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Édition du 1er novembre au 15 novembre 2025

Les enfants d’immigrés maghrébins en France (1983-2025), par Stéphane Beaud

Le sociologue Stéphane Beaud analyse les évolutions de la situation des enfants d’immigrés maghrébins au cours des quarante dernières années.

Pour histoirecoloniale.net, le sociologue Stéphane Beaud, spécialiste des milieux populaires en France et auteur notamment de La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017), retrace les grandes tendances qui ont marqué la situation des enfants d’immigrés maghrébins au cours des quarante dernières années. L’analyse commence en 1983, date de la Marche pour l’égalité et contre le racisme – dite « des Beurs » –, un « moment d’espoir ». Elle s’achève par une réflexion dépassionnée sur la montée en visibilité depuis les années 2000 de la pratique de la religion musulmane. Stéphane Beaud nous offre ici une précieuse synthèse de ses travaux sur la question que nous sommes heureux de publier (*).

Photo en exergue : Amadou Gaye, La marche pour l’égalité et contre le racisme, Strasbourg novembre 1983, tirage argentique noir et blanc sur papier baryté, 24 cm x 30 cm, Musée national de l’histoire de l’immigration, inv. 2018.102.1 © EPPPD-MNHI, ADAGP.

Retour sur la situation des enfants d’immigrés maghrébins en France (1983-2025)

par Stéphane Beaud

Au début des années 1990, le sociologue Abdelmalek Sayad (1933-1998), auteur de travaux pionniers sur l’immigration algérienne en France, avait posé un diagnostic très sûr et aiguisé sur la situation très singulière dans laquelle se trouvaient placés structurellement les enfants d’immigrés maghrébins dans la société française – précisons qu’à l’époque, bon nombre d’entre eux n’avaient pas la nationalité française : « ‘Mauvais’ produits sans doute de la société française, aux yeux de certains, mais produits quand même de cette société. Sortes d’agents troubles, équivoques, ils brouillent les frontières de l’ordre national et, par conséquent, la valeur symbolique et la pertinence des critères qui fondent la hiérarchie de ces groupes et de leur classement ».[2] Trente ans plus tard, ce diagnostic garde toute son actualité et sans doute davantage encore, car la situation structurelle en porte-à-faux de ces enfants d’immigrés maghrébins, souvent dénommés au tout début dans la presse « jeunes d’origine immigrée » est en quelque sorte aggravée ou consolidée, d’une part, par la montée en puissance électorale du FN/RN (concurrencé et titillé sur sa droite par Reconquête, le Parti d’Eric Zemmour) et sa forte institutionnalisation politique (comme le montre sa place désormais acquise à l’Assemblée nationale avec 123 députés RN élus, en juin 2024, au scrutin majoritaire à deux tours) et, d’autre part, par la plus large diffusion ces dernières années dans l’espace public français d’une idéologie ouvertement xénophobe.

Il se trouve que le Front National, depuis sa première percée électorale en 1984, n’a cessé de faire de la « menace », qui serait constituée par la présence en France de nombreux descendants d’immigrés maghrébins, un inépuisable fonds de commerce électoral. En particulier quand est apparue au grand jour la « seconde génération » – celle issue de parents ouvriers, notamment algériens, recrutés comme main-d’œuvre non qualifiée dans la France des Trente Glorieuses (1945-75) – avec La Marche de 1983, grande source d’espoirs pour cette génération (première partie de l’article). Espoir qui ne résistera pas à l’épreuve du temps, notamment à l’aggravation de la ségrégation spatiale et sociale qui a vu, à partir du milieu des années 1990, se ghettoïser progressivement un nombre croissant de cités HLM, devenues majoritairement des « quartiers d’immigrés », largement abandonnés par les pouvoirs publics. D’où dans ces lieux séparés, vécus comme des univers sociaux de « seconde zone », l’éclosion et la consolidation d’une génération sociale singulière que nous avons proposé d’appeler « génération de cité » (deuxième partie) ; celle-ci semble avoir été marquée et durablement influencée par le revival musulman, sous sa forme quiétiste, qui est apparu depuis le début des années 2000 dans la plupart des pays européens avec une forte immigration maghrébine, ce revival religieux pouvant être interprété comme une nouvelle offre religieuse pouvant satisfaire une forme de quête de réparation sociale chez bon nombre de ces jeunes (troisième partie). Au sein de « cette génération de cité », une attention particulière sera consacrée à la fraction sociale la plus vulnérable, définie comme « à problèmes » par toutes les institutions ; elle appartient structurellement sur le plan socio-économique à la catégorie des Neet (jeunes ni en études, ni en emploi, ni en formation), elle se vit largement comme sans avenir et n’a cessé de s’enfoncer dans les diverses voies de la délinquance (trafic de drogue et banditisme compris) avec parfois la tentation du djihadisme.

L’espoir de La Marche pour l’égalité de 1983

Si l’on veut retracer à gros traits, avec un souci de vérité historique, les quarante années d’évolution de ce groupe social composé par les enfants d’immigrés maghrébins en France, il faut sans aucun doute commencer par ce moment très important qu’a été La marche pour l’égalité des droits et contre le racisme » de 1983, rebaptisée peu après Marche des Beurs. Elle marque sans conteste l’avènement dans l’espace politique des enfants d’immigrés maghrébins et de ce que le sociologue Abdellali Hajjat a appelé la « construction d’un consensus national antiraciste ».

Pour raconter cette histoire au plus près des événements, c’est-à-dire du 15 octobre 1983 (départ en catimini de la marche à Marseille à la cité Cayolle) au 3 décembre 1983, jour de l’arrivée « triomphale » des Marcheurs à Paris, consultons les archives de ce passé qui sont à notre disposition. Non seulement les articles de la presse nationale et régionale, de plus en plus nombreux et détaillés au fur et à mesure que la « mayonnaise prend », c’est-à-dire que les Marcheurs suscitent un intérêt croissant des médias et un soutien de plus en plus affirmé des militants, des simples citoyens anti-racistes et de nombreux intellectuels[3]. Mais aussi les nombreux reportages de la presse audiovisuelle progressivement consacrés à la Marche et que l’on peut aujourd’hui visionner sur le site de l’INA (Institut National de l’Audiovisuel)[4].

Focalisons-nous sur une forme de « scène primitive », à savoir le journal télévisé (JT) de midi d’Antenne 2 du 3 décembre 1983, peu avant le début de la grande manifestation à Paris qui va voir près de 100 000 personnes défiler derrière les 32 marcheurs « historiques » et les dizaines de mères maghrébines ouvrant le cortège avec les photos de portraits de leurs fils, victimes ces derniers mois de crimes racistes qui ont frappé ces « jeunes immigrés » (comme on les appelait alors) et avec une grande banderole : « Rengainez vos fusils, on arrive ». Les invités de ce JT de midi sont deux marcheurs lyonnais : Toumi Djaïdja, le président de l’association SOS avenir Minguettes de Vénissieux, un fils de Harkis, qui a eu l’idée de lancer cette marche pacifique[5] (il est présenté comme le leader de la Marche) et Malika (son nom n’est pas indiqué). Tous deux sont interviewés par la journaliste Isabelle Baechler, dans une cantine du 12e arrondissement de Paris tandis que le présentateur du JT, Daniel Bilalian opère en duplex, au siège d’Antenne 2. Transcrivons de manière précise une partie de cet échange.

Daniel Bilalian [studio d’A2]- « Avec nous aujourd’hui, de la Bastille, deux participants de cette marche : ‘Alors, Madame, Monsieur, est-ce que la traversée de cette marche vous fait changer d’opinion… (Se reprend…) ou changer les opinions des autres sur vous ? Après tout c’est le plus important…

Malika [cantine du 12e]: « Pour moi qui suis immigrée… (bute sur les mots, envahie par le trac et se nouant les mains) : ‘Alors, voilà, il y a beaucoup de Français qui ne sont pas racistes…Depuis qu’on a marché… il y a un monde fou [à nos côtés]. Parce que (avant), la plupart du temps, les Français, moi je les mettais tous dans le même sac [veut dire dans le camp des « racistes »]… Mais, maintenant pour moi, ça a changé.. J’ai une autre opinion et je crois que la plupart d’entre nous, marcheurs, ça [s’est passé comme ça].. [sourire éclatant, elle ne trouve plus à nouveau ses mots, comme envahie par l’émotion]…

Toumi : [raconte comme Malika sa découverte de la France non raciste et fraternelle] On a même vu un policier porter un écusson de de la marche pour l’égalité… Alors même pour la police [vous vous rendez compte]…

Daniel Bilalian [reprend la balle au bond, lui demande alors abruptement à Toumi,le porte-parole de la marche) : « Dites-moi, Monsieur, vous… Est-ce que vous allez changer les choses… votre attitude… Vous ?…

Toumi [surpris et comme dépité par les sous-entendus perceptibles de son interlocuteur] : « Eh bien ! Écoutez, je vais tout vous avouer… C’est une lutte non-violente… On découvre à quel point on est plus armés en étant non violents… Nous, on dit ‘marcher’, ‘être non-violents’… Mais qu’on arrête de dire, à partir de cet instant, qu’aux Minguettes [il n’] y a que des vilains et des loubards !… »

Cette scène, saisie sur le vif, illustre à merveille ce que les sociologues disent d’un événement, à savoir qu’il est avant tout une « rupture d’intelligibilité ». Son effet direct est de bousculer les idées reçues et les routines de pensée, de prendre à revers les catégories toutes faites de perception et d’entendement sur ces « jeunes immigrés » (tous des « loubards » et des « délinquants ») et en l’occurrence ici, d’ouvrir (un temps) sur une autre ère des relations entre le groupe établi (les « Français ») et le groupe outsider (les jeunes maghrébins, souvent de nationalité française).

Petit rappel historique : à cette époque, début des années 1980 qui voit la montée du chômage et les premiers « rodéos urbains » dans l’Est lyonnais, ces jeunes maghrébins (garçons) de Vénissieux, grandissent dans des quartiers HLM mêlant familles d’immigrés algériens, de Harkis et de rapatriés d’Algérie). Issus le plus souvent de familles prolétaires nombreuses, ils ont souvent connu des scolarités chaotiques se soldant au mieux par un CAP. En outre, ils sont localement aux prises avec la police dont bien des membres n’ont pas digéré l’arrêt après le 10 mai 1981 (élection de Mitterrand à la Présidence de la République) des expulsions des jeunes immigrés (la double peine), considérées comme une arme punitive entre leurs mains ; par ailleurs, ceux-ci sont souvent mal perçus par des « pieds noirs » qui leur reprochent leur trop grande visibilité dans l’espace public (le phénomène des « bandes ») et, entre autres, ne pas baisser le regard quand ils les croisent[6]. Pour ces garçons, la Marche, c’est la découverte d’une « autre France » qu’ils ignoraient largement et n’imaginaient pas non plus : « ouverte », « fraternelle », « sympathique », pas hostile aux « Arabes » . Les diverses photos des marcheurs – le plus souvent souriants et joyeux – attestent d’ailleurs de ce moment (rare) de « bonheur politique », lié à la conscience d’avoir ouvert une brèche, non pas seuls mais collectivement avec le concours du Père Delorme, du Pasteur Costil, des associations antiracistes (MRAP, ASTI, GISTI), des militants syndicaux (CGT, CFDT, SNES…), des nombreux comités d’accueil locaux qui se sont fortement mobilisés pour l’occasion. Pour Bouzid Kara, lui aussi fils de Harkis, qui a écrit sur le vif un très bon livre – la Marche (Sindbad, 1984) – « la Marche était avant tout une action symbolique pour provoquer un déclic »[7].

Opération mille fois réussie. Mais, dans le camp d’en face, n’oublions pas les résistances inconscientes (cf. les questions incongrues de Daniel Bilalian, ci-dessus) ou très conscientes, notamment à l’extrême droite. Deux exemples. Le GUD (Groupe union défense) de sinistre réputation publie, le 1er décembre 1983, le communiqué suivant : « Les étudiants nationalistes ont appris avec stupéfaction qu’ils vivent, sans le savoir, dans un pays pluri-ethnique et pluri-culturel, comme le prétendent les organisateurs de la marche pour l’égalité et contre le racisme, marche ne suscitant que l’intérêt que le gouvernement lui prodigue ». Jean-Marie Le Pen commentera avec cynisme politique la Marche : « Pendant que ces quarante chômeurs oisifs marchent, nous, on nous fait marcher. Dans le Morbihan où je mène une campagne législative, les ostréiculteurs sont courbés sur leurs huîtres, les ouvriers du bâtiment sur leurs toits. Ils pensent que ces gens-là ont bien de la chance de se promener en hiver ».

Il se trouve que cette Marche de 1983 a suscité un grand espoir dans les familles maghrébines immigrées et un plus grand encore parmi leurs enfants, membres de ce qu’on a alors appelé la « seconde génération ». Mohamed Harbi, ancien haut cadre du FLN devenu historien en France (enseignant à Paris 8), a considéré avec le recul, vingt ans plus tard, que cet événement avait, dans les familles algériennes immigrées, « enterré l’idée du retour [en Algérie] » qui restait encore très présente et forte au début des années 1980. Mais cet espoir – en gros, celui d’une acceptation pleine et entière de ces enfants d’immigrés maghrébins par la majorité de la société française – a cédé la place, dix à quinze ans plus tard, à la désillusion.

Dès le milieu des années 1990, toute une littérature a éclos « à gauche », notamment dans les mouvements de « jeunes immigrés », pour analyser cette déception et l’échec du « mouvement Beur » en considérant que le Parti socialiste, via l’opération de récupération politique menée par la création de SOS Racisme (créé en 1984), en aurait été le principal responsable : d’une part, en captant indûment à son profit les bénéfices symboliques et politiques du grand mouvement antiraciste de cette période et, d’autre part, en empêchant méthodiquement la constitution d’un vrai mouvement autonome des enfants d’immigrés en banlieue. Cette manière aujourd’hui dominante d’écrire cette histoire, notamment en rejetant la faute exclusivement sur les partis de gauche (le PS d’abord mais aussi le PCF), mériterait un long débat, qu’on ne mènera pas ici. On peut juste dire qu’elle ne correspond sans doute pas entièrement à la réalité et surtout qu’elle a pour inconvénient d’occulter bien d’autres éléments – notamment en termes de socialisation scolaire et politique – pouvant expliquer l’échec de ce qui a été appelé le « Mouvement Beur ».[8]

Ghettoïsation des cités HLM et production de « générations de cité »

Dès le début des années 2000, un peu avant le surgissement des « émeutes urbaines» de 2005 en banlieue parisienne, Christian Delorme, le « curé des Minguettes » qui a joué un rôle majeur dans la genèse de La Marche de 1983 (notamment en contribuant à lui conférer la dimension d’un mouvement pacifique, inspiré notamment par la lutte des droits civiques aux Etats-Unis et par le Pasteur Martin Luther King), mettait en garde, dès 2003, les pouvoirs publics à partir de son poste d’observation lyonnais (il est devenu curé du quartier populaire de Gerland à Lyon) : « La ghettoïsation sociale et urbaine de trop de familles maghrébines a conduit notamment à un repli identitaire autour d’un islam qu’on peut qualifier de résistance, mais aussi d’un islam du ressentiment ». Et il ajoutait se référant à la Marche « Les filles ne pourraient plus y aller et personne ne partageraient une telle utopie. Nous sommes entrés dans un cycle très dangereux. Il faut s’accrocher fort à nos idéaux républicains. »[9]

Même si cette expression de « ghetto » pour qualifier les cités HLM a été rejetée – à raison – au début des années 1990 par une partie des sociologues français[10], la progressive paupérisation matérielle des quartiers d’habitat social – baptisés ZUS (zones urbaines sensibles) puis renommés QPV (quartiers politique de la ville) – et leur progressive transformation en « quartiers d’immigrés » qui regroupent désormais les fractions les moins stables des nouvelles immigrations et des familles populaires, ont clairement correspondu à un processus de ghettoïsation sociale, voire culturelle. Ce processus est allé de pair avec la genèse d’une génération sociale de cité qu’on a en quelque sorte vu émerger avec les émeutes/révoltes urbaines de 2005[11]. Près de vingt ans plus tard, il vaut mieux sans doute évoquer cette expression au pluriel car il est clair que, depuis le début des années 2000, différentes générations de cité se sont succédé. Dans cette première réflexion sur la spécificité de cette génération de cité, nous écrivions ceci :« Nous nous proposons de l’appeler ici « génération de cité », parce que ses membres ont été influencés en profondeur par la forte densité des relations sociales qui se nouent entre enfants et adolescents et parce qu’ils subissent tous, à des degrés différents, l’effet de clôture sociale et mentale qui s’est développé dans ces lieux d’habitat. Le contexte socio-politique dans lequel cette génération a été socialisée se caractérise par l’appauvrissement socio-économique – chômage et précarité structurelle de l’emploi, déclin des modes d’encadrement traditionnels dans les cités –, le durcissement de la compétition scolaire au détriment des familles les moins dotées en ressources culturelles et la déstabilisation politique – la perte de l’alliance « naturelle » avec la gauche, la fin des grands espoirs collectifs, l’échec des gouvernements successifs (de droite comme de gauche) face à la question du chômage et des inégalités ».[12]

Mais, à partir des années 2000, nous dirions que quatre processus majeurs se sont développés dans l’évolution de la situation des « jeunes de quartier » en créant une « situation de génération » (Mannheim) particulière. Le premier, c’est le maintien – voire le renforcement – dans la fraction masculine du groupe des jeunes d’origine maghrébine la plus déshéritée scolairement et exclue socialement, d’une « culture de la provocation[13] » avec, pour certains, la mise en place de diverses formes de délinquance pérenne. Le deuxième, c’est la transformation du rapport des jeunes de quartier avec la police à partir de la suppression par le Président Sarkozy de la police de proximité (2007), qui se traduit ensuite par diverses formes de militarisation du maintien de l’ordre, un accroissement de la tension entre jeunes et police (épisodes de plus en plus nombreux de « violences policières »), l’enkystement dans certains commissariats d’une sous-culture policière empreinte de xénophobie et de racisme, sur fond de droitisation manifeste des policiers (50 % des votants pour Marine Le Pen au second tour de la présidentielle de 2017). Le troisième processus, c’est la plus grande emprise de la religion (l’Islam) dans la vie locale des quartiers HLM et pour les nouvelles générations, avec dans certains quartiers le poids croissant des normes religieuses des courants sectaires fondamentalistes de type salafiste ou tabligh (voir ci-dessous). Le quatrième processus n’est autre que la forte croissance de l’économie parallèle liée au trafic de drogue, qui se traduit dans bien des cités HLM par la constitution d’un marché du travail informel, avec en son sein une division du travail très élaborée (des grands patrons aux « guetteurs » en passant par les petites mains du trafic) ainsi que par une montée régulière de la violence et des règlements de compte entre bandes rivales – un phénomène non moins grave et préoccupant.

La religion comme forme de rempart symbolique

Si l’on garde en tête cette comparaison entre générations d’enfants d’immigrés maghrébins sur les quarante dernières années, la différence la plus frappante est sans doute celle du rapport que beaucoup d’entre eux entretiennent à la religion[14] – en l’occurrence l’islam car la très grande majorité de leurs parents sont, et se revendiquent, musulmans. Les marcheur(euse)s de 1983 ne portent pratiquement pas de signes religieux, notamment le voile pour les femmes. Le seul attribut vestimentaire qui dénote est le keffieh palestinien noir ou rouge, très souvent porté par la figure de proue de la Marche, Toumi Djaïdja. L’enquête statistique réalisée en 1992 par l’INED, appelée MGIS (mobilité géographique et insertion sociale) pour apporter des réponses solides (quantifiées) aux interrogations de la Commission du code de la nationalité[15], avait montré que 30% des enfants d’immigrés algériens se déclaraient alors « sans religion ». C’est un chiffre extrêmement significatif qui pouvait raisonnablement laisser augurer l’amorce d’un détachement vis-à-vis de la religion (islam), pouvant déboucher à terme sur un mouvement de sécularisation au sein de ce groupe des enfants d’immigrés algériens. Or seize ans plus tard, en 2008, la grande enquête statistique TeO (Trajectoires et Origines), menée conjointement par l’INED et l’INSEE, montre que ce mouvement de sécularisation a été fortement stoppé et s’est même inversé : d’une part, le nombre des « sans religion » a, parmi les enfants d’immigrés algériens, fortement diminué (il n’est plus que 10%) et, d’autre part, l’importance accordée à la religion (ce qui correspond aux réponses « beaucoup » et « assez » dans le questionnaire) est un fait très répandu dans ce groupe (70% au total). Cette hausse de la religiosité chez les enfants d’immigrés maghrébins, confirmée par la deuxième enquête TeO de 2019 de l’INED, est donc attestée par les seules enquêtes statistiques français disponibles. Cette plus grande place de l’islam chez les descendants d’immigrés maghrébins est aujourd’hui aisément perceptible dans l’espace public – tant dans les petites que dans les grandes villes – et se donne à voir surtout à travers l’extension du port du voile des jeunes filles dans l’espace public.

Dès lors la question sociologiquement pertinente, tirée de ces observations statistiques et ethnographiques, est la suivante : comment rendre compte de ce processus qu’on peut appeler de dé-sécularisation du groupe des enfants d’immigrés maghrébins au cours des trente dernières années ? On peut distinguer au moins trois facteurs explicatifs : l’un de type exogène à la société française, deux autres plus endogènes. Le facteur exogène exige de sortir de France pour se donner les moyens de comprendre les profondes transformations de l’islam dans le monde, à savoir, principalement, ce que les spécialistes (comme Nabil Mouline[16]) appellent l’entreprise de diffusion du wahhabisme par l’Arabie saoudite qui a de manière remarquable réussi sa percée dans tout le Proche-Orient et dans le Maghreb, notamment en Algérie[17]. Si bien que le revival musulman, sur fond d’importation des courants religieux de l’islam de type fondamentaliste, qu’on observe en France n’est pas propre à ce pays et à la communauté maghrébine qui y réside ; il touche de la même manière et aussi fortement les communautés musulmanes présentes dans les pays riches d’Europe occidentale (Belgique, Pays-Bas, Suède, Danemark…). Pour ce qui concerne les deux causes endogènes, retenons d’abord celle qui est liée aux transformations sociales et politiques des quartiers HLM observées à travers les acteurs locaux qui y opèrent puis celle qui est plus centrée sur la sociologie de la religion et sa fonction sociale.

Pour le premier point, Gérard Mauger a mis en évidence le rôle stratégique d’ « entrepreneurs religieux locaux » (les « imams de quartier ») : « Au prix d’une conversion de l’engagement associatif en engagement « religieux » et des ressources militantes accumulées en « capital religieux », ses nouvelles élites des quartiers, nouveaux modèles d’identification, intellectuels organiques des « jeunes de cités » sont des acteurs centraux de la réislamisation des quartiers. Petits porteurs de capital scolaire devenus « entrepreneurs de morale », ils élargissent progressivement leurs publics et participent activement à la banalisation de l’Islam dans l’espace public. »[18] L’autre explication se situe davantage dans le seul registre de la sociologie de la religion et plus précisément celui de Marx. À son propos, il est de manière rituelle rappelé sa fameuse formule, censée résumer la fonction sociale de la religion : « l’opium du peuple ». Cette formule, maintes fois ressassée, a pour inconvénient de passer sous silence le début de la citation qui est pourtant essentiel : « La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple ».[19]

Si la plus grande ostentation dans l’espace public de la pratique religieuse des Musulmans en France n’est plus aujourd’hui un phénomène contestable qui exprime avec force ce revival musulman, il gagne à être interprété sociologiquement comme renvoyant structurellement à cette expérience sociale de « détresse réelle » dont parle Marx. Cette détresse est vécue collectivement non seulement à travers les multiples formes de mise à l’écart des jeunes d’origine maghrébine – de plus en plus retraduites aujourd’hui dans ce terme de « discriminations » – mais aussi à travers la stigmatisation de plus en plus ou ouverte des « Musulmans » dans les grands médias, en tout premier lieu les chaînes d’information en continu. D’où, opérant comme un retour de boomerang, le constat chez les membres des secondes générations d’origine maghrébine d’un processus multiforme de « retournement du stigmate », sur le mode de muslim is beautiful. En même temps, l’adoption d’une nouvelle forme d’islam puriste et très ritualisée (de source wahabbite) permet aussi l’affirmation d’une identité religieuse positive, dépassant le cadre français et permettant de s’inscrire harmonieusement dans un monde mondialisé[20], sans compter que la pratique régulière de la religion peut offrir une forme de discipline temporelle propice à la réussite des études secondaires et supérieures[21].

Enfin, rappelons que des enquêtes ethnographiques[22] ont pu montrer que le port du voile chez les jeunes femmes musulmanes en France n’a presque jamais un sens univoque (notamment celui de la soumission volontaire à l’ordre masculin) mais qu’il prend différentes significations selon les histoires familiales (y compris religieuses) et trajectoires scolaires et sociales des jeunes femmes. De manière idéal-typique, on pourrait dire tendanciellement qu’aujourd’hui, pour la fraction scolairement supérieure du groupe des filles d’origine maghrébine (les étudiantes et les diplômées du supérieur), le port du voile opère comme un symbole de fierté religieuse et de manifestation d’appartenance à une cuture arabo-musulmane, pouvant aller jusqu’à une sorte d’étendard de la résistance à [ce qui est nommé] l’ « islamophobie » de la société française. Pour la fraction scolairement inférieure du même groupe (les filles les moins scolarisées et diplômées), le sens du port du voile diffère sans doute : on pourrait dire qu’il leur permet d’afficher et d’assurer un brevet de respectabilité morale, une forme de conformité aux nouvelles normes (plus fortes et pressantes) des communautés musulmanes locales, voire de constituer un atout dans la concurrence sur le marché matrimonial dans laquelle la plupart d’entre elles doivent entrer après leur « échec scolaire » (au sens large de ce terme).

Conclusion

Pour conclure cette esquisse d’analyse socio-historique de l’évolution de la situation en longue période des enfants d’immigrés maghrébins en France, nous voudrions élargir la question en proposant une brève réflexion sur les mutations propres à ce groupe social (certains diraient volontiers « groupe racial »). On souhaiterait vivement insister, notamment à partir de notre enquête sur une famille immigrée algérienne de huit enfants qui a débouché sur le livre La France des Belhoumi, sur un fait majeur : la très forte différenciation qui s’est opérée sur cette période à l’intérieur de ce groupe. Les quarante dernières années ont ainsi vu l’émergence d’une classe moyenne issue de l’immigration ouvrière maghrébine qui reflète une assez forte mobilité sociale ascendante au sein de ce groupe social[23], trop souvent décrit comme encalminé ou « à l’arrêt ».

Il reste que ce processus d’ascension sociale semble être passé largement inaperçu dans l’opinion publique. Sans doute largement du fait du mode de fonctionnement du champ médiatique qui se concentre quasi-exclusivement sur la fraction « du bas » : celle constituée par ceux et celles (moins nombreuses) qui n’ont pas réussi à suivre le régime des études longues, tôt en proie à la déscolarisation, qui ont grandi pour la plupart en cité HLM et le plus souvent ne parviennent pas à s’en extraire une fois adultes, avec en leur sein une proportion non négligeable de « population flottante », comme disait Marx, les garçons y formant une clientèle récurrente des services de police et de justice et alimentant bien souvent la rubrique locale des faits divers.

Il faut bien dire que l’existence, incontestable sur le plan factuel, de cette minorité du pire (pour reprendre ici l’expression évocatrice de Norbert Elias[24]) au sein du groupe des descendants d’immigrés maghrébins, a pour effet durable de « plomber » l’ensemble du groupe qui est toujours – et systématiquement réduit et ramené à lui. Toujours Elias à propos du commérage dans la communauté ouvrière de Winston Parvis et la difficulté des newcomers à résister aux expressions ouvertes ou murmurées de reproche et de mépris lancées contre eux par les membres du groupe établi : « On peut les humilier en lançant un nom péjoratif qui s’applique à leur groupe ou en les accusant, directement ou indirectement, de méfaits et de défauts qui n’existent en fait, au sein de leur groupe, que dans la ‘minorité du pire’ »[25].

Dans nos diverses enquêtes au cours de ces dix dernières années, un fait nous a régulièrement frappé : l’envie fortement exprimée par de nombreux enquêtés (hommes et femmes) d’origine maghrébine de ne surtout pas être assimilés à ce sous-groupe déviant, et parfois même de s’en démarquer violemment pour montrer que, par toute leur histoire, ils ou elles n’avaient vraiment rien à voir avec « eux ». C’est d’ailleurs cette puissante logique de démarcation avec cette minorité du pire de leur groupe d’appartenance qui semble au principe chez certaines de ces personnes – membres de la minorité du meilleur – d’un vote (voire d’un militantisme) à droite, voire à l’extrême-droite. Sur un plan plus général, il est même possible de considérer que l’existence durable au sein du groupe des enfants d’origine maghrébine de cette minorité du pire – dont l’une des particularités est de contribuer semaine après semaine à une longue liste de faits divers plus ou moins dramatiques (l’un des plus récents et marquants a été le meurtre de deux surveillants de prison lors de l’équipée sauvage qui a été constituée pour faire libérer le narco-trafiquant d’Evreux, Mohamed Amra) – fonctionne objectivement, depuis de nombreuses années, comme un inépuisable carburant de la propagande anti-immigrés du FN/RN. Et cette série de faits divers, qui semble sans fin, constitue aujourd’hui un aliment qui, constamment instrumentalisé par les chaînes TV en continu, ne cesse de cristalliser les diverses formes du racisme anti-arabe dans la société française[26].

Il ne sera pas facile de résoudre cette question tant elle est profondément enkystée dans un processus plus global de décrochement des classes populaires dans la société française. Sauf à imaginer un programme ambitieux de politiques publiques pour freiner ce décrochement et réhabiliter pleinement les quartiers d’habitat social. Pour l’heure, on est (très) loin du compte.


[1] Ce texte a été au départ rédigé à la demande (amicale) d’Hervé Adami et publié, dans sa version longue sur le site internet « Français langue d’intégration et d’insertion ». Il se veut une sorte de bilan personnel de mes travaux effectués depuis longtemps sur ce sujet, commencés à l’occasion de ma thèse de doctorat (L’usine, l’école et le quartier. Itinéraires scolaires et professionnels des enfants d’ouvriers de la région de Sochaux-Montbéliard, l’EHESS, 1995) et achevés avec l’enquête et le livre La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017), La Découverte, 2018).

[2] A. Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, p. 410.

[3] Relisons les extraits d’un texte de soutien à La Marche signé alors par près de de 700 intellectuels (dont Simone de Beauvoir, Etienne Balibar, Pierre Bourdieu…) : « Tandis que reculent les espoirs de fraternité nés en 1981, le racisme monte, et son exploitation politique s’étend. Il faut un sursaut démocratique (…) La marche a brisé le mur du silence. Nous saluons cette initiative courageuse et digne dont le sens civique est évident. Nous soutenons cette action pacifique pour la sécurité de toutes les communautés qui vivent et travaillent aujourd’hui en France. » Quarante ans plus tard, tout laisse penser que cet appel rencontrerait de profonds échos dans notre pays profondément divisé et de plus en plus polarisé socialement. 

[4] Nous reprenons là sous une forme modifiée un long article paru dans l’Humanité dimanche le /10/2023

[5] Blessé grièvement par un policier le 20 juin 1983, il eut le premier l’idée de cette Marche car, disait-il : « Au bout de la haine raciale, il y a la guerre civile » (Le Monde, 23/11/2023)

[6] Voir sur ce sujet le livre d’Abdellali Hajjat – La Marche pour l’égalité et contre le racisme (éditions Amsterdam, 2013), qui fait autorité sur le sujet et qui mériterait une réédition en collection de poche.

[7] « Après la phase gentille de la Marche, confronter la réalité sur le terrain… », Entretien avec Mogniss H. Abdallah, Africultures 2014/1.

[8] Voir, sur ce sujet, le travail à nos yeux fondamental d’Olivier Masclet. Son livre, La Gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, La Dispute, 2003. ET dix ans plus tard son article, « Rendez-vous manqué avec les ‘beurs’. » Plein Droit, 2013.

[9] Télérama, no. 2813, (13/12/2003).

[10] Voir notamment Loïc Wacquant, « Pour en finir avec le mythe des « cités-ghettos » : Les différences entre la France et les Etats-Unis », Les Annales de la recherche urbaine, N°54, 1992, pp. 21-30.

[11] Voir Stéphane Beaud, Olivier Masclet, « Des ‘marcheurs’ de 1983 aux ‘émeutiers’ de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés’, Annales. Histoire et sciences sociales, juillet 2006, pp 809-843.

[12] Ibid, p. 827.

[13] C’est le titre du chapitre 7 du livre de Stéphane Beaud & Michel Pialoux, Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Fayard, 2003.

[14] Voir l’article suggestif de Smaïn Laacher, « L’Islam des nouveaux Musulmans en terre d’immigration », Mouvements n° 38, 2005, pp. 50-59.

[15] Elle a donné lieu au livre dirigé par Michèle Tribalat, Faire France, La Découverte 1995.

[16] Nabil Mouline, « Petits arrangements avec le wahhabisme », Le Monde diplomatique, janvier 2018.

[17] Voir Abderrahmane Moussaoui, « La mosquée en Algérie. Figures nouvelles et pratiques reconstituées », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 125 | 2009, mis en ligne le 02 juillet 2012.

[18] Gérard Mauger, Repères pour résister à l’idéologie dominante (tome 3), Le croquant, 2022, p. 104.

[19] Karl Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843 (Edition Aubier-Montaigne, 1971)

[20] Pensons au récent attrait de Dubaï chez bien des jeunes d’origine maghrébine, qui se fait dans un mélange assez détonnant entre « Bling Bling » capitaliste et traditionalisme religieux, fabriquant un imaginaire social qui éclaire de bien des façons cette nouvelle génération d’enfants d’immigrés maghrébins. Cf. cet article du Parisien, « ‘En France, j’avais le cul entre deux chaises’ : Dubaï, terre promise pour les enfants d’immigrés » (28/03/2021)

[21] Voir à ce sujet, Fabien Truong, Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue, La Découverte, 2015.

[22] Cf. notamment la thèse de Julien Beaugé, La force d’une institution disqualifiée : les logiques sociales du voilement des musulmanes en France, Université d’Amiens, thèse de science politique, décembre 2013.

[23] Ce processus d’ascension sociale existe aussi pour des fractions de descendants de l’immigration africaine ou asiatique.

[24] Norbert Elias, « Remarques sur le commérage », (traduction Francine Muel-Dreyfus), Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 60, novembre 1985, pp. 23-29.

[25] Ibid, p. 26.

[26] Voir à ce propos le chapitre 9 « Tensions racistes et affaiblissement du groupe ouvrier », in Stéphane Beaud & Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Fayard 1999 (la Découverte poche, 2011).


(*) NDLR : Les débats qui existent parmi les sociologues, historiens et socio-historiens sur les notions de race et de classe et leur imbrication – qui se sont exprimées notamment dans Mediapart et dans histoirecoloniale.net – ne doivent en aucun cas dériver vers des coupures néfastes au sein du monde de la recherche. Dans ces temps propices au regain des exclusives et des sectarismes, nous avons besoin de confrontations bienveillantes et attentives.


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