Lettre ouverte de Pierre Nora à Frédéric Mitterrand sur la Maison de l’histoire de France
Cher Frédéric Mitterrand, je me suis jusqu’à présent abstenu de toute déclaration publique sur le projet de musée ou de Maison de l’histoire de France, parce que, pour n’être pas un bien chaud partisan de cette initiative, je ne partage pas pour autant l’hostilité de principe de beaucoup d’historiens qui la considèrent comme maudite parce qu’elle vient de Nicolas Sarkozy (a-t-on déjà vu des musées créés en dehors de la sphère des pouvoirs publics ?) et surtout la déclarent criminelle parce que consacrée à la France et à son histoire.
Bien mieux : je me surprenais à imaginer ce que pourrait être, à ce moment de métamorphose profonde du modèle national, une traversée récapitulative, critique, ouverte, interrogative, des modèles nationaux qui se sont succédé depuis une dizaine de siècles.
Mais puisque vous vous estimez « en droit d’attendre des arguments dégagés de tout a priori et de toute idéologie plutôt que la contestation expéditive » (Le Monde, 3 novembre 2010), je m’en voudrais de ne pas essayer de vous en donner quelques-uns, du moins les principaux.
Le plus évident, et le plus massif, est que ce projet, nécessairement coûteux, est complètement inutile. Je ne trouve d’ailleurs dans votre plaidoyer en sa faveur aucun argument convaincant en dehors de généralités sur l’utilité de l’histoire. Vous donnez l’impression de ne pas y croire vous-même. Le Président de la République en personne donne, lui aussi, le sentiment de ne s’obstiner que pour ne pas se déjuger : après des mois d’enquête sur tous les sites possibles, le voici en effet revenu au bercail des Archives nationales où il y a toujours eu, depuis 1867, une forme de musée. C’est une manière de botter en touche. Dès lors pourquoi voudriez-vous que l’on s’enthousiasme ?
L’aggiornamento des musées était nécessaire avec le Grand Louvre, celui des bibliothèques avec une nouvelle bibliothèque, celui des archives avec le centre de Saint-Denis. Cette initiative-là n’a rien d’indispensable. Ce n’est pas sans raisons qu’en France, toute tentative de musée national unifié a échoué, celle de Louis-Philippe à Versailles comme celle de Napoléon III au Louvre. Dans ce pays aux héritages et aux traditions si diverses et contradictoires, et où l’opinion depuis la Révolution reste profondément divisée entre au moins deux versions de l’histoire de France, la sagesse est précisément d’en rester à une pluralité de musées, lesquels témoignent, chacun à sa façon, de sa vision et de son époque. Pourquoi voudriez-vous que la présente tentative réussisse, au moment le moins bien choisi pour l’entreprendre ?
La comparaison avec les autres pays ne tient pas, et le Deutsches Historisches Museum de Berlin ne saurait servir d’exemple ni de précédent. La France n’a pas connu, heureusement, d’expérience aussi dévastatrice de sa propre tradition que le nazisme, obligeant après coup à reconstruire une vision d’ensemble de son histoire.
On peut comprendre que quelques énarques en mal de postes ou quelques conservateurs du patrimoine en mal de projets trouvent dans ce non-projet de quoi employer leurs talents, mais, encore une fois, pourquoi voudriez-vous que des historiens sérieux se donnent du mal ?
Le second argument est peut-être plus grave. Ce projet aura beaucoup de mal à se remettre de son origine impure et strictement politicienne. Nicolas Sarkozy l’a lancé en janvier 2009, en pleine remontée du Front national et pour « renforcer l’identité nationale ». Il s’est trouvé pris dans la lumière, ou plutôt dans l’ombre de cette funeste enquête sur ladite identité. C’est là son pêché originel. On s’est rendu compte que c’était s’aliéner tous les milieux sans lesquels il n’était pas réalisable, — conservateurs, archivistes, historiens ; et vous avez tout fait, dès votre arrivée au ministère de la Culture, pour calmer le jeu et rallier le plus de monde possible. Mais on ne peut pas mélanger les deux registres, celui de la stratégie électorale et le grand jeu désintéressé de la recherche historique et de la pédagogie civique ; ni passer impunément de l’un à l’autre.
Et puis, comble de maladresse, on annonce tout à trac et sans plus de consultation préalable que l’implantation se fera aux Archives nationales où vous-même aviez, quelques mois auparavant, validé un projet longuement élaboré de redéploiement des archives restantes, en particulier notariales, au palais Soubise. Et quand le personnel des Archives nationales, mis devant le fait accompli et dépossédé d’une partie de son territoire, se déclare mécontent, vous lui faites remarquer que « l’État fait un effort budgétaire considérable pour les Archives nationales en construisant un nouveau centre à Pierrefitte-sur-Seine ». Comme si cette décision — arrachée au bout de dix ans de lutte pied à pied et qui répondait à une pressante nécessité —, permettait de reprendre d’une main ce que l’on avait donné de l’autre.
Une fois encore, on met la charrue avant les bœufs. On a déjà vécu cela, il y a quelques années, avec la Grande Bibliothèque. Dans la foulée d’une fière annonce présidentielle, on se précipite pour trouver une implantation, une direction, des crédits, des devis, des architectes, et des projets avant de se demander ce que l’on veut faire et mettre dedans. Le contenant avant le contenu. Et l’on s’empresse de baptiser « polémique » contre « tout projet culturel novateur et ambitieux » ce qui n’est que la protestation du bon sens.
La charrue avant les bœufs, c’est un troisième argument, et pas le moindre, parce que tout matériel et concret.
On a cru faire un pas de géant en passant du musée à la Maison, qui paraît plus branché, mais où est la différence ? Musée, maison, historial, mémorial, on en revient toujours aux collections. Où les prendra-t-on, sinon aux autres musées ? Et pour quel type de parcours, de mise en scène, et finalement de message ? « Toutes les facettes de notre histoire, dites-vous, ses ombres et ses lumières, ses grands noms et ses inconnus, ses passages obligés et ses chemins de traverses. » Croyez-vous que ce tout et rien suffise à faire un point de vue, une orientation ? La France dans l’Europe, la Méditerranée, l’Atlantique pour faire moderne ? Un peu de Louis XIV et beaucoup de traite négrière ? Un peu de Napoléon et beaucoup de Haïti ? Un peu de République et beaucoup de colonies ? Un peu de paysans catholiques et beaucoup d’immigrants musulmans ? Tout cela pour faire d’excellents Français avec mise en ligne et réseau généralisé ? Et s’il s’agit simplement d’une entreprise fédératrice des institutions existantes, alors pourquoi pareille mobilisation ?
C’est qu’il y a, en fait de musées d’histoire, une grande différence entre les sectoriels et les généraux. Les musées sectoriels rassemblent, — à la différence des musées d’art —, des collections d’objets qui se désignent d’eux-mêmes, non pas pour leur beauté ou leur rareté, mais pour leur exemplarité et leur expressivité. Un musée général, comme une Maison de l’histoire de France, n’a de sens que celui qu’on lui donne et ne définit son choix d’objets qu’en fonction de ce sens. Alors, autant le dire clairement : cette Maison, on ne sait pas plus quoi y mettre que pourquoi on la fait.
Décidément, Nicolas Sarkozy n’a pas de chance avec l’histoire et le passé de la France. Lui qui veut qu’une décision politique ne se juge qu’au résultat, toutes ses initiatives, dans cette direction, se sont révélées malheureuses, avec pourtant parfois les meilleures intentions. Il y a eu, le jour même de son intronisation, la lettre de Guy Môquet à faire lire en classe au début de l’année scolaire : elle a fait long feu. Il y a eu, au dîner du CRIF, et comme un cadeau à la communauté juive, la proposition que chaque enfant de CM2 adopte le fantôme d’un enfant assassiné pour le faire revivre : tollé général.
Il y a eu les discours du Latran et de Ryad sur la nouvelle laïcité et les supériorités du curé sur l’instituteur : échos négatifs. Il y a eu le discours de Dakar et « l’entrée tardive des Africains dans l’histoire » : discours aux propos courageux sur le colonialisme mais tellement maladroit dans le ton qu’il a été mal reçu de ceux qu’il voulait contenter. Il y a eu, enfin, cette brillante enquête sur l’identité nationale, qui a fini en pétard mouillé. Et maintenant cette Maison de l’histoire de France qui n’en finit pas de chercher sa raison d’être.
C’est dommage, mais ce domaine ne lui réussit pas. En fait d’histoire et de rapport au passé national, peut-être Nicolas Sarkozy devrait-il se persuader que toute tentative d’utilisation instrumentale est vouée à l’échec. Il faut ou s’abstenir ou s’y prendre autrement. N’êtes-vous pas, cher Frédéric Mitterrand, le plus désigné pour l’en convaincre ?
De l’Académie française
Les historiens craignent une instrumentalisation
«0n est passé d’un projet qui était nationaliste à un projet nationalo-européen, puis à un projet qui se présente comme plus mondial, plus ouvert. En gros, cela semble aller dans le bon sens, mais je reste dans l’expectative, car beaucoup de questions restent sans réponse. » Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-II, Fabrice d’Almeida résume assez bien l’état d’esprit d’une grande partie de ses collègues vis-à-vis de la Maison de l’histoire de France.
Tel qu’il se présente aujourd’hui, le projet a deux volets principaux. Le premier, qui consiste, à créer une « tête de réseau» pour les centaines de musées d’histoire existant en France, ne suscite guère d’oppositions chez les historiens. «Faire, une sorte de banque de données qui permette d’organiser, au coeur de Paris, des expositions thématiques valorisant des collections de musées qui, pour certains, sont peu visités, me semble intéressant », explique ainsi Emmanuel de Waresquiel.
Le deuxième volet – créer une « galerie du temps» où serait racontée, de façon chronologique, l’histoire de France – soulève en revanche plus de réticences. «Cette idée me met mal à l’aise, car il y a un risque de figer l’historiographie », explique Emmanuel de Waresquiel.
«Lieu très connoté »
Depuis quelques semaines, les responsables du projet – à commencer par Frédéric Mitterrand, qui a reçu de nombreux historiens – jouent clairement la stratégie de l’apaisement. A ceux qui, comme Isabelle Backouche, Christophe Charle, Roger Chartier, Arlette Farge, Jacques Le Goff, Gérard Noiriel, Nicolas Offenstadt, Michèle Riot-Sarcey et Daniel Roche, jugent « étriquée » l’idée de «limiter une « maison de l’histoire » à la France » (Le Monde du 22 octobre), ils répondent que l’histoire nationale sera envisagée dans ses «interactions» avec d’autres espaces.
Aux mêmes qui s’inquiètent de voir promue «une histoire centrée avant tout sur l’État-nation et les grands hommes, à la recherche de “l’âme” et des “origines” de la France», ils répondent que l’histoire qui y sera racontée le sera de façon « critique » et «objectivée ».
Ces réponses en convainquent certains. «Le fait d’avoir renoncé à installer le musée aux Invalides, un lieu très connoté “histoire militaire” est un signe positif, estime ainsi le médiéviste Jean Fayier, ancien directeur des Archives de France. Cela dit pour rassurer tout le monde, il faut que le projet soit le reflet d’un vrai pluralisme intellectuel.»
Professeur à l’université ParisXIII, Benjamin Stora est sur une ligne similaire : «Si on traite librement de questions qui dérangent, comme l’esclavage ou la colonisation je ne vois pas où est le problème. Mais il faut que ceux qui participeront à la réflexion aient vraiment les mains libres, pas qu’ils soient instrumentalisés. »
Cette crainte est bien réelle. « L’histoire a été tellement instrumentalisée par Nicolas Sarkozy que la méfiance est instinctive », explique Henry Rousso, ancien directeur de l’Institut d’histoire du temps présent. «Après les précédents de la lettre de Guy Môquet, du parrainage des enfants de la Shoah, du discours de Dakar sur l’homme africain qui n’est “pas entré dans l’histoire” et du discours du Latran, qui a marqué une vraie mise en cause de la laïcité, il y a de quoi être inquiet», estime quant à lui Jean-Noël Jeanneney.
Comme beaucoup, l’ancien président de la Bibliothèque nationale de France dit «partager le point de vue de Pierre Nora». Dans sa «Lettre- ouverte à Frédéric Mitterrand » (Le Monde du 11 novembre), l’académicien estimait, en faisant référence à sa genèse dans le contexte de la «funeste enquête» sur l’identité nationale, que le projet de Maison de l’histoire de France aurait « beaucoup de mal à se remettre de son origine impure et politicienne».