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Édition du 1er au 15 septembre 2025

Un roman important : « Le pain des Français » de Xavier Le Clerc

Nous avons déja signalé dans notre précédente édition la parution chez Gallimard en mars 2025 du roman de Xavier Le Clerc, Le pain des Français. Nous revenons sur ce livre important à travers sa lecture par Raphaël Adjobi, de l’association « La France noire » qui fait partie des partenaires de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), ainsi que celle de l’anthropologue Tassadit Yacine publiée par le quotidien algérien El Watan.


Raphaël Adjobi sur Le pain des Français de Xavier Le Clerc

publié le 24 juillet 2025 par lafrancenoire, dans Documents d’histoireLectures (romans)

Le pain des Français(1) est un roman autobiographique doublé d’un monologue né d’une rencontre impromptue qui plonge l’auteur dans l’histoire de l’Algérie avec la France. Quand la violence du mépris suprémaciste frappe son père sous ses yeux d’enfant et ruine plus tard son espoir d’être un Français comme les autres, le fils d’Aït-Taleb voit dans le sacrifice de ses parents le devoir de s’en sortir en prenant Ulysse pour modèle. En changeant de patronyme, il a voulu à son tour, non pas planter un pieu, « mais un crayon dans l’œil du système cyclopéen » et dire qu’il est « fier d’être le fils d’un homme sans titre venu non pas d’Ithaque mais de Kabylie ».

C’est donc sous le patronyme de Xavier Le Clerc qu’il avance parmi nous. Et, dans les sous-sols du musée de l’Homme – à la manière du prince Hamlet s’adressant au crâne du bouffon du roi – il interroge le fantôme de la petite Kabyle Zorah et montre de façon éclatante une page d’un passé commun douloureux « pour inviter l’espérance, la dignité, la fraternité, l’amitié des peuples » à notre esprit de Français d’aujourd’hui ; contrairement aux extrémistes qui croient que rouvrir les pages cachées de notre histoire c’est salir la France.

Si le nom de son héroïne – Zorah – lui est venu à l’esprit comme une chanson venue du fond des âges des montagnes de sa Kabylie natale, c’est la lecture d’un article sur les têtes coupées des colonisés entassées dans les sous-sols du musée de l’Homme qui lui donnera tout son sens. C’est en ce lieu, en effet, que des milliers de crânes indigènes reposant dans des boîtes rangées sur des étagères ont été déclarés patrimoine inaliénable de la France – restes des corps qui auraient été lavés, parfumés, recouverts ensuite de la plus belle étoffe selon les traditions de leurs terres d’origine. C’est là que des crânes, comme celui de Zohra – une enfant de sept ans – font ressurgir l’histoire de la conquête de l’Algérie puis de sa colonisation.

Les crânes des colonisés nous parlent

Pour comprendre pourquoi le crâne d’une enfant subjugue l’auteur au point de lui arracher un monologue fait d’interrogations et de réflexions sur les conquêtes coloniales françaises, et particulièrement de l’Algérie, il faut se dire que ces têtes sont souvent accompagnées des noms de leur légataire, du lieu de leur prélèvement, de l’âge et du sexe de la victime, et parfois même du nom de la victime quand il s’agit d’un illustre combattant ou d’un dignitaire local. Des informations qui, selon l’auteur, rendent ces crânes vivants et leurs histoires lisibles. C’est dire que tout chercheur qui veut se donner la peine de lire l’histoire de la conquête de l’Algérie ou de toute autre contrée que la France a fait sienne à un moment ou à un autre, découvrira avec quel détachement les émissaires français pratiquaient la décapitation des colonisés non seulement pour terroriser les populations locales, mais également pour satisfaire les besoins des hommes de sciences, et parfois même pour faire plaisir à un ami, un membre de sa famille. La forme et les mensurations de chaque crâne devaient confirmer l’infériorité naturelle de l’Arabe ou du Noir.

Et même avec le temps, quand « les tirailleurs et les poilus sont devenus frères d’armes sous les orages d’acier, perdus entre les corps gisants ou malaxés dans la boue, nos sangs mêlés n’ont pas suffi hélas à conférer la citoyenneté française et le droit de vote aux indigènes… ». Pourtant, les humanistes français tels Albert Camus, Georges Clemenceau – farouchement opposé aux idéaux suprémacistes de Jules Ferry – Louis Guilloux, Victor Spielmann… « n’ont pas manqué de courage pour dénoncer ces injustices » du système colonial qui ont asphyxié les indigènes. Comme ces derniers, ils ont compris que « Quand on a longtemps vécu d’une espérance et que cette espérance a été démentie, on s’en détourne et l’on perd jusqu’au désir » (Albert Camus). Malheureusement, aujourd’hui encore, pour les suprémacistes, ces crânes indigènes emmagasinés dans les sous-sols du musée de l’Homme n’évoquent pas des tragédies mais la civilisation. Voilà la triste réalité de la France de ce XXIe siècle respectueuse de ses aïeux impérialistes qui les ont déclarés propriétés inaliénables !

Quant au pain que ce boulanger de Caen a refusé de vendre à son père en éructant son mépris et sa suffisance suprémaciste – « Ici, on ne vend pas le pain des Français aux bougnoules » – Xavier Le Clerc y voit le refus de certains Français blancs de voir leur passé avec les Nord-Africains et les Noirs. Aussi invite-t-il chacun à relire l’histoire pour comprendre que « [les] pâtisseries [françaises] avaient jadis le goût de la mélasse, blanchie par les cendres produites en broyant les os calcinés de nos ancêtres […]. Que les résidus de cette maudite raffinerie servaient d’engrais, jeté à la volée avant de semer le blé. Que partout les cendres de nos squelettes ont nourri les champs » et que par conséquent « Nous sommes le pain des Français » !

Au regard de toutes ces vérités de l’histoire qui ne demandent qu’à être découvertes par tous, ce livre veut nous dire que « la colonisation trouve sa source non pas dans la haine, mais dans le poison bien plus pernicieux du profond sentiment de supériorité » auquel de nombreux compatriotes blancs tiennent encore comme à la prunelle de leurs yeux.

(1) Xavier Le Clerc, Le pain des Français, Gallimard, 2025, 134 pages.


« Le pain des Français » de Xavier Leclerc

Ou lorsque les ancêtres redoublent de véracité

par Tassadit Yacine, publié par El Watan le 17 juillet 2025.


Tassadit Yacine est anthropologue, membre du laboratoire d’anthropologie sociale du collège de France, membre de l’Académie ambrosienne (Italie).


Un auteur issu d’une double culture, d’une famille malmenée, chahutée par la grande et la petite histoire, celle de la colonisation, de la guerre et de l’immigration, son corollaire. Au croisement de l’anthropologie, de l’histoire, de la mémoire et de la littérature, Xavier Leclerc, de son nom véritable, Hamid Ait Taleb, a pour ainsi dire bouclé la boucle ne laissant aucun doute sur les atrocités des dominations liées au colonialisme du XIXe sièclesur la terre de ses aïeux. A l’instar de Kateb, il rôde autour de ses ancêtres furieux « dopés » jusqu’à la mort contre la prédation barbare du colon. Pour exister, pour avoir un nom, il a dû troquer ses origines kabyles (Ait Taleb), son histoire originelle pour un nom d’emprunt, c’est sans doute le prix à payer pour ceux-là mêmes qui aspirent occuper une place jusque-là « interdite », à cause de leurappartenance ethno-culturelle.

Rendre justice à la vérité

En effet, le nouveau nom vous classe, vous place et permet de renaître symboliquement autre, transformé, réajusté et correspondant aux attentes de la nouvelle société. Cette stratégie dictée par la survie est celle de beaucoup d’étrangers « dominés », sans que cela signifie renoncement à l’identité première, à l’histoire de ses pères surtout s’ils ont été glorieux, courageux. L’auteur ne renie rien, il associe, cumule et rend justice à la vérité, à la dignité par la plume. Dans les bas-fonds du Trocadéro, comme un spéléologue,

Xavier fouille dans le ventre de la terre, pour y découvrir la véritable histoire, époustouflante, imposante, dressée comme une évidence face à lui. Cette évidence est en réalité une « collection » macabre constituée de crânes fait d’une soldatesque cannibale ! Il ne s’agit pas d’art mais de restes humains, ceux de ses ancêtres massacrés, mutilés et condamnés à errer et à crier à la barbarie ! Ils réclament le droit au repos dans la terre des ancêtres, le retour à une civilisation qui célèbre les morts, les glorifie et les hisse au rang de saints, de gardiens des hommes, de la faune et de la flore. Cette grande civilisation est afro-méditerranéenne, elle célèbre les hommes et pratique le culte des saints. En Grèce, le grand Sophocle n’a pas manqué de laisser des traces dans sa célèbre Antigone. Pour les Nord-Africains, Antigone n’est pas une légende, une légende du passé, elle est réalité. Cette immense « cave » contient plus de 9000 crânes de résistants algériens, véritables trophés, exhibés par des gens sans foi ni loi et pourtant tous chrétiens ! Le nom « barbare » inclassable, caché, clandestin du citoyen français promu et reconnu parce qu’écrivain, refait surface, il refuse la camisole de l’exclusion, du rejet et de la dénégation.

Réappropriation de l’histoire

Par médiation des « têtes », de Bouziane et d’autres, il a compris qu’il s’agissait de lui, de son père, de son grand-père et toute la chaîne des défenseurs de la tribu, du pays. Face à l’écrivain, ces crânes ont retrouvé leur raison d’être, ils lui ont insufflé le goût de la lutte, de la réappropriation de l’histoire des ancêtres et l’espoir de leur restitution à la patrie. On a volé la terre, on a tué des hommes et des femmes, mais on ne doit pas effacer l’histoire, la mémoire des peuples.

C’est là un des plus grands sacrilèges. Comme dans toutes les civilisations humaines, les morts doivent avoir une sépulture ! Mais la barbarie coloniale a œuvré pour que ces guerriers n’aient jamais de sépulture, ils sont harcelés jusque dans la mort. Leurs ossements ont été brûlés pour servir de charbon pour produire de la mélasse ou transformer en engrais dans les champs de blé… De quel côté se trouve donc la barbarie ? Dans ce roman fabuleux, touchant par l’écriture, la tendresse avec laquelle Xavier Leclerc décrit les ancêtres exportés en Europe, déportés dans cet horrible cachot « savant » qui monte, de surcroit, la garde sur des prisonniers morts est plus que surprenant car ce sont les plus vieux otages de l’histoire. « Vous resterez là, en- fermés », leur a-t-on ordonné dans des boîtes en carton, pas de terre, pas d’air, pas de visite, vous n’êtes qu’une succession d’ossements d’humains mais «sauvages ». « Sauvages vous êtes nés et sauvages vous resterez ! » Leclerc n’a pas fini de relater la longue histoire de l’Algérie lorsque surgit un être frêle, doux, dont il ne reste que la boîte crânienne déporté dans la mêlée. C’est une fille , elle n’a pas de nom. Xavier Leclerc, l’a baptisée Zohra pour s’entretenir avec elle. Elle a entre 7 et 8 ans, elle jouait avec une petite tortue lorsqu’une main meurtrière lui ôta la vie. Que fait Zohra dans cette macabre collection ? Elle était heureuse dans sa Kabylie mais que fait elle parmi des résistants ? Attendri, Xavier la rend humaine comme pour adoucir ses souffrances, et panser les blessures. Il lui parle comme un vieux chaman qui a pour mission de capter les esprits, les rendre dociles et adaptés au monde des humains. Le lecteur est transporté par ce voyage spirituel où Zohra et Xavier se retrouvent comme pour redessiner le chemin de la patrie, le chemin des voix et des chants lointains de l’humanité. Ils appellent au retour des âmes errantes, des vivants en perdition. Bouziane et tous les autres ont proclamé le retour de l’héroine, de Zohra dans ses montagnes d’Afrique. Et après elle tous les autres !



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