique française à l’égard des Roms est déjà pratiquée dans d’autres pays européens. Pourquoi ce qui serait acceptable ailleurs serait condamnable chez nous ? » L’Elysée a envoyé un message à l’Iran afin qu’une femme ne soit pas lapidée (de toute évidence, les droits de l’homme des pays lointains préoccupent le gouvernement français). J’imagine la stupeur du gouvernement français si Ahmadinejad venait à répondre que la politique iranienne concernant l’adultère est déjà pratiquée dans d’autres pays arabes, et se demandait pourquoi ce qui est acceptable ailleurs serait condamnable en Iran.

Et M. Hortefeux de conclure : « Notre pays est aujourd’hui un des plus sûrs de la planète. » Sous-entendu : grâce à la chasse aux Roms. Et tous ceux qui défendent la dignité des personnes et les droits de l’homme sont des « soi-disant bien-pensants », ou « la gauche milliardaire ». Eh bien, allons voir qui manipule vraiment les milliards. Mais, à propos, avez-vous jamais entendu un Rom revendiquer un attentat à la bombe sur un avion de ligne ?

Le mal-pensant

Le 11 décembre 2007, la France a été le premier pays occidental à recevoir le colonel Mouammar Kadhafi, le dictateur libyen au pouvoir depuis 1969.

La Libye était considérée comme un « Etat voyou » jusqu’à ce que Mme Condoleeza Rice, pour des raisons mystérieuses, lui restitue une  » virginité » que l’administration Obama n’accepte pas. Mais à l’évidence, pour M. Sarkozy, les nomades ne sont pas tous pareils : certains peuvent même planter leur tente dans les jardins de Marigny. Car sous la tente de bédouin du colonel Kadhafi, il n’y avait pas les pauvres objets des tentes de Roms. Il y avait des milliards.

L’hospitalité de l’Elysée a rapporté à la France (officiellement) dix milliards d’euros. En plus de la fourniture de réacteurs nucléaires destinés (officiellement) à alimenter les installations de désalinisation, la France de M. Sarkozy, grâce aux « négociations exclusives pour l’acquisition d’équipement militaire », a vendu à ce gentilhomme quatorze avions de chasse Rafale et trente-cinq hélicoptères de combat. Peut-être le gouvernement français l’a-t-il fait pour de nobles raisons, étant donné qu’à cette occasion, le président Sarkozy a déclaré : « J’ai demandé au leader libyen de faire des progrès sur la question des droits de l’homme. »

Les « progrès  » du leader libyen ne se sont pas fait attendre. En 2008, Berlusconi signe avec Kadhafi le traité de Benghazi, ou traité d’amitié italo-libyen, avec des milliards en jeu et l’accès aux banques italiennes. Le terroriste qui, en 1988, plaça une bombe dans l’avion de la PanAm et qui était emprisonné à vie, libéré par le gouvernement britannique pour « raisons humanitaires », a été reçu en Libye comme un héros national. Les succès diplomatiques du colonel Kadhafi sont évidents.

Le ministre Hortefeux devra admettre que, parmi les « soi-disant bien-pensants », se trouvent aussi, carrément, des mal-pensants comme moi. Mais je ne pense pas être le seul, dans cette Europe où « la France est un des pays les plus sûrs de la planète ». Est-il vrai que les services libyens circulent désormais dans certains pays européens sans être dérangés ? Peut-être est-ce pour nous protéger des Roms.

Traduit de l’italien par Bernard Comment.

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«Le nomadisme sans frontière est un mythe politique»,

selon l’historienne Henriette Asséo

Depuis la fin du Moyen Age, l’histoire des Tziganes se confond avec celle des nations européennes où ils vivent, explique l’historienne Henriette Asséo, professeure à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

  • Tziganes, Roms, Manouches, gens du voyage… On se perd dans les dénominations. Pourquoi cette diversité ?

Chaque Etat a incorporé à sa langue nationale une terminologie pour qualifier « ses » Tziganes. En France, depuis le XVIe siècle, avant que ne se généralise l’expression « gens du voyage », le terme habituel était « Bohémien » et le mot savant, forgé par les philologues du XIXe siècle, « Tzigane ». Les Anglais parlent de Gypsies, les Espagnols de Gitanos, les Italiens de Zingari. Dans l’Empire des Habsbourg, le vocable allemand Zigeuner l’a emporté sur tous les autres.

Après 1860, les Etats d’Europe centrale et les Balkans ont, à leur tour, nationalisé leurs populations tziganes sous les termes tchèque de Cikan, hongrois de Cigany, etc. Dans les provinces historiques de Roumanie – la Moldavie et la Valachie –, gouvernées par des princes chrétiens sous domination ottomane, les Tziganes, esclaves jusqu’en 1857, étaient appelés Tsigani. A chaque terme employé correspond ainsi une réalité historique ancienne et diverse.

  • Pourquoi certaines dénominations ont-elles une connotation péjorative ?

En Europe, dans les années 1907-1910, des « politiques tziganes » répressives, adoptées quasi simultanément dans chaque pays, créent des statuts collectifs d’enregistrement. La terminologie devient dépréciative. A la diversité anthropologique antérieure succède une unification administrative des termes. En France, par la loi de 1912 – celle qui institue le carnet anthropométrique –, tous les Français enregistrés sous le « régime des nomades », qu’ils aient été ou non des Tziganes au sens culturel du terme, deviennent des Romanichels ou des « vagabonds ethniques ». C’est à partir de 1969 que s’impose l’expression « gens du voyage », toujours en vigueur.

  • Le terme « Rom » semble l’emporter sur tous les autres. Pourquoi ?

Dans les années 1970, les intellectuels de l’Union romani, issus du bloc soviétique, ont créé un mouvement politique international. Ils ont choisi le terme générique « Rom » pour désigner toutes les communautés tziganes d’Europe. Après la chute du mur de Berlin en 1989, les institutions européennes ont forgé une sorte de novlangue autour des Roms.

  • Combien de fois avons-nous pu lire que les dix millions de Roms actuels forment la plus importante « minorité transnationale » d’Europe ?

On voit comment l’instrumentalisation des termes forge un mythe politique : celui d’un nomadisme tzigane sans frontière. Cela contribue à la « déterritorialité » historique. Pourtant, 80 % des Tziganes n’ont jamais bougé depuis le XVIe siècle.

  • Si ce n’est pas le nomadisme, qu’est-ce qui fédère les différents groupes ?

On touche au paradoxe tzigane essentiel : comment une culture dotée d’une langue, de traditions familiales, d’une cosmogonie a-t-elle pu perdurer sans le support de traditions savantes ? La langue, le romani, est jusqu’à nos jours au cœur de la structuration anthropologique, même dans les familles où elle n’est plus d’usage vernaculaire. Un tchatcho rom (un « vrai Rom ») parlera de son monde, de ses relations, en évoquant le cercle de mare roma (ses Roms) ; il parlera po romane (pour les siens), et pas po gadgikane (pour les gadjos, les non-Tziganes).

  • Et l’origine indienne remontant au Xe siècle, dont on parle habituellement ?

L’idée que les Tziganes sont issus d’une migration unique est en vogue. Mais outre qu’elle fait appel à un organicisme douteux, elle est absurde en termes de démographie historique. La langue romani atteste de l’enracinement des Tziganes en Europe à la fin du Moyen Age. Elle est, comme la majorité des langues de notre continent, indo-européenne. Mais ses caractéristiques les plus intéressantes sont la composante néo-persane, du IXe siècle, et l’importance du vocabulaire grec, qui prouve une longue présence dans l’Empire byzantin.

  • Pourquoi apparaissent-ils en Europe occidentale seulement au Moyen Age ?

Le Moyen Age est une période d’intense mobilité et d’accueil des étrangers – pour peu qu’ils soient chrétiens. Les ancêtres des Tziganes font partie des royaumes byzantins concurrents à partir de 1270 (la principauté de Morée, l’empire de Trébizonde, etc.), alliés les uns à Venise, les autres à l’empereur, d’autres encore à la monarchie espagnole. Les Tziganes, sous les noms d’Aegyptianos ou de gens cinganorum (« Egyptiens » et « Tziganes »), sont un élément des migrations balkaniques du Moyen Age vers les péninsules italienne et ibérique. Leurs chefs ont circulé dans toute la chrétienté avec des sauf-conduits ecclésiastiques ou impériaux, frappant l’imagination. Le Journal d’un bourgeois de Paris décrit l’arrivée, en 1427, de ces cavaliers « de terrible stature ».

  • Pouvez-vous résumer la géographie de l’implantation ?

Entre le XVe siècle et le XVIIe siècle, l’implantation actuelle est acquise. Elle ne change plus, au moins jusqu’au début du XXe siècle. La première migration, celle des Gitanos d’Espagne et des Zingari de l’Italie du Sud, est massive, urbaine, sédentaire. En Italie, ils s’intègrent dans des corporations, notamment celle des métaux. Les Zingari ont été assimilés mais les Gitanos, eux, forment encore une des communautés tziganes les plus importantes.

Dans les territoires des Habsbourg, c’est une présence sédentaire mais rurale. Les Tziganes sont attachés aux domaines seigneuriaux. Leur statut est différent, supérieur à celui des paysans, et ils sont autorisés à prendre le nom de leur maître : Karoliy, Lakatos ou encore Szarközi.

  • L’âge d’or dans les Etats d’Europe, mythe ou réalité ?

C’est une tout autre histoire. Dans les Etats princiers comme la France, la Suède, la Prusse, l’Ecosse ou l’Angleterre, la Pologne ou le duché de Piémont, les Bohémiens forment des compagnies militaires, qui circulent au gré des lignes mouvantes de la guerre. Les hommes excellent dans l’art militaire, leurs femmes dans l’art divinatoire (le « mestier de Bohémienne »). Avec l’ambivalence des représentations : une intégration à la culture baroque et une méfiance ecclésiastique. On identifie la Zingara ou la Bohémienne par son code vestimentaire. Peinture, ballets de cour, opéras, elle devient un archétype de la culture occidentale, de Cervantès à nos jours.

  • Ont-ils toujours été persécutés ?

Oui et non. La fin du XVIIe siècle clôt un « certain âge d’or ». Prenons quelques exemples. Une pluie d’édits détruit les compagnies bohémiennes. Louis XIV, en juillet 1682, pour réduire sa noblesse frondeuse, condamne les Bohémiens aux galères et interdit aux seigneurs de les accueillir. Le triptyque savant de l’époque – érudits, clercs et légistes – emboîte le pas et produit l’archétype du « Bohémien errant ».

En Espagne, une rafle générale des Gitanos a lieu en 1749. La logique n’est pas la même : il s’agit de normaliser l’Hispanidad en interdisant une culture gitane prospère – les Flamencas.

Une partie des Tziganes parvient pourtant à stabiliser sa généalogie. Elle forme la souche des familles manouches ou sinti, demeurées itinérantes. Le philosophe Kant a ainsi utilisé les informations du Zigeuner Christoph Adam, qui se disait « Tzigane allemand », et qui n’était autre que l’un des ancêtres de Django Reinhardt.

  • Et au XXe siècle ? Que dire du carnet anthropométrique, créé en 1912 ?

La loi française de 1912 s’intègre dans la création d’une « politique tzigane » européenne. Entre 1910 et 1930, tous les Etats européens mettent en place un régime administratif d’exception fondé sur des fichiers anthropométriques, photographiques et généalogiques.

Le « régime des nomades » français s’applique aux familles entières, de façon transgénérationnelle. On naît et on meurt sous le regard de la gendarmerie, des préfectures, des brigades mobiles, enfermé dans un statut, quels que soient l’occupation, le mode de vie. Le carnet anthropométrique d’une simple ouvrière en vannerie compte 200 pages et 2 000 visas ! « Le curriculum vitae du nomade », peut-on lire dans le Journal de la gendarmerie en 1914.

  • Quel est le sort des Tziganes durant la seconde guerre mondiale ?

Cette question est au cœur de la nouvelle historiographie du génocide, car elle touche à la généalogie de l’obsession raciale des nazis. Dès 1933, toutes les grandes villes d’Allemagne ont ouvert des camps d’internement (Zigeunerlager) et à partir de 1936, Himmler radicalise la politique anti-Tziganes, dite Zigeunerpolitik. La « science raciale » impose des critères généalogiques plus sévères encore que pour les juifs: si un seul des grands-parents est repéré comme Zigeuner, l’ordre de détention « préventive » est donné.

Dans le Grand Reich, 90 % des familles sont exterminées. Le décret du 16 décembre 1942 ordonne leur transfert à Auschwitz-Birkenau, où est créé un « camp de familles ». Mengele va y mener ses expériences médicales. Dans le reste de l’Europe occupée, les recensements des années 1930 ont facilité les rafles. Chaque Etat collaborateur ou satellite a persécuté ses Tziganes nationaux. Au total sont exterminées au moins 300 000 personnes sur 1 à 2 millions, entre 40 % et 90 % selon les régions.

  • La France occupée constitue-t-elle un cas particulier ?

Oui. Le 6 avril 1940, un mois avant l’invasion des troupes allemandes, les familles enregistrées dans le « régime des nomades » sont assignées à résidence. Elles sont les principales victimes de l’ordonnance allemande du 4 octobre 1940, qui demande aux autorités françaises d’arrêter les Tziganes en zone occupée. 6 500 personnes de nationalité française sont internées en famille dans trente « camps pour nomades », dont cinq situés en zone libre. Les plus importants sont ceux de Montreuil-Bellay, Jargeau et Poitiers ; les conditions y sont terribles car il y a une majorité d’enfants.

  • Y a-t-il eu une reconnaissance après la guerre ?

Les « nomades » sont les derniers internés administratifs à être libérés en 1946, pour aussitôt être réenregistrés dans le « régime des nomades ». Longtemps après la guerre, les démarches administratives pour obtenir le statut d’interné politique n’ont été soutenues par aucune institution ; ils sont peu nombreux à l’avoir acquis. En 1969, le carnet anthropométrique a cédé la place au carnet de circulation, imposé à des Français désormais enregistrés comme « gens du voyage ». On a créé de nouvelles formes de discrimination légale, dont l’absence de carte d’identité et des restrictions au droit de vote.

  • A l’Est, quelle est leur situation sous les régimes communistes ? Change-t-elle après la chute du Mur ?

L’héritage communiste est doublement dramatique. La première raison est sociale : on interdit aux Roms, à partir des lois de 1958, leur culture et leurs modes de vie. Ils deviennent des « citoyens d’origine tzigane », ouvriers dans les complexes industriels de type stalinien. Les Roms sont les laissés-pour-compte de la transition. Prolétarisation dans les ghettos, expropriation : ces conditions favorisent un mouvement migratoire.

La seconde raison est politique. Dans une démocratisation inégalitaire, où les nationalités sont manipulées comme en Yougoslavie, l’intelligentsia romani a de grandes difficultés à imposer sa participation à la vie politique. Les partis d’extrême droite, comme le parti Jobbik en Hongrie, appellent ouvertement à la « solution finale » de la question rom. Ces discours risquent de contaminer la vision occidentale.

  • Comment l’historienne que vous êtes analyse-t-elle la conjoncture actuelle ?

Comme au début du XXe siècle, on est en train, de manière concertée et sur un plan international, de transformer des groupes sociaux, diversement discriminés dans leur pays et n’ayant aucun lien entre eux, en une catégorie politique unique, ethniquement responsable de sa discrimination. On retrouve aujourd’hui les deux volets de la « politique tzigane » : la disqualification de nationaux, chez nous les « gens du voyage », et la création d’un ennemi commun, le « vagabond ethnique », une figure policière internationale récurrente, à la fois visible et insaisissable.

Chose étrange, cette offensive intervient au moment même où, en France, la politique dite de reconnaissance semble avancer : le matin du 18 juillet 2010, Hubert Falco, secrétaire d’Etat à la défense et aux anciens combattants, a rendu un hommage national aux internés tziganes de France lors de la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv. Et grâce à l’acharnement d’un instituteur, Jacques Sigot, les vestiges du camp de Montreuil-Bellay viennent tout juste d’être classés monument historique.

Propos recueillis par Mattea Battaglia

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Une longue présence en Europe

  • XIVe-XVe siècles. Les populations tziganes s’enracinent en Europe, à partir de Byzance.
  • 1850-1868. L’esclavage des Roms est aboli en Europe orientale.
  • 1895. En France, le premier recensement des « Bohémiens et nomades » dénombre 400 000 personnes itinérantes, dont 25 000 Bohémiens.
  • 1907. La Chambre des députés vote un ordre du jour pour débarrasser le pays des « incursions des bandes de romanichels ».
  • 1912. La loi du 16 juillet sur « l’exercice des professions ambulantes » institue le carnet anthropométrique, obligatoire jusqu’en 1969.
  • 1917-1933. Des Roms participent à la révolution russe. Création du Théâtre Romen à Moscou.
  • 1939-1945. Au moins 300 000 Tziganes européens meurent dans le génocide.
  • 1958. Tous les Etats du bloc communiste promulguent des lois anti-Tziganes et interdisent définitivement le « nomadisme ».
  • 1971. Constitution du Comité international tsigane, qui deviendra l’Union romani. La Journée internationale des Roms sera fixée au 8 avril.
  • 2000. Le 5 juillet, le Parlement français adopte la loi relative à « l’accueil et l’habitat des gens du voyage ». En 2008, seules 42 % des 42 000 places d’accueil jugées nécessaires avaient été aménagées.
  • 2005-2015. Initiative européenne pour la Décennie de l’inclusion des Roms.

Pour en savoir plus :

  • Les Tsiganes. Une destinée européenne, d’Henriette Asséo, « Découvertes », Gallimard, rééd. 1994, 160 p., 14 €.
  • Les Tsiganes en France, un sort à part, 1939-1946, d’Emmanuel Filhol et de Marie-Christine Hubert, Perrin, 2009, 398 p., 22 €.
  • Ces barbelés que découvre l’histoire, Montreuil-Bellay, 1940-1946, de Jacques Sigot, « Cages », Ed. Wallâda, 2010, 416 p., 30 €.
  • Les Tsiganes ou le Destin sauvage des Roms de l’Est, suivi du Statut des Roms en Europe, de Claire Auzias, Marcel Courtiade, « Documents », Ed. Michalon, 2001, 130 p., 13,72 €.
  • Tsiganes. Sur la route avec les Roms Lovara, de Jan Yoors, Phébus, 2004, 288 p., 8,90 €.
  • Le Vent du destin. Manouches, Roms & Gitans, de Michèle Brabo, Seuil, 2005, 140 p., 30 €.

La revue Etudes tsiganes : www.etudestsiganes.asso.fr

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