Roms, gens du voyage : l’obsession sécuritaire
A la veille de la réunion convoquée par Nicolas Sarkozy sur «les problèmes que posent les comportements de certains parmi les gens du voyage et les Roms», Malik Salemkour, vice-président de la Ligue des droits de l’homme et animateur du collectif Romeurope, rappelle qu’aucune autre catégorie de citoyens n’est autant entravée dans ses libertés civiques par des lois et dispositions discriminantes.
Lors d’un contrôle routier de nuit à Saint-Aignan (Loir-et-Cher), un gendarme tire deux coups de feux. Atteint mortellement dans son véhicule, Luigi Duquenet, 22 ans, décède ce samedi 18 juillet et s’en suivent de violentes dégradations tout le week-end. Si ces débordements sont inexcusables, la justice devra faire toute la lumière sur ce qui demeure un dramatique fait divers.
Mais Luigi était Gitan et il n’en faut pas plus pour que Nicolas Sarkozy choisisse l’amalgame et la stigmatisation, en annonçant la tenue mercredi 28 juillet d’une réunion exceptionnelle sur «les problèmes que posent les comportements de certains parmi les gens du voyage et les Roms» pour faire «le point de la situation de tous les départements et (décider) les expulsions de tous les campements en situation irrégulière».
De telles annonces témoignent d’une dérive très inquiétante du Président de la République par le ciblage ethnique des opérations envisagées, qui ne feraient qu’envenimer les choses en renforçant des préjugés racistes. Jusqu’à présent, la France ne reconnaît pas de minorités culturelles ou ethniques sur son territoire avec des droits spécifiques et ne peut fonder l’action de l’Etat et des pouvoirs publics sur l’origine des personnes autre que la nationalité sans commettre de discriminations raciales condamnées par la loi.
Livret de circulation
Les «gens du voyage» sont en droit une catégorie administrative distinguée par son mode d’habitat, vivant de manière habituelle en caravane ou autre résidence mobile terrestre (en sont donc exclus les bateliers). La majorité est issue de Français de cultures gitanes, manouches, tsiganes ou encore yenniches. Mais on compte aussi aujourd’hui des citoyens d’autres origines qui ont choisi ce mode de vie itinérant, ou qui y sont contraints faute de ressources suffisantes pour vivre en appartement ou dans une maison. La confusion avec les groupes majoritaires est constante, avec tous les préjugés séculaires sur ceux que l’on appelait aussi les bohémiens.
Une loi clairement discriminatoire de 1969, toujours en vigueur, impose à ces personnes nomades sans résidence fixe un contrôle policier régulier avec l’obligation spécifique de détenir dès l’âge de 16 ans un livret de circulation s’ils ont des ressources régulières ou sinon un carnet de circulation. Les premiers sont à faire viser tous les ans au commissariat ou en gendarmerie, les seconds doivent l’être tous les trois mois. Les itinérants sont ainsi encore clairement perçus comme des dangers potentiels à placer sous surveillance étroite.
L’exercice de leur citoyenneté est contraint avec l’obligation de choisir une commune de rattachement soumise à l’accord du préfet après avis du maire, ceci dans la limite de 3 % de la population totale. Disposition inimaginable pour n’importe qu’elle autre catégorie de population ! Ils sont exclus en pratique du droit de vote du fait d’un délai de trois ans de rattachement continu pour s’inscrire sur les listes électorales, alors que la loi sur les exclusions de 1998 a permis aux SDF domiciliés dans un CCAS (Centre communal d’action sociale) de voter après un délai de six mois. Aucune autre catégorie de Français n’est autant entravée dans ses libertés civiques.
En juillet 2000, une loi impose à toutes les communes de plus de 5 000 habitants la réalisation d’aires d’accueil et de stationnement pour les «gens du voyage» dont les besoins sont définis dans des schémas départementaux établis sous la responsabilité conjointe du préfet et du président du conseil général. En contrepartie de l’ouverture de ces équipements collectifs, les maires peuvent interdire le stationnement de caravanes sur le reste du territoire communal.
Maires récalcitrants
Plus de dix ans après son adoption, à peine la moitié des 42 000 places prévues sur toute la France sont aujourd’hui disponibles et les réponses aux demandes d’installations permanentes et individuelles sont quasi inexistantes. De plus, de nombreux voyageurs se sont vus expulsés de leur terrain privé, du fait d’irrégularités au regard des règles d’urbanisme applicables, augmentant d’autant les besoins d’accueil collectif. Faute de possibilités régulières, les personnes vivant en caravane sont donc contraintes de s’installer là où elles le peuvent.
Les premiers responsables de cette situation tendue sont les maires ne respectant pas leurs obligations légales, et les préfets qui refusent de les y contraindre, comme la loi le prévoit. Mais aucune sanction n’est prévue contre ces élus récalcitrants. Au contraire, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, a fait adopter (notamment dans la loi de sécurité intérieure du 18 mars 2003 puis dans la loi du 5 mars 2007 de prévention de la délinquance) plusieurs dispositions exceptionnelles et dérogatoires au droit commun. Elles visent à réduire les obligations des communes afin que les places de stationnement imposées par la loi de Louis Besson de 2000 soient moins coûteuses, et excluent les communes classées en Zones urbaines sensibles. Les stationnements irréguliers sont plus durement poursuivis (saisie des véhicules tracteurs, amendes alourdies) et les évacuations forcées sont facilitées. Sur simple décision préfectorale, elles peuvent être diligentées sans l’intervention préalable de l’autorité judiciaire, pourtant garant du respect des libertés individuelles, qui ne pourra intervenir désormais qu’a posteriori, s’il a pu être saisi dans un délai pouvant être réduit à 24 heures…
En annonçant l’expulsion systématique des campements irréguliers, le président de la République prend le risque d’amplifier les difficultés, de créer des tensions et de nouvelles injustices en sanctionnant aveuglement les victimes de carences de l’Etat et des collectivités territoriales, sans offrir de perspectives d’accueils réguliers tant en équipements collectifs qu’en terrains individuels.
Derrière les procédures envisagées, resurgit l’idée nauséabonde d’une inacceptable assignation territoriale des «gens du voyage» sur des camps collectifs autorisés. Le 18 juillet 2010, à l’occasion de la Journée nationale de la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’Etat français et d’hommage aux «Justes», Hubert Falco, secrétaire d’Etat à la Défense et aux Anciens Combattants, a salué la mémoire des plus de 6 000 tsiganes français internés jusqu’en 1946, parce que nomades, par les autorités françaises.
64 ans plus tard, encore sous surveillance constante, incapables de s’arrêter là où ils le souhaitent et interdits de certains territoires, poussés constamment à l’errance, les «gens du voyage» peuvent légitimement être défiants envers des pouvoirs publics qui ne font que les précariser, les excluant de leurs droits et libertés.
Citoyens européens
Au lieu d’attiser les passions et l’assignation communautaire, le Président de la République se doit de faire abroger toutes ces mesures discriminatoires et de faire respecter l’Etat de droit dans une France où le mode d’habiter ou l’origine ne soient pas stigmatisés.
L’amalgame fait par Nicolas Sarkozy avec les Roms présents en France confirme une ethnicisation préoccupante de l’action publique du gouvernement et le ciblage sur des boucs émissaires faciles, déjà utilisés dans le passé. En 2004, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, avait fait de la mendicité dite « agressive » un délit, en visant déjà ces populations qui demandaient l’aumône aux passants. Signe ostentatoire d’une misère qu’on ne voulait voir…
Ces quelques 15 000 Roms sont des ressortissants européens, essentiellement venus de Roumanie et de Bulgarie, libres de circuler sans passeport ni visa dans tous les pays de l’Union. Sédentaires dans leur pays, ils l’ont quitté pour des raisons économiques liées notamment aux discriminations qui les frappent.
Au moment de l’adhésion de ces deux pays en janvier 2007, la «peur de l’invasion» a conduit le gouvernement français à imposer des mesures transitoires qui excluent en pratique, de manière spécifique, ces ressortissants du marché de l’emploi : liste de 150 métiers accessibles dans des secteurs en tension dont une bonne part de haute qualification, taxe de plusieurs centaines d’euros à verser par l’employeur à l’Office français de l’immigration et de l’intégration, délai d’instruction de plusieurs mois…
Du fait de la crise profonde du logement en France et de l’impossibilité de trouver des hébergements abordables pour des familles démunies, des bidonvilles sont réapparus aux périphéries des grandes villes. L’impossibilité de pouvoir travailler légalement, d’avoir accès à des prestations sociales ou même de mendier maintiennent ces Roms dans une situation de très grande précarité.
L’application d’un critère d’insuffisance de ressources pour justifier des obligations à quitter le territoire français a permis d’instrumentaliser ces Roms pour gonfler les statistiques d’expulsion et mieux atteindre les objectifs chiffrés gouvernementaux. Depuis 2007, pour un coût de plusieurs dizaines de millions d’euros, entre 6.000 et 9.000 Roumains et Bulgares sont chaque année renvoyés vers leur pays, dont ils reviennent quelques jours ou semaines plus tard, ayant leur projet de vie en France…
Là encore, au lieu de stigmatiser un groupe en raison de son origine, le Président de la République se devrait de corriger l’incurie de l’Etat en matière de politiques d’habitat et de la ville, en imposant par exemple aux communes, sous peine de sanctions significatives, leur obligation légale de réaliser 20 % de logements sociaux et les hébergements d’urgence nécessaires sur leur territoire afin de faire respecter le droit à un logement digne pour tous.
Il est aussi urgent de reconnaître la pleine citoyenneté européenne des ressortissants roumains et bulgares en abrogeant des mesures transitoires dont rien ne prouve l’utilité. Enfin, plutôt que des mesures sécuritaires inefficaces et stigmatisantes, des réponses sociales dans le droit commun sont à apporter aux situations individuelles de ces citoyens présents en France, qu’ils soient Roms ou qu’ils ne le soient pas.
Halte à la discrimination des Tziganes !
Pour le sociologue Jean-Pierre Liégeois, fondateur en 1979, et directeur jusqu’en 2003, du Centre de recherches tziganes de l’université Paris-V, le traitement des gens du voyage est contraire aux normes juridiques en vigueur.
Le 21 juillet, l’Elysée diffusait une « Déclaration de M. le Président de la République sur la sécurité », dans laquelle le président mentionne « les problèmes que posent les comportements de certains parmi les gens du voyage et les Roms ». Et il ajoute : « Je tiendrai une réunion à ce sujet le 28 juillet. Cette réunion fera le point de la situation de tous les départements et décidera les expulsions de tous les campements en situation irrégulière. » Au moment même où se tient cette réunion, il convient d’apporter quelques précisions.
L’expression « gens du voyage » est un néologisme administratif développé en France dans les années 1970. Cette catégorie aux contours flous permet d’y mettre ce que l’on souhaite pour répondre à des objectifs politiques. Ainsi la loi de juillet 2000, relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage, les caractérise par la mobilité de leur résidence. Mais souvent l’administration parle des « gens du voyage sédentarisés » ce qui renforce la confusion.
Or, ces gens du voyage sont souvent des Roms, des Gitans, des Manouches, etc., autant de groupes qui sont les éléments d’une mosaïque qu’on peut, en français, nommer « tzigane ». Ainsi la fédération qui regroupe, en France, des groupes différents a choisi de s’appeler Union française des associations tziganes, afin de respecter la variété de ses composantes et un Collectif des associations tziganes vient d’être formé. Le discours politique, ces derniers temps, laisse entendre que les Roms seraient des étrangers, ce qui est une autre source de malentendu car les Roms sont présents dans la catégorie des gens du voyage, et plus nombreux encore sont ceux fixés depuis des générations en France.
Ainsi mettre sur le même plan gens du voyage et Roms est une erreur, car il s’agit, d’un côté, d’une catégorie administrative, et de l’autre, d’un ensemble socioculturel millénaire originaire de l’Inde, avec une langue dérivée du sanskrit, et représentant plus de 10 millions de personnes en Europe. Faire des Roms des étrangers est aussi une erreur, car la plupart de ceux qui sont en France sont français.
Quand le porte-parole du gouvernement, Luc Chatel, précise, pour le défendre, que le chef de l’Etat « ne cherche pas à stigmatiser une communauté, mais à répondre à une problématique », et ajoute : « On a beau être rom, gens du voyage, parfois même français au sein de cette communauté, eh bien, on doit respecter les lois de la République. » Il se trompe lourdement en disant « parfois même français » puisque, par la définition même de leur statut administratif, les gens du voyage sont français et que de nombreux Roms le sont aussi. Mais le discours politique hypertrophie la présence d’environ 12 000 à 15 000 Roms qui n’ont pas la nationalité française, pour mieux instrumentaliser cette présence et l’utiliser comme un épouvantail, alors que la grande majorité de ces Roms sont des citoyens de l’Union européenne.
Quand le chef de l’Etat indique que la réunion du 28 juillet « fera le point de la situation de tous les départements et décidera les expulsions de tous les campements en situation irrégulière », on doit s’interroger. On remarque que le résultat de la réunion est prédéterminé : elle va décider de l’expulsion. Mais va-t-on expulser ceux qui sont citoyens français, majoritaires parmi les populations visées ? S’il s’agit de ceux qu’on met dans la catégorie gens du voyage, il convient de rappeler que l’accueil de ces familles est prévu dans une première loi de 1990, si peu mise en œuvre qu’il a fallu en adopter une deuxième, en 2000, très peu appliquée à son tour, au point que plus de 50 % des places d’accueil des familles ne sont pas réalisées.
Autrement dit, mathématiquement, plus de 50 % des gens du voyage sont en situation irrégulière parce que les collectivités locales sont en infraction, et parce que les préfets ont manqué à leur devoir. Ainsi on rend responsables des familles qui sont victimes de la défaillance des collectivités locales et de l’inertie des pouvoirs publics. Si elles sont expulsées, où iront-elles, puisque l’espace d’accueil n’existe pas ? Va-t-on les reconduire à la frontière, renouant avec les politiques menées pour les Tziganes dès le XVe siècle, ou les déporter, comme ce fut souvent le cas ?
Il faut enfin rappeler qu’à l’égard des Tziganes et des Roms, la France est dans une position d’illégalité. La loi de 1969, qui régit le statut des personnes sans domicile ni résidence fixe, non seulement instaure une catégorie de citoyens discriminés et sous liberté surveillée, porteurs de livrets ou de carnets à faire viser régulièrement, mais elle n’est pas conforme à la Constitution puisqu’elle les oblige, pour voter, à trois ans de rattachement à une commune au lieu de six mois en droit commun.
En France, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) et la Commission nationale consultative des droits de l’homme ont, à plusieurs reprises, souligné les discriminations dont sont l’objet les gens du voyage et les Roms. Les critiques sont convergentes et de plus en plus fermes de la part des instances européennes : par exemple, le rapport du Commissaire européen aux droits de l’homme, le rapport sur la France de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, publié en juin, et la récente notification à la France, par le Comité européen des droits sociaux et par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, de sa violation de sept articles de la Charte sociale européenne pour les gens du voyage et les Roms.
Pourtant on peut craindre que la France ne se mette davantage encore hors la loi : dans la dynamique des propos tenus par ses responsables politiques, on peut être inquiet quant aux décisions qui seront prises, ou qui sont déjà prises. Les expulsions collectives promises par le chef de l’Etat, alors qu’elles sont déjà trop fréquentes partout en France, ne sont généralement pas légales. L’avenir est sombre, ni social, ni culturel, ni éducatif, ni même politique dans le sens noble, mais policier.