Soufyane Kastali a rencontré lors d’un séjour en Algérie un homme âgé de 80 ans qui lui a parlé de son enfance durant la guerre d’indépendance algérienne.
Né en 1948 à Miliana, Beraka Modaras a vécu la guerre d’indépendance algérienne dans la région de l’Ouarsenis. C’est à travers ses yeux d’enfant qu’il retrace son vécu d’une révolution algérienne qui a frappé toutes les strates de la société. Il est issu d’une famille paysanne, vivant avec sa famille dans une maison traditionnelle.

Lorsque la guerre d’Algérie éclate, Beraka a 6 ans, il fait sa première rentrée à l’école primaire en 1955. Puisque son père est parti au maquis au début de l’année 1956, il doit quitter l’école à la fin de l’année pour éviter que l’administration coloniale place sa famille dans un camp de regroupement. Il doit donc partir à Mekhatria (Wilaya de Aïn Defla). Une fois là-bas il se rase le crâne et s’habille comme les locaux, pour ne pas avoir l’air d’une personne extérieure au village. Il y a effectivement une différence entre les gens de la ville (Miliana) et la population paysanne de Mekhatria. C’est tout un travail de camouflage dans la masse paysanne. Cela passe par la façon de se vêtir et la manière de parler.
Soufyane Kastali : El Hadj, qu’as-tu vu durant la guerre ?
Je me rappelle des Harkis qui venaient nous voir en nous demandant des informations. Les moudjahidin nous avaient dit de ne rien dire, alors nous n’avons rien vu et rien entendu. Durant la guerre, j’ai vu des accrochages aux abords du village, deux moudjahidin sont morts en une journée. Ces personnes étaient venues trouver le logis et le couvert, ils sont sûrement morts après une dénonciation. Je ne peux pas te dater exactement l’évènement car j’étais petit mais avec le recul je pense que c’était aux alentours de 1957.
Quelle était la vie au quotidien ?
On passait notre temps à jouer dehors, on sortait dans les champs pour jouer avec les animaux, on n’avait pas vraiment de jouets avec lesquels s’amuser. Mais on avait tout le temps peur lorsqu’on jouait, peur des Harkis, peur des militaires français, on passait notre temps à faire attention autour de nous. Tu vois les gens qui marchent dans un endroit miné ? C’est comme si on jouait sur des mines. On vivait dans la peur.
Tu vivais dans quelle sorte d’habitat ?
Nous on avait des maçons dans la famille, on a bâti en pierre mais les autres familles c’était avec de la terre. La région n’a pas fait partie du projet des sinistrés de 1954. On vivait tous ensemble, je ne peux pas te dire si on vivait à l’aise, mais tu sais, lorsque nous n’avons pas l’indépendance il nous est impossible de vivre dignement. Même si la maison avait été confortable, un militaire français qui rentre d’un coup sans prévenir et sévissait, cela suffisait à briser tout sentiment de confort. Personne ne pouvait vivre paisiblement. Il y avait une injustice. Quand on était petit nous pensions à une chose en voyant tout cela : dès que nous aurons l’âge, nous irons au djebel. C’est cette injustice qui nous galvanisait.
Quand on était petit les français parlaient de fellaghas, ils en parlaient comme si c’était des terroristes et des voleurs. Ça me faisait rire quand ils disaient ça car nous on voyait notre père ainsi que ses camarades et c’était très loin de ce que disaient les Français. Mon père venait durant le passage du recrutement de l’ALN.
Tu te rappelles d’éléments qui t’ont marqué quand tu étais petit ?
Je me rappelle des morts. Il y a une rivière pas loin du village. Lorsqu’on y allait on voyait des cadavres refoulés par la rivière. Les militaires jetaient les moudjahidin du pont, il y avait du sang partout sur le pont, un mois de pluie n’a pas suffit à enlever les traces. Ils [les soldats français] avaient l’habitude de montrer les cadavres des moudjahidin. Ils les prenaient et les emmenaient au bled. Par exemple, devant la poste d’Aïn Defla, les militaires attachaient un cadavre à un arbre et le
laissaient. J’ai aussi vu un cadavre de moudjahidin sur une jeep, il était attaché, son corps complètement décomposé et les militaires faisaient le tour des environs. Tout cela dans l’objectif de nous faire peur.
Durant les années 1961 et 1962 as-tu constaté des changements ?
[Un court moment de pause]
On vivait dans la misère et la peur, mais il y avait une solidarité incroyable entre nous. Quelque chose qu’on ne connaîtra jamais plus. On ne nous disait pas si les personnes montées au maquis étaient mortes ou non. L’ALN disait toujours qu’ils étaient envoyés aux frontières se faire soigner.
Qu’as tu ressenti au moment de l’indépendance ?
J’étais profondément triste, je ne savais pas durant des années si mon père était en vie ou pas. Je voyais tout le monde heureux et moi j’attendais de voir si mon père revenait du djebel. En tant qu’enfant j’avais espoir de le retrouver. La confirmation n’est venue qu’à l’indépendance, si on voyait les personnes revenir du maquis c’est qu’ils avaient survécu, sinon ils étaient considérés comme morts.
À l’année 1962, qu’as-tu fait dans cette Algérie indépendante ?
En 1962, j’avais 12 ans, c’était une autre misère, l’indépendance était là, l’État donnait 1dinar par jour aux veuves, ce n’était pas suffisant donc j’étais obligé d’aller travailler. Quelques petits boulots, puis je suis rentré dans l’entreprise des mines de fer de Zaccar à Miliana en 1973. Les conditions de travail n’étaient pas faciles, il y avait des morts à cause des éboulements. Les fils de chouhadas devaient aller travailler, car on n’avait pas fait l’école. Les autres, ceux qui sont allés à l’école durant la guerre et qui ne sont pas fils de maquisards, ont pu poursuivre les études. Mais nous on était obligé de travailler. J’ai arrêté l’école à 6 ans, en 1954. À l’indépendance je n’avais pas d’autre choix que de travailler !
À travers le récit d’un enfant de l’Ouarsenis, nous pouvons constater la violence de l’espace colonial. Ce sentiment de peur omniprésent explique la volonté irrésistible d’indépendance. Car la seule théorisation des idées anticoloniales ne peut être une explication suffisante concernant les populations de l’arrière-pays, qui pour certaines, ne sont pas lettrées. Un autre élément à mettre en exergue est celui du jour de l’indépendance. Ce moment que l’on perçoit comme joyeux, est en réalité un moment contrasté de joie et de tristesse. Par exemple l’ouvrage Algérie 1962 Une histoire populaire de Malika Rahal évoque cette recherche des disparus. Enfin, l’entrée dans la postcolonialité évoquée dans cet entretien illustre les inégalités qui ont profondément marqué la société algérienne. Les enfants des moudjahidin ayant payé le lourd tribut de l’indépendance, se retrouvent jetés, souvent sans instruction, dans le monde du travail. Celui-ci étant nécessaire pour subvenir à la famille endeuillée. Ce travail vise à mettre un visage sur la population civile des campagnes, souvent perçue de manière informe et lointaine.
Soufyane Kastali
Lire aussi sur le même thème dans Orient XXI : « Algérie. La guerre d’indépendance à hauteur d’enfant » par Lydia Hadj Ahmed