Disponibles sur le site debatidentitenationale.fr, des contributions de toutes sortes, des extraits et citations de personnalités, une centaine d’extraits d’articles et de déclarations soigneusement choisis, mais aussi une rubrique éclairante, sous le titre : « Bibliothèque. » Les ouvrages contemporains sont triés sur le volet et une vingtaine d’auteurs sont mis en exergue avec quelques retouches depuis la première semaine de mise en ligne. Observons cela de plus près : aux côtés des classiques (Claude Nicolet, Maurice Agulhon, Marc Bloch, Dominique Schnapper, Eugen Weber…), des ouvrages souvent anachroniques (Léopold Sédar Senghor, mais pas Aimé Césaire ; François Mitterrand, mais pas Pierre Mendès France ; Simone Weil, mais pas le spécialiste de l’immigration Patrick Weil ; Léon Blum et Théodore Zeldin pour faire bonne figure ; Pierre-Jakez Hélias et Jacques Julliard pour que le tour d’horizon soit complet).
On peut surtout distinguer les piliers sur lesquels doit reposer le débat et les « bonnes lectures » proposées par Éric Besson à l’attention des internautes : Luc Ferry (Luc pas Jules), Max Gallo (et son Fiers d’être français), Daniel Lefeuvre (héraut de l’« anti-repentance »), Gaston Kelman (son nouveau conseiller), De Gaulle et André Malraux (deux références pour ce dernier !) et pour finir, au milieu des ouvrages et des « penseurs », l’hebdomadaire Marianne (retiré depuis du site). Un peu juste pour que nos concitoyens aient une vue d’ensemble d’une problématique aussi vaste. Mais le but n’est pas là, il est dans l’incroyable manipulation de l’opinion à laquelle invite le ministre.
Nous savons tous que la manière de poser une question et d’en présenter le contexte et ses présupposés déterminent souvent la réponse. Il faut donc lire soigneusement les discours du ministre, de ses collègues et des députés qui soutiennent le gouvernement, et analyser les références proposées par le ministère pour « guider » les débats. Les réponses des internautes ou des personnes qui participeront au débat n’y changeront pas grand-chose, les dés sont pipés, la réponse est déjà là : les Français doivent honorer la France, son drapeau, ses grands hommes, son hymne national, son passé glorieux, mais les Français doivent aussi respecter ses valeurs de générosité et d’ouverture… bref le retour à un nationalisme de symboles, étriqué, excluant, qui ne répondra pas aux questions les plus contemporaines.
De toute évidence le débat, sans le nommer, ne cesse de tourner aussi (à la veille des élections régionales) autour du thème de l’immigration (en particulier postcoloniale) et de ses conséquences sur l’« identité nationale », même si de nombreuses personnalités de l’UMP et d’anciens premiers ministres commencent à sentir le « vent mauvais » et s’écartent de la démarche. Pourtant, sur le site, pas une référence sur l’immigration, sur la colonisation ou sur l’esclavage ! Le véritable débat est toujours dans l’ombre. Le message est clair : évitons ces sujets qui fâchent et revenons aux principes fondamentaux des « pères fondateurs » de la Nation, actualisés par les thuriféraires de la fierté nationale.
On aurait, en effet, pu s’attendre à trouver en matière d’immigration des références larges ouvrant au débat dans toute sa complexité, avec les ouvrages de Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Suzanne Citron (en lien avec la Nation), Éric Fassin, Piero Galloro, Yvan Gastaut, Vincent Geisser, Nancy Green, Nacira Guénif-Souilamas, Alec G. Hargreaves, Hervé Le Bras, Pierre Milza, Pap Ndiaye, Gérard Noiriel, Abdelmalek Sayad, Ralph Schor, Patrick Simon, Émile Temime, Patrick Weil, Michel Wieviorka… Sur l’esclavage, on aurait pensé lire les noms de Myriam Cottias, Marcel Dorigny, Benoît Falaize (en lien avec la pédagogie), Hubert Gerbeau, Michel Giraud, Frédérique Régent, Nelly Schmidt ou Françoise Vergès… Et, sur la période coloniale, ceux de Charles-Robert Ageron, Nicolas Bancel, Yves Benot, Catherine Coquery-Vidrovitch, Marc Ferro, Raoul Girardet, Mohammed Harbi, Daniel Hémery, Sandrine Lemaire, Claude Liauzu, Gilles Manceron, Achille Mbembe, Elikia M’Bokolo, Gilbert Meynier, Alain Ruscio, Benjamin Stora ou Sylvie Thénault, comme ouverture à toutes les analyses. Et bien non. Tout prétend, sur le site du ministre, que depuis vingt ans il n’y aurait eu aucun débat dans ce pays, ni réflexion, ni analyse.
Pas une référence sur les contributions des populations des outre-mers qui se sont longuement exprimées sur la culture, l’identité, la mémoire et l’histoire au cours des États généraux de l’outre-mer ces derniers mois. Pas une référence sur le questionnement dans nos quartiers, les expressions culturelles urbaines ou les combats de l’immigration. Est-ce à dire que le ministre considère ces contributions comme sans intérêt, d’autres souhaitent dans le même temps que l’histoire quitte les classes de Terminale S ? Pourquoi demander une nouvelle fois aux populations des outre-mers ou à celles des « banlieues » d’aller s’exprimer sur l’identité alors qu’elles l’ont déjà fait, en 2005 ou en 2009 ? Cela révèle-t-il que finalement ces consultations n’ont aucune importance ?
De nombreux auteurs ont pourtant travaillé, indirectement le plus souvent, à la complexité des transformations des identités, irriguées par les expériences outre-mer et les flux diasporiques, permettant d’éclairer dans toutes leurs dimensions ces questions. Et bien non, sur le site mis en ligne, toute cette recherche semble nulle et non avenue, il ne nous reste plus qu’à relire Max Gallo, Daniel Lefeuvre, Gaston Kelman, de saupoudrer le tout d’un peu de Malraux, d’un zeste du Général, d’une pincée de Blum-Mitterrand et pour donner un ton « diversité » de quelques lignes de Senghor, et de recouvrir le tout de classiques comme Bloch-Braudel pour que tout soit dit !
Pourtant, derrière le « débat sur l’identité nationale » se tapit un autre débat, omniprésent, sur le passé colonial de la France et ses héritages dans le présent (immigration, connaissance de cette histoire, guerre des mémoires, place de l’islam, pseudo-repentance…). Le Président de la République, dans une tribune, mélange les notions d’intégration et d’assimilation, renvoyant à une dialectique qui risque de provoquer des amalgames. La question est moins en effet « Qu’est-ce qu’être Français ? » mais bien, dans ce « grand débat », qui ne dit pas son nom : « Peut-on être Noirs, Arabes, Asiatiques, ultramarins et Français ? », car nous sommes encore, comme le rappelle très justement dans une tribune Yazid Sabeg, « hantés souterrainement » par l’histoire coloniale (Le Monde, 7 novembre 2009).
Cinq ans après le coup-de-feu sur la « colonisation positive » (fin 2004) qui va aboutir à la loi de février 2005 (et notamment à son article premier sur la reconnaissance de l’œuvre coloniale de la France), nous est proposé un second round sur un retour à l’« identité de la France », qui s’annonce d’ores et déjà comme une entreprise réactionnaire. En toile de fond, les immigrés, leurs enfants (et petits-enfants). Mais pas n’importe lesquels. Ceux qui sont plus « colorés » que les autres. Ceux qui sont les « héritiers » du temps des colonies, ceux qui seraient avides de « communautarisme », ceux qui ne s’assimilent pas (comme nous l’explique la pasionaria Élisabeth Lévy chez Yves Calvi ou dans les colonnes du Figaro Magazine). En un mot « ceux qui n’aiment pas la France », sifflent l’hymne national ou manifestent lorsque l’Algérie se qualifie pour la Coupe du monde, terrorisent les banlieues, détruisent l’économie de « nos » paradis exotiques, et veulent diversifier la République tant « ethniquement » qu’en terme de religion. Ils nous font perdre « notre âme », notre « essence » et obligent leurs « sœurs » à porter la burka.
À ignorer, et pire, à stigmatiser ces composantes de la société française en parlant « d’assimilation », le débat sur l’identité est piégé : à la recherche d’une essence nationale, il exclut du champ du « national » les formes d’altérité qui sont la marque de notre société mondialisée et de sa constante créolisation.
Ce passé et ses conséquences sont aujourd’hui au cœur du véritable débat. Or, débattre sur « l’identité nationale » a toutes les chances d’aboutir à réifier de nouveau un « roman national » mythique, tout en volant la vedette à une extrême droite chancelante à la veille d’une élection stratégique, à mi-mandat, pour la majorité en place. Signe des temps, il faut maintenant ne plus faire référence au « colonial » : c’est la leçon du semi-échec de 2005 pour les tenants du « statu quo mémoriel » après l’abrogation de l’article 4 par le président Jacques Chirac, un an plus tard. Pour autant, la résonance médiatique de l’opération (qui doit connaître son point d’acmé début février 2010) est en phase avec l’un des discours majeurs de Nicolas Sarkozy lors de la campagne présidentielle de 2007 prononcé à Toulon.
En quelques lignes il donnait le ton de ce que devait être la « France éternelle » : « Le rêve européen a besoin du rêve méditerranéen. Il s’est rétréci quand s’est brisé le rêve qui jeta jadis les chevaliers de toute l’Europe sur les routes de l’Orient [les Croisades], le rêve qui attira vers le sud tant d’empereurs du Saint-Empire et tant de rois de France, le rêve qui fut le rêve de Bonaparte en Égypte, de Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc. Ce rêve qui ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation. Cessons de noircir le passé […]. » Et de conclure : « Je veux leur dire : de quel droit les jugez-vous ? Je veux leur dire : de quel droit demandez-vous aux fils de se repentir des fautes de leurs pères, que souvent leurs pères n’ont commises que dans votre imagination ? […]. » Dans la même perspective, l’initiative sur l’identité nationale du ministre Éric Besson veut faire croire que ceux qui s’attachent à une lecture plus critique du passé colonial seraient des « repentants », et ne seraient pas dignes de participer à la réflexion sur nos mémoires collectives.
Comment réagir face à ce tsunami identitaire lancé par le ministre et appuyé par le Président de la République : y participer selon le cadre posé et accepter la manipulation, refuser de contribuer à ce débat tronqué en période électorale et rester silencieux, recadrer le débat sur les véritables enjeux et entrer en résistance ?
On l’aura compris, nous penchons depuis plus d’un mois vers la seconde option, tant le « débat » est biaisé et joué d’avance (ce qui explique notre silence jusqu’alors). En même temps, le silence et le refus du débat laissent nos concitoyens face à la seule machine gouvernementale, c’est d’ailleurs ce que vient de souligner avec justesse Yves-Charles Zarka dans une tribune publiée par Le Monde sous le titre « Pour en finir avec le piège de l’identité nationale » (le 11 décembre 2009). C’est pourquoi nous n’aurons de cesse, dans les prochains mois, de recentrer la réflexion vers d’autres enjeux et de proposer de façon concrète des outils de compréhension pour les Français. En même temps, nous avons conscience de la saturation relative de l’opinion sur ces questions, du refus de la grande majorité des médias d’aborder cette problématique, et du manque d’intérêt des politiques pour un « débat » qui serait peu électoral. Pour autant, nous avons choisi d’agir, pour aller au-delà du seul appel à l’interdiction du « ministère de l’ambiguïté » ou à l’auto-interdiction de toute prise de parole qui risque de faire croire que nous n’aurions plus rien à dire sur nos « identités » en France.
Dans un premier temps, il faut revenir à l’essentiel et comprendre l’histoire. Il faut faire connaître ce passé colonial/esclavagiste et l’histoire de l’immigration des Suds dans notre pays, dont nos contemporains ignorent presque tout. Cette histoire et ses « apports » (comme le demande le ministre) ne feront plus « débat » lorsque la connaissance aura transcendé les fantasmes. C’est ce que montre, par exemple, l’exposition Générations. Un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins qui vient d’ouvrir à la CNHI, c’est ce que proposent sous forme de comparatisme franco-américain les rencontres à l’ENS autour des « Minorités visibles en politique » ou le coffret de huit livres Un siècle d’immigration des Suds en France. Il faut enseigner, comparer, transmettre et non débattre avant d’avoir acquis un savoir.
Dans un second temps, certains d’entre nous ont pris l’initiative (dès juin 2009) de lancer le 20 janvier 2010 (un an après le mouvement social dans les outre-mers et pour le 50e anniversaire des indépendances africaines) un appel rassemblant une centaine de contributeurs reposant sur des propositions concrètes pour une « République multiculturelle et post-raciale » capable d’être le reflet de nos histoires et de la diversité de notre pays.
Enfin, pour replacer ce débat franco-français dans les enjeux internationaux, une partie d’entre nous, en mars 2010, proposera l’ouvrage Ruptures postcoloniales avec une quarantaine d’auteurs de tous horizons, références dans plus d’une dizaine de pays des questions postcoloniales, pour analyser les mutations de notre temps et expliquer pourquoi les « enjeux identitaires » doivent être appréhendés en même temps « ici » et « ailleurs ». Dans la même perspective, plusieurs ouvrages (dont Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Les immigrés algériens en France ou L’histoire bling-bling), rencontres et colloques ont déjà proposé cette année ou proposeront « d’autres débats » tout au long du premier trimestre 2010, avec pour point d’orgue début février 2010 où des contre-colloques viendront en réponse de celui annoncé par le ministre.
Ces initiatives, parmi beaucoup d’autres, sont les armes de l’intelligence et du savoir, face aux fantasmes et à l’émotion. Nous croyons dans la force de la connaissance pour une autre participation citoyenne au « véritable débat », pour éviter que « le piège du débat consiste à réifier l’identité nationale, à la chosifier, pour la faire passer pour une identité permanente dont on pourrait facilement exclure un certain nombre de gens en raison de la couleur de leur peau, de leur culture, ou de leur religion, ou n’importe quoi d’autre» comme l’écrit le philosophe Yves-Charles Zarka.
Il ne faut donc pas se tromper de perspective. L’identité est faite d’éléments durables et de strates nouvelles, et l’histoire brasse les identités pour en construire d’autres, dans un mouvement permanent. Il faut expliquer aussi que les transformations très rapides de notre pays, ses métissages anciens, font peur et que ces peurs doivent être éclairées et vaincues, et non valorisées et manipulées. Il faut sortir des guerres de mémoire sur le passé colonial, pour enfin entrer dans le temps postcolonial. Il faut valoriser les mémoires autour de l’esclavage parce que c’est notre patrimoine commun. Il faut sortir des faux débats sur le déclin de « l’identité nationale » et de la France, comme si le changement de nos identités collectives n’était que péril et reniement. Il faut lutter contre les diatribes violentes qui ne voient que « communautarisme » ou « repentance » lorsque l’on parle de diversité des origines et des cultures.
Enfin, il faut rappeler que lorsqu’une société a rendu son passé inaudible (colonisation, esclavage…), a marginalisé une partie de ses histoires (immigrations, luttes ouvrières…), a ignoré la diversité de ses mémoires et ses zones d’ombre (par l’absence d’un grand musée de l’esclavage et de la colonisation par exemple), cette même société, incapable d’affronter le réel, ne peut qu’être en crise avec son non-concept d’« identité » au singulier.
Après avoir commémoré la destruction d’un mur à l’Est (1989-2009), il convient d’en abattre un autre : celui de nos imaginaires collectifs qui, à l’égard des populations des Suds ou ultramarines, n’a pas encore été déconstruit. C’est un des enjeux majeurs auxquels notre génération est confrontée et nous devons relever le défi avant que d’autres crises ne traversent nos outre-mers ou nos quartiers. Alors oui, il faut choisir « son » débat et ce n’est pas celui de « l’identité nationale », mais bien celui de la manière dont se construisent nos identités collectives et nos valeurs communes, républicaines, dans la France postcoloniale, cinquante ans après les indépendances africaines.
Le collectif « Pour un véritable débat » :
Nicolas Bancel (historien, université de Lausanne), Esther Benbassa (directrice d’études, EPHE), Pascal Blanchard (historien, laboratoire Communication et Politique CNRS), Florence Bernault (historienne, université du Wisconsin), Ahmed Boubeker (sociologue, université de Metz), Marc Cheb Sun (directeur de la rédaction, Respect mag), Catherine Coquery-Vidrovitch (historienne, professeur émérite de l’université de Paris VII), Didier Daeninckx (écrivain et romancier), François Durpaire (historien, chercheur-associé à l’université Paris I), Yvan Gastaut (historien, université de Nice), Vincent Geisser (sociologue-politologue, IREMAM CNRS), Didier Lapeyronie (sociologue, université de Bordeaux 2), Gilles Manceron (historien, LDH), Achille Mbembe (historien, université de Witwatersrand/Johannesburg), Elikia M’Bokolo (historien, EHESS), Fadila Mehal (présidente des Mariannes de la diversité), Dominic Thomas (historien, université d’UCLA).