Qualifiant d’«attentat juridique» la circulaire1 envoyée par Michèle Alliot-Marie aux procureurs pour qu’ils répriment le boycott d’Israël, Benoist Hurel, secrétaire général adjoint du Syndicat de la magistrature, avait contesté la notion de «discrimination» dans le cas de la campagne de boycott contre les produits israéliens et estimé «inadmissible» «l’instrumentalisation d’un texte qui visait à combattre le racisme, le nationalisme et le sexisme».
Il est désormais interdit de boycotter
La Chancellerie a eu cette idée extraordinaire selon laquelle tout appel au boycott des produits d’un pays n’était qu’une «provocation publique à la discrimination envers une nation»…
On a les victoires qu’on peut : Michèle Alliot-Marie a, il y a quelques mois, par une simple circulaire, commis un attentat juridique d’une rare violence contre l’un des moyens les plus anciens et les plus efficaces de la contestation des Etats par les sociétés civiles, à savoir le boycott. Le 12 février, la Chancellerie a eu cette idée extraordinaire selon laquelle tout appel au boycott des produits d’un pays n’était qu’une «provocation publique à la discrimination envers une nation», punie d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Le ministère demande aux procureurs de la République d’assurer une répression «ferme et cohérente» de ces agissements.
Soyons justes : la paternité de cette brillante initiative revient au procureur général de Paris qui avait, dans son rapport de politique pénale 2009, suggéré que «les faits de boycott ou de provocation au boycott peuvent s’analyser, selon les espèces, soit en une provocation à la discrimination, soit en une discrimination ayant pour effet d’entraver l’exercice d’une activité économique». On peut rappeler les actions de ce type dans l’histoire : boycott du Royaume-Uni en 1930 initié par Gandhi contre la colonisation, boycott de l’Afrique du Sud dans les années 70 par les militants antiapartheid, boycott, à la même époque, par la communauté homosexuelle américaine d’une marque de bière qui refusait d’embaucher les gays ou, plus récemment, boycott des produits chinois par les soutiens de la cause tibétaine et des produits israéliens par les militants palestiniens… Pour l’ex-garde des Sceaux, il ne s’agit pas là d’entreprises de protestation et d’émancipation, souhaitables en démocratie, mais d’associations de malfaiteurs en vue d’attenter à la bonne marche du commerce, donc du monde.
La notion de discrimination ne peut s’entendre que d’une différence de traitement n’obéissant à aucun but légitime. Une action collective qui viserait à ne pas consommer de produits d’une entreprise parce qu’elle licencie ou délocalise sa production, ou d’un Etat parce qu’il maltraite ses minorités ne peut être qualifiée de discriminatoire, sauf à ôter aux consommateurs leur seul pouvoir, celui de ne pas de consommer n’importe quoi et n’importe comment. Que l’on se rassure : les Etats qui décideraient d’imposer un embargo à un pays étranger n’encourront pas les foudres de la loi pénale…
L’instrumentalisation d’un texte qui visait à combattre le racisme, le nationalisme et le sexisme est inadmissible, surtout lorsqu’elle vise à faire taire l’engagement citoyen. La circulaire en question, qui a su convaincre au moins un tribunal, constitue donc, pour la société civile, une régression d’une ampleur peu commune. Cette provocation s’est pour l’instant heurtée à un mur de silence. La pénalisation de la contestation est toujours une mauvaise nouvelle pour la démocratie. L’absence de contestation de la pénalisation, lorsque celle-ci ne répond à aucun autre objectif que celui de museler les peuples, n’en est pas une meilleure.
Secrétaire général adjoint du Syndicat de la magistrature
Cessons de pénaliser le boycottage d’Israël
En tant que consommateur citoyen, je n’achète pas de produits israéliens tant qu’Israël ne respectera pas le droit international ; j’appelle aussi mes concitoyens à faire de même afin de faire pression sur Israël pour qu’il démantèle le mur de séparation et les colonies. » Pour avoir tenu de tels propos dans la rue ou dans des commerces, pour les avoir écrits dans des magazines ou sur Internet, près d’une centaine de personnes sont traduites en France devant les tribunaux. Il s’agit de membres d’associations qui soutiennent la campagne » Boycott-??désinvestissement-??sanctions » (BDS). Ces personnes sont poursuivies par les procureurs en vertu d’un texte interne au ministère de la justice adopté le 12 février 2010, dite circulaire Alliot-??Marie, garde des sceaux de l’époque.
La circulaire ordonne aux parquets de poursuivre pénalement les personnes qui appellent au boycottage des produits israéliens. Elle affirme, sans le démontrer, que l’article 24 alinéa 8 de la loi de 1881 sur la presse permettrait de réprimer les appels lancés par des citoyens ou des associations au boycottage de produits issus d’un Etat dont la politique est contestée. Ce texte interprète la loi de manière extensive, en contradiction avec la règle de l’interprétation stricte des lois pénales.
En effet, l’article 24 alinéa 8 de la loi de 1881 ne s’attache pas à interdire les appels au boycottage, mais uniquement les provocations » à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-??appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée « .
La circulaire Alliot-??Marie a été critiquée par le monde associatif au nom de la liberté d’expression. Mais également par de nombreux juristes, universitaires, avocats et magistrats, en raison de son contenu qui procède à un usage détourné de la loi prévue pour lutter contre les propos racistes et antisémites. Des procureurs ont même refusé de requérir oralement la condamnation des militants de la campagne BDS, en dépit des instructions écrites de leur hiérarchie.
La cour d’appel de Paris a prononcé en 2012 des relaxes, considérant que les propos tenus relevaient de la critique pacifique de la politique d’un Etat. La Cour européenne des droits de l’homme, quant à elle, rappelle très régulièrement que les groupes militants bénéficient sur des sujets politiques d’une protection renforcée de leur liberté d’expression. Christiane Taubira a même déclaré publiquement à plusieurs reprises que cette circulaire contenait une interprétation de la loi qui pouvait être considérée comme » injuste » ou » abusive « .
L’ensemble de ces éléments et le changement de majorité politique permettaient de penser que la prise de conscience du caractère absurde de cette situation allait se traduire en acte. Or, la circulaire Alliot-??Marie de 2010 est toujours en vigueur et les poursuites pénales contre des militants de la campagne BDS continuent. Ce faisant, la France se singularise en Europe et dans le monde : elle est le seul Etat, avec Israël, à envisager la pénalisation d’une campagne pacifique et citoyenne, demandant le respect du droit international. Campagne pacifique en ce sens que les actions d’appel au boycottage organisées consistent en des mesures incitatives, qui se limitent à faire appel, par la diffusion d’informations, à la conscience politique des consommateurs. Aucune forme de contrainte n’est exercée ni à l’égard des clients et des distributeurs français, ni à l’égard des producteurs israéliens. En France, l’appel au boycottage, forme d’action politique non violente, s’inscrit dans le débat politique républicain depuis des décennies.
Mme Taubira l’a même qualifié de » pratique militante, reconnue, publique » et admet l’avoir encouragé en son temps contre les produits sud-??africains, dans le cadre d’une campagne internationale que personne n’avait alors envisagé d’interdire.
Campagne citoyenne en ce sens qu’elle repose sur une mobilisation des sociétés civiles. La campagne BDS a été engagée en 2005 à la demande de 172 associations et syndicats palestiniens. Elle appelle les sociétés civiles du monde entier à se mobiliser pour que leur gouvernement fasse pression sur l’Etat d’Israël.
En France, de nombreuses associations ont rejoint l’appel lancé en 2005. Les actions qu’elles conduisent dans le cadre de cette campagne se situent au cœur de la liberté d’expression et d’information des citoyens français sur un sujet international. Ces actions ne consistent pas à discriminer les citoyens israéliens : elles visent à boycotter les institutions et les produits d’Israël en vue de faire changer une politique d’Etat.
Campagne pour le respect du droit international enfin, dans la mesure où le but recherché est d’obtenir le respect des résolutions des Nations unies et la fin des politiques déclarées illégales par l’avis du 9 juillet 2004 de la Cour internationale de justice de La Haye que sont la construction du mur de séparation et la colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-??Est. La mobilisation des sociétés civiles est rendue indispensable, car la plupart des Etats n’ont rien fait ou presque pour pousser Israël à se conformer à l’avis de la Cour, notamment en prenant des mesures de sanctions pour que le mur et les colonies soient démantelés.
Rien n’est plus faux que de laisser entendre que la campagne BDS puisse être raciste ou antisémite. Cet amalgame relève de la même rhétorique que celle parfois utilisée dans les années 1970 et 1980 contre les militants anti-??apartheid comparés à d’irresponsables marxistes-??léninistes ou à des racistes anti-??Blancs. Aucun des militants de la campagne BDS poursuivis depuis 2010 en vertu de la circulaire évoquée ne l’a d’ailleurs été pour avoir tenu des propos ou commis des actes racistes et antisémites. Il est temps de procéder à l’abrogation de la circulaire Alliot-??Marie.
– Ivar Ekeland, Président de l’Association universitaire pour le respect du droit international en Palestine
– Rony Brauman, Médecin, essayiste
– Ghislain Poissonnier, Magistrat
- La circulaire est téléchargeable sur le blog d’Alain Gresh où on trouve de nombreux compléments d’information sur cette affaire.