Récits de l’Algérie coloniale, par Eric Savarese
Trois récits sur l’Algérie coloniale ont, a minima, été élaborés pendant près de deux siècles d’histoire ; trois récits qui sont diffusés et discutés depuis l’occupation du port d’Alger par les troupes de Charles X, en 1830, jusqu’aux guerres mémorielles actuelles, et qui s’inscrivent dans les multiples débats relatifs aux guerres de mémoires et à la situation dite postcoloniale.
1. Le premier récit, et le plus ancien, s’inscrit dans les normes classiques de l’histoire coloniale de la colonisation. Il est le produit de multiples acteurs parmi lesquels, en France, sous la troisième République, les enseignants et chercheurs qui appartiennent à l’institution scolaire et universitaire : c’est en effet en adoptant le modèle de l’Histoire de France d’Ernest Lavisse, directeur des études historiques à la Sorbonne (Nora, 1984 a & b), que la colonisation va être présentée à la fois comme une mission civilisatrice (une action rationnelle en valeur selon les catégories analytiques de Weber) et en tant qu’opération économiquement rentable et politiquement indispensable au maintien de la France parmi les puissances mondiales (soit comme une action rationnelle en finalité). L’histoire comme la géographie coloniale témoignent abondamment de la présence de ces deux représentations coloniales dominantes, à partir desquelles la colonisation est niée comme domination car définie comme bénéfique 1/ aux populations colonisées, auxquelles seraient apportées des rudiments de civilisation, et 2/ à la puissance coloniale, qui s’assurerait par là une position avantageuse dans le concert des puissances mondiales. (…)
Il suffit aujourd’hui de relire certains travaux de parlementaires très récents – ceux là même qui ont abouti à l’adoption de la loi du 23 février 2005 – pour prendre acte de la tentation récurrente de réactiver l’histoire coloniale de la colonisation : « Durant sa présence en Algérie, au Maroc, en Tunisie ainsi que dans les territoires anciennement placés sous sa souveraineté, les apports de la France ont été multiples dans les domaines scientifiques, techniques, administratifs, culturels et aussi linguistiques. Des générations de femmes et d’hommes, de toutes conditions et de toutes religions, issus de ces territoires, comme de toute l’Europe, y ont construit une communauté de destin et bâti un avenir. Grâce à leur courage, leur esprit d’entreprise et leur esprit de sacrifices, ces pays ont pu se développer socialement et économiquement (…). Pendant trop d’années, notre œuvre collective réalisée en Afrique du Nord et sur d’autres continents a été niée ou ignorée, et il est temps aujourd’hui de la reconnaître »1 . (…) De tels préconstruits n’ont pas, loin s’en faut, disparu.
2. Le second type de récit à décrire n’est pas le produit d’historiens mais essentiellement de militants. Il émerge dans l’ancienne métropole, au sein d’associations de pieds-noirs et de rapatriés, et prend également forme dans certains textes associés à la littérature dite d’exil. (…)
Faire des pieds-noirs un groupe structuré et politiquement influent pour revendiquer en son nom, dans le cadre des guerres de mémoires algériennes déjà évoquées, suppose (…) de convertir un million d’individus épars – les « pieds-noirs » – en groupe dont l’homogénéité doit être construite par un travail de mobilisation qui repose sur l’invention d’une tradition (Hobsbawn, Ranger, 1983) : la tradition pionnière. Il s’agit là d’un récit sur l’histoire de l’Algérie produit au sein des associations, et fondé sur deux éléments centraux – le désert et le colon –, permettant d’affilier les pieds-noirs à une généalogie de pionniers-bâtisseurs qui transforment une terre vierge en pays prospère… Il n’est pas question de procéder à une mise en perspective systématique de la tradition pionnière avec l’histoire académique ; mais il faut signaler que toutes les traditions inventées prennent quelques libertés avec les faits (…) : ainsi, les Français d’Algérie vivent essentiellement dans les grandes villes côtières – Alger, Oran, Constantine, Mostaganem – et ne sont pas majoritairement des affectés au travail de la terre. Référence morale collective à un passé magnifié, la tradition pionnière procède par amnésie libératrice (Jaffrelot, 1992), comme le montre un extrait d’entretien très révélateur sur ce point précis puisque c’est la colonie – et avec elle la domination coloniale – qui disparaît au profit d’une œuvre française définie comme un travail de création d’un nouveau pays : « On m’a dit que je suis né dans une colonie. C’est pas vrai. Moi je suis né dans un département français. L’Algérie n’a jamais été une colonie. Au départ, c’est un territoire militaire, sur lequel sont venus des colons – c’est un titre de gloire chez nous –, pas une colonie. Qu’est-ce que c’est qu’une colonie ? C’est quand on remplace le gouvernement légal d’un pays par un autre, tenu par un étranger. Là, c’est différent, il n’y avait rien : un Dey, des villes, un comptoir espagnol. L’Algérie, ça n’existait pas. L’Algérie – et le mot est créé par la France –, c’est une pure création, de toute pièce, par la France, avec la pacification et la création d’un nouveau pays. Les seuls qui pourraient nous en vouloir, ce sont les Turcs, et eux ils ne disent rien, alors… Dans la constitution de 58, que je sache, il est bien écrit qu’il faut garantir l’intégrité du territoire. Etre légaliste, c’est à dire obéir à la constitution, c’était garder l’Algérie française, pas l’abandonner. Et c’est ce qu’on demande aujourd’hui pour tout les territoires – sauf pour l’Algérie »2.
3. Troisième récit, enfin, produit au sein d’associations de militants investis dans les guerres de mémoires, et dans le cadre d’une activité partisane classique. Il est bien défini par Romain Bertrand (2006) décrivant, dans un ouvrage consacré aux mémoires d’empire, ce qu’il appelle la thèse des deux temps de la colonisation : une scansion très nette est repérée dans un certain type de discours entre une phase de conquête, nécessairement brève et brutale, et une longue séquence consistant à construire un « pays », aménager un territoire, rendre une terre fertile, développer une économie prospère. (…). Il suffit, pour prendre acte de ce discours, de citer l’envolée proposée à ses collègues dans l’hémicycle par Georges Fenech, député UMP, le 29 novembre 2005 : « La colonisation a ses parts d’ombre également (…) mais reconnaissez, Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, que, au fil des générations, cette colonisation conquérante, qui, forcement s’est accompagnée d’exactions, a fait des victimes et entraîné des souffrances, a laissé la place à une présence, une fraternité, une égalité entre toutes les communautés qui vivaient dans ces pays. Ces rapports colonisés colonisateurs se sont transformés, petit à petit, en rapports de solidarité, tendant à une même communauté de destin ; cela vous ne pouvez pas le nier, à moins, Monsieur le rapporteur, que vous ne décrétiez une fois pour toutes ex abrupto que le péché originel de la colonisation interdit à tout jamais de parler d’une autre époque : de l’époque plus récente, pacificatrice, qui a incontestablement enrichi ces régions » (cité par Bertrand, pp. 97 – 98).
(…) Le problème n’est pas d’évaluer dans quelle mesure il s’agit de récits vrais (Veyne, 1978) : ce serait soumettre des discours dont les règles d’élaboration diffèrent des énoncés scientifiques aux procédures de validation académique3 – sinon confondre histoire et mémoire, même si, on le sait, les frontières sont poreuses. En revanche, de tels discours peuvent être comparés entre eux (…) qu’il s’agisse de convertir une histoire coloniale en histoire nationale, d’insérer les pieds – noirs dans une généalogie de « pionniers bâtisseurs d’empire », ou d’isoler une Algérie heureuse des principales périodes de violence (la conquête et la guerre d’indépendance), il existe un impensé : le rapport à l’autre, la relation coloniale, c’est à dire la relation entre les anciens Français citoyens et Français non citoyens. Une relation dont l’analyse n’est possible qu’en mobilisant d’autres outils, pour saisir – par bribes – l’extrême ambiguïté de la situation dans l’Algérie coloniale.
Références bibliographiques
– Bertrand (R.), Mémoires d’empire. La controverse autours du fait colonial, Paris, Editions du Croquant, 2006.
– Bourdieu (P.), Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984.
– Hobsbawm (E.), Ranger (T.O.), Eds, The invention of tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
– Jaffrelot (C.), « Le synchrétisme stratégique et la construction de l’identité nationale indoue », Revue Française de Science Politique, 4, 42, 1992.
– Nora (P.), « Lavisse instituteur national », in Les lieux de mémoires. La République, Paris, Gallimard, 1984 –a.
– Nora (P ;), « « L’histoire de France de Lavisse », in Les lieux de mémoires. La Nation, Paris, Gallimard, 1984 –b.
– Veyne (P.), Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1978.
- Projet de loi déposé par Michelle Alliot-Marie Ministre de la défense, le 10 mars 2004, cité par Romain Bertrand (2006, pp. 27 – 28).
- Journaliste né en 1952 dans la banlieue d’Alger, ayant quitté l’Algérie le 26 juillet 1962. Entretien réalisé à Narbonne en 2000.
- On peut toutefois, à l’inverse, rappeler avec Pierre Bourdieu (1984) qu’une proposition scientifique à toute chance de ne prêcher que les convertis, à l’image d’une bulle du pape sur le contrôle des naissances : ladite proposition n’est en effet généralement entendus que par ceux qui ont envie de l’entendre.