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Édition du 1er au 15 décembre 2024
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prisonniers de guerre «indigènes», par Armelle Mabon

Après la débâcle de juin 1940, les combattants de l’armée française sont faits prisonniers. Tandis que les métropolitains partent pour l’Allemagne, les prisonniers coloniaux prennent le chemin des frontstalags répartis dans la France occupée : en avril 1941, près de 70 000 hommes sont internés dans 22 frontstalags. En janvier 1943, ils se sentiront trahis lorsque le gouvernement de Vichy acceptera de remplacer les sentinelles allemandes par des cadres français. À la Libération, leurs retours en terre natale donneront lieu à de nombreux incidents dont celui de Thiaroye, près de Dakar, qui fera plusieurs dizaines de victimes en décembre 19444. Après avoir découvert le destin de ces hommes dans les rapports professionnels d’une assistante sociale du service social colonial de Bordeaux, Armelle Mabon s'est consacrée à ces “oubliés de la République”, travaillant dans des archives publiques et privées et recueillant de nombreux témoignages inédits. Cet ouvrage donne la mesure de l’injustice, du déni d’égalité et du mépris, dont l'Etat a fait preuve à l'égard de ces ressortissants de son “empire”… Un sujet qui est toujours d'actualité. La table des matières du livre est reprise à la suite de l'avant-propos.

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Armelle Mabon, Prisonniers de guerre « indigènes »

Visages oubliés de la France occupée
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Avant-propos

En me léguant un carton d’archives en 1987, Jeanne Auvray-Rocher, qui fut assistante sociale au service social colonial de Bordeaux pendant la Seconde Guerre mondiale, m’a fait découvrir le sort réservé aux prisonniers coloniaux et nord-africains. Jusque-là, je pensais que tous les prisonniers de guerre étaient en captivité sur le sol allemand. Or, en consultant les rapports professionnels de Jeanne Auvray-Rocher, je compris que ceux qui étaient originaires de l’empire étaient internés en France occupée, avec quelques Français de métropole.

Souhaitant rendre accessible au grand public cette histoire occultée, j’ai d’abord opté pour l’écriture d’un documentaire. Intitulé Oubliés et trahis. Les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains durant la Seconde Guerre mondiale, le film, réalisé par Violaine Dejoie-Robin et produit par Grenade productions, fut diffusé pour la première fois fin 2003.

La brèche dans l’oubli avait été ouverte en France par nos appels à témoignages en 2002-2003 publiés dans les journaux locaux pour solliciter ceux qui ont côtoyé ces combattants que nous avons essayé de retrouver au Maroc puis au Sénégal, mais aussi en France. Durant le tournage du documentaire, Violaine Dejoie-Robin a notamment utilisé un procédé consistant à projeter des photos sur les murs et dans les fosses de la base de sous-marins de Lorient, afin de donner à voir la grandeur de ces destinées.

Après la diffusion du documentaire, j’ai ressenti l’absolue nécessité d’écrire ce livre. Le travail de recherche préalable à la mise en images avait permis de faire émerger la mémoire des témoins sans pour autant la confronter systématiquement avec les sources écrites. Ce manque, accentué par les contraintes d’une table de montage avide d’images fortes, mais aussi de coupes et de raccourcis, m’a incitée à « labourer » encore – l’historien Henri Michel, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, se définit d’ailleurs lui-même comme un laboureur – ce terrain de recherche à peine défriché.

En dépit du soin apporté, cet ouvrage souffre probablement de quelques faiblesses. Des recherches sur la perception allemande de cette captivité compléteraient utilement ce livre. Il serait aussi judicieux d’appréhender le quotidien des familles durant l’absence des prisonniers. Nous pourrions également susciter des recherches ciblées par lieu de détention ou par origine des prisonniers.

Ce livre n’aurait pas pu voir le jour sans les témoins. Par chaque document transmis, chaque mot prononcé, ils m’ont aidée à comprendre leur histoire. Je leur dédie ce livre que certains, hélas, ne pourront pas ouvrir. Ils ont été l’aiguillon de ma persévérance. Lorsque le courage venait à manquer, il me suffisait parfois de relire une lettre, de revoir une photo pour recevoir le bénéfice de l’émotion. Pourtant, je partage la prudence de Christophe Prochasson qui évoque, dans L’Empire des émotions, la dictature de la source qui nuit à la compréhension historique avec ce trop-plein d’émotions et cette surabondance de témoignages qui risquent, au même titre que des victimes, d’exercer une pression morale au détriment de la rigueur scientifique2. Il n’exclut pas pour autant les émotions, mais il suggère, pour le bien de l’histoire contemporaine, de gouverner ces dernières pour tendre vers un exercice de lucidité critique, sel du métier de l’historien parmi bien d’autres.

Lors de la soutenance de ma thèse en histoire militaire et études de défense à l’université Paul-Valéry de Montpellier en 1998 alors que j’exerçais la profession d’assistante de service social, un commentaire m’a particulièrement marquée : « Quel beau travail pour une non-historienne ! » Je tiens donc à préciser ici que toute personne qui suit un parcours universitaire en formation continue peut intégrer cette communauté, prétendre aux savoirs et à leur diffusion, contribuer à la richesse d’une université plurielle et tolérante.

Je n’ai pas voulu privilégier le recours aux archives ni donner trop d’importance aux témoins. Les deux méthodes d’investigation se sont complétées et je me souviens de moments de grande jubilation quand des documents retrouvés aux archives nationales évoquaient le vécu d’un témoin rencontré. Pour reprendre André Malraux, « un témoin, c’est un témoignage, cinq témoignages, c’est de l’histoire3».

Cette recherche m’a fascinée, l’histoire de ces hommes et de ces femmes m’a habitée durant de nombreuses années et il me semble que mon passé d’assistante sociale m’a aidée à les rencontrer. À l’heure où j’achève la rédaction du livre, je ne suis pas certaine de parvenir à les quitter. Il me faudrait appliquer à moi-même l’« oubli nécessaire ».

Il était urgent de dévoiler l’histoire de ces prisonniers originaires de l’Empire colonial, de bénéficier des témoignages qui complètent des archives parfois lacunaires, qui forcent à s’approprier une dimension humaine et nous invitent à interroger notre perception de l’étranger. Dans toutes les guerres et en particulier en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale avec la Résistance, les phénomènes sociaux comme la solidarité et la trahison ont été décryptés. Mais ici, j’aborde la captivité, un sujet quelque peu négligé par les sciences humaines et sociales, celle des « indigènes », une minorité rendue invisible avec la décolonisation.

Je retrace l’histoire des « sujets français » partis au combat et faits prisonniers par les Allemands en 1940. Ces soldats « indigènes », le plus souvent appelés « tirailleurs », ne jouissent pas des mêmes droits civiques que les citoyens. Ils sont originaires d’Algérie, alors département français, des protectorats de Tunisie ou du Maroc, des colonies d’Afrique noire, d’Indochine et de Madagascar ou des colonies plus anciennes comme les actuels départements et territoires d’outre-mer. Ces derniers, comme ceux qui viennent des quatre communes au Sénégal, sont citoyens français et non sujets. Ils connaîtront pourtant le même sort, car c’est la couleur de leur peau qui va déterminer le traitement de leur captivité par les Allemands. Un traitement particulier. En effet, cette captivité s’inscrira presque exclusivement sur le territoire métropolitain.

Les questionnements sont nombreux au sujet de cette situation de guerre inédite à plus d’un titre, qu’il s’agisse notamment de l’impact de la présence coloniale en métropole, de l’influence du statut d’« indigène » dans la prise en compte des droits des prisonniers, des distinctions entre les prisonniers coloniaux et nord-africains, des contacts redoutés avec l’ennemi, ou des liens avec les revendications d’autodétermination. Le fait colonial est complexe. Dans ces temps d’incertitude, il a favorisé des rencontres aussi improbables qu’inoubliables, fait émerger des attitudes parfois héroïques mais également méprisantes et lâches. La question majeure porte sur l’attitude de cette France à la fois dominatrice et vaincue et sur sa responsabilité dans le sort réservé aux prisonniers d’outre-mer. C’est sans doute l’enfouissement organisé institutionnellement de cette responsabilité collective qui a provoqué l’occultation puis l’oubli de cette captivité singulière.

Il est couramment admis que les hommes qui partent à la guerre ne sont plus les mêmes quand les hostilités cessent. Pour les combattants d’outre-mer, ce constat est amplifié par la dimension coloniale de leur contribution. Ainsi, sans respecter un ordre chronologique, nous évoquerons en premier lieu les fondements de leur captivité et les conséquences de la présence insolite de soldats coloniaux vaincus en France occupée. L’attitude de la population française, soucieuse de les aider à supporter le confinement et les restrictions, sera décryptée afin de faire émerger une solidarité oscillant entre paternalisme et devoir de résistance face à l’ennemi. Au-delà de l’aspect militaire, nous questionnerons, dans une seconde partie, la prépondérance du fait colonial qui induit de multiples trahisons, exacerbées par la propagande nazie, notamment lors des retours dans les territoires. Nous conclurons par la mise en lumière des mécanismes de négation et de mensonges nécessaires à la fabrique de l’oubli, qui ont permis d’occulter les responsabilités les plus indéniables.

Armelle Mabon

Table des matières

Avant-propos

I / Défendre la métropole, une mission militaire et citoyenne

1. L’entrée en guerre de l’empire

Les leçons de la Première Guerre mondiale. L’esprit colonial dans l’entre-deux-guerres. L’empire dans la guerre. Les hommes partent. La fin tragique des combats.

2. De la capture à une captivité singulière

La capture. D’Allemagne vers la France occupée. Les « frontstalags ». Les organismes chargés du règlement de la captivité. La Direction du service des prisonniers de guerre (DSPG). La mission Scapini.- Le service colonial français du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Soldes et allocations

3. La vie quotidienne au « frontstalag »

Correspondance et contrôle postal. Le ravitaillement. Discipline. Les conditions sanitaires. Le travail des prisonniers.

4. La solidarité nationale

De l’entraide à l’assistance organisée. Création de l’Assistance coloniale aux prisonniers de guerre. Organisation de distractions, de soutiens intellectuels et spirituels. Conductrices et assistances sociales, de la duplicité à la résistance.

5. Rencontre de peuples et de cultures

La solidarité locale. Du « marrainage » à l’évangélisation. Histoires d’amour. Persistance du souvenir.

6. Les fins de captivité légales

Congés de captivité et libérations. Les rapatriements sanitaires. L’impossible retour. Les groupements de militaires « indigènes » coloniaux rapatriables.

7. Lutter pour la liberté

Les évasions. Les filières organisées. Les relations avec la résistance. La libération des « frontstalags ». Politiques de « blanchiment ».

II /Trahison d’État et « mission civilisatrice »

8. Captivité « indigène » et collaboration d’État

Mise en place de l’encadrement français. Réaction des autorités françaises. Du côté des cadres. Du côté des prisonniers. Évolution de l’encadrement.

9. La valse des propagandes

La propagande nationaliste allemande. La contre-propagande française. Illusion de la propagande. Et la France libre ?

10. Rapatriements, de la précipitation à une trop longue attente

L’encasernement. Le règlement administratif. L’organisation des rapatriements.
Une trop longue attente.

11. La révolte de Thiaroye

Premiers signes de colère. Chronologie d’une tragédie. Réécriture de l’histoire. Le procès des mutins. Les conséquences de Thiaroye en métropole.

12. Au retour, s’effacer ou lutter ?

Accueil et retrouvailles. L’aide au retour. L’utilisation des anciens. Gommer les signes ostensibles. Le refus des unions mixtes. La hantise du métissage. Les enfants métis ou le racisme pour quotidien. Les oubliés de l’égalité.

Conclusion

Sources. Bibliographie. Index.

  1. Editions La Découverte, janvier 2010, 300 pages, 23 €
    ISBN : 9782707150783
    http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index.php?ean13=9782707150783.

    Armelle Mabon est enseignante-chercheur à l’université de Bretagne Sud, membre du Centre de recherches historiques de l’Ouest (Cerhio, UMR CNRS 6258). Elle a notamment publié Les Assistantes sociales au temps de Vichy (L’Harmattan, 1995) et L’Action sociale coloniale (L’Harmattan, 2000). Elle est l’auteur du documentaire Oubliés et trahis. Les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains (Grenade productions, 2003).

  2. Christophe Prochasson, L’Empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Demopolis, Paris, 2008.
  3. Le Témoignage oral aux archives. De la collecte à la communication, Archives nationales, Paris, 1990, p. 20.
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