Fallait-il préférer sa mère à la justice ou affronter les ultras de l’OAS ?
Le professeur de philosophie parlait de liberté et d’engagement et moi je me disais qu’il n’était pas le mieux placé pour discourir sur des catégories qu’il semblait avoir en exécration : dictant ses cours, cassant et sarcastique, ramenant tout à un bergsonisme invraisemblable, il n’avait pas – c’est le moins que l’on puisse dire – la cote auprès des élèves. Ce jour-là, il demanda inopinément, en regardant vaguement dans ma direction, qu’on – il ne nommait pas sa piétaille – évoquât des noms de penseurs engagés. Je citai Sartre et Camus.
Cela se passait durant l’année scolaire 1960-1961, dans un lycée d’Oran, deuxième ville d’Algérie, dans une classe de terminale philo qui ne comptait que deux Arabes, sous-ensemble étique, certes, dont je faisais partie. Le professeur me foudroya du regard et me dit, sur un ton méprisant : « Savez-vous qu’à l’occasion de la remise du prix Nobel, M. Camus a été pris à partie par un étudiant algérien sur son silence à propos de la guerre qui a lieu ici et que M. Camus a répondu qu’il préférait sa mère à la justice ? »
Je n’en savais rien. Tout avait entretenu mon ignorance jusque-là : l’âge, le confinement de l’internat mais surtout la censure de tout ce qui touchait aux « événements ». Censure officielle et censure subjective : ma famille comptant beaucoup de nationalistes morts ou croupissant en détention, elle redoutait que je n’eusse à encourir l’anathème de « famille de fellaghas » qui était déjà notre lot au village natal – et d’abord de la part de certains de nos voisins arabes. J’étais écrasé de honte. Le silence qui suivit la saillie du professeur fut de plomb et dura une éternité. Je me sentais comme livré tout entier à ma propre mort symbolique et le professeur devait veiller à ce que rien ne vînt adoucir le travail de mortification qui était à l’œuvre chez l’impétrant insensé qui avait perdu une occasion de ne pas l’ouvrir.
La nature exacte de ce qui venait de se produire ne commencera à se dévoiler à moi que quelques semaines plus tard, après que le professeur aura fait un autre écart – un pas de côté – pour dénoncer avec des mots cinglants, et sur une tonalité que nous ne lui connaissions pas, ce qui était arrivé une journée auparavant : la ville, subitement, avait été prise de l’un de ses accès de folie homicide que l’on nommait « ratonnade » et qui la laissait pantelante et ivre de sang. Les lettres de menace, bientôt suivies d’attentats à l’explosif, n’intimidèrent pas l’homme qui prolongea ses diatribes contre les auteurs de ces actes par des articles dans le seul journal capable de les accueillir, Oran républicain, un quotidien de gauche, l’homologue d’Alger républicain.
Je considérais, éberlué, un homme seul défiant et combattant par le verbe ce qui était en train de devenir, à vue d’oeil, une toute-puissante organisation armée qui allait plonger la ville dans un cataclysme. Je compris alors que ma malencontreuse réponse avait servi de prétexte bienvenu à quelqu’un qui avait décidé d’en découdre dans les pires conditions qui se puissent imaginer, simplement parce qu’il n’en pouvait plus de se taire.
Pour le dire autrement, je compris que la chose politique avait fait une entrée retentissante dans le sanctuaire clos et supposé neutre du savoir et ce, par décision de celui dont c’est le devoir de garantir l’étanchéité des « lieux » aux scories du monde extérieur. Et d’un mot, d’un seul, le professeur avait fait de son coup de sabot à Camus une force de dissolution immédiate de tout le théâtre d’ombres par quoi la vérité des choses était travestie : plus encore que le mot « guerre », celui d’« algérien » était le tabou suprême ; or il avait été prononcé et cela valait, ipso facto, reconnaissance d’une appartenance politique propre à un peuple auquel ce droit était encore dénié.
La classe – ce groupe d’élèves unis, bon an mal an, par les nécessités du management pédagogique – ne s’en remit pas ; le professeur cristallisa, en effet, sur sa personne la haine des élèves les plus politisés, ceux que l’on désignait à l’époque par le terme d’ultras. L’émergence de ce petit groupe délimita par effet spontané les contours des autres sous-ensembles : les tièdes, majoritaires et suivistes, les rebelles à l’ordre ultra, les trois qu’il me faut nommer (Joseph, Pierre et Saïman, ces deux derniers me sauveront simplement la vie lors d’une ratonnade) et les deux Arabes que nous étions, élevés maintenant, à nos propres yeux, à la dignité politique d’Algériens.
Cette première chose qu’accomplit le professeur, appelons-la reconnaissance, catégorie par laquelle advient généralement l’atomisation des fantasmes unicitaires.
Mais par son rejet du paralogisme fallacieux de l’écrivain – présentant sous la forme d’une disjonction exclusive, ou ma mère ou la justice, ce qui n’était que l’aveu candide qu’il ne pouvait imaginer pour sa mère d’autre statut que celui que lui garantissait l’oppression d’un peuple -, notre professeur nous disait quelque chose que je compris comme ressortissant à l’essence même de la vie : il faut oser penser contre « la mère » justement, contre l’ordre de la tribu, contre l’ordre du sang.
Cette seconde chose-là, appelons-la, comme le poète, « la petite voix qui dit non », ou bien comme le philosophe, principe de négativité, pour célébrer la divine puissance du négatif (et aussi, je l’avoue, pour donner quelque chose en pâture à mon surmoi hégélien). La leçon de mon professeur se dégageait, maintenant, dans l’éclat du concept : pour avoir été incapable de consentir au négatif, pour avoir craint de se hisser sur ses sommets solitaires, Camus se fermait les voies de la reconnaissance de l’autre par quoi l’on est humain. Et la formule peut aussi se lire dans le sens inverse.
Et voyez comme vont les choses : c’est au moment précis où l’on feint de débattre de l’image de soi pour mieux stigmatiser ceux que l’on accuse de ne pas avoir renoncé à l’ordre et aux oripeaux de la tribu, que l’on élève Camus – cet homme qui n’a pas renoncé à l’ordre de sa tribu – au rang de totem national.
Ces temps, décidément, sont scélérats qui voient le Barnum indécent de ceux qui sont revenus de tout, de ceux qui ont renié tout et son contraire, de ceux qui n’attendaient qu’un alibi solide pour se soustraire à leur simple devoir d’humain, de ceux qui ne rêvaient que de dénoncer les « pièges de l’engagement » pour pouvoir se consacrer – enfin ! – à leur petitesse, s’ébranler pour de fabuleuses ripailles derrière une effigie qui n’en peut mais, certes, mais qui aurait dû y penser.
Voilà pourquoi, dès que j’entends « Camus », je dégaine mon prof de philo, l’homme qui m’a appris ce qu’être un homme veut dire, l’homme qui a rendu à jamais impossible que je puisse devenir ségrégationniste ou rentier d’une culture de la dette et/ou de la haine à l’endroit d’un pays et d’une nation qui m’auront autant mutilé que régénéré.
Mais j’allais oublier : au mois de juin, après avoir passé la dernière épreuve du bac et alors que j’attendais dans la cour d’honneur le moment propice – celui où les groupes de jeunes Européens se disperseraient – pour quitter le lycée et rentrer chez moi, je vis, se dirigeant vers moi, un condisciple ; c’était le chef des ultras de la classe ! Il me dit que je n’avais, désormais, nul intérêt à me trouver en ville (entendons : la ville européenne) et que si cela arrivait et qu’il me rencontrât, il me ferait la peau, lui-même. C’est ainsi qu’il parla, posément, calmement puis il ajouta : « Et voilà pour ton prof ! », en me tendant un bout de papier. C’était un tract. Il y était écrit : « Yves Vié-Le Sage, chrétien-progressiste. Condamné à mort ». La signature comportait les trois lettres de l’entreprise de l’Apocalypse (OAS, Organisation armée secrète).