Camus et l’Algérie
À la fin de 1957, Camus écrit à Mouloud Feraoun : « Si par-dessus les injustices et les crimes, une communauté franco-arabe a existé, c’est bien celle que nous avons formée, nous autres écrivains algériens, dans l’égalité la plus parfaite. Pour ma part, je ne me suis pas encore résigné à cette séparation. » Cette phrase est citée par Mouloud Feraoun dans le numéro de la revue oranaise Simoun, intitulé Camus l’algérien et consacré en 1960 à Camus qui vient de mourir.
À un moment où, de tous côtés, on tente de « récupérer » Camus, il est bon de rappeler précisément quelle fut sa position par rapport à l’Algérie – au-delà de sa relation viscérale à cette terre dans laquelle il a ses racines, loin de laquelle il s’est toujours senti en exil, et qu’il a chantée d’une manière inoubliable.
Avant la guerre d’Algérie
Quand il arrive à l’âge adulte, dans les années 30, Camus est un homme de gauche, sensibilisé à la situation difficile des Petits-Blancs de Belcourt. Ses engagements le mènent à découvrir l’iniquité de la situation coloniale. En 1935, il adhère au PC sur des positions anti-fascistes ; il le quitte en 1937 quand celui-ci fait passer au second plan la lutte anti-coloniale.
La même année, il est à l’origine du « Manifeste des intellectuels d’Algérie en faveur du projet Viollette », plan qui prévoyait une démocratisation de l’Algérie, fondée sur l’idée d’assimilation, par l’accès d’un certain nombre de musulmans d’Algérie à la citoyenneté française. Malgré sa relative modestie, on mesure, à la violence du rejet qu’il a entraîné (il ne fut même pas discuté au Parlement), l’avancée qu’il représentait, donc le courage politique de ses soutiens. Au moment du déchaînement de la guerre, nombreux sont ceux qui, a posteriori, verront dans l’échec de ce plan une occasion ratée.
En 1939, Camus publie, dans divers journaux, des articles dénonçant la politique de répression contre les nationalistes algériens et l’étouffement de toutes les revendications du PPA (Parti du peuple algérien) ; un historien comme Charles-Robert Ageron en parle comme d’« une voix où la générosité s’alliait à l’intelligence politique ».
Mais ce qui a le plus grand retentissement, c’est la série d’articles qu’il publie en juin 1939 dans Alger républicain sous le titre « Misère de la Kabylie » : onze longs articles, fruit d’une enquête de terrain, qui montrent précisément cette misère, dénoncent le système colonial qui la produit et reconnaissent la justesse des revendications d’une « vie plus indépendante et plus consciente » et des initiatives prises en ce sens par les indigènes. Camus y dit nettement sa honte de ce que la France a fait – et surtout n’a pas fait.
En mai 1945, à la suite des émeutes dans le Constantinois, Camus enquête sur place et publie dans Combat six articles où, contrairement à la majeure partie de la presse française, il dénonce la violence de la répression et affirme la fin inéluctable des « impérialismes occidentaux ». Il prend la défense des nationalistes algériens, modérés comme Fehrat Abbas, ou plus radicaux comme Messali Hadj. « C’est la justice qui sauvera l’Algérie de la haine », conclut-il, mais en vain : ce qui deviendra la guerre d’Algérie est déjà commencé.
Pendant la guerre d’Algérie
Durant les quinze années qui vont de cet immédiat après-guerre à sa mort en 1960, Camus est déchiré par ce qui se passe en Algérie ; il ne cesse de dire sa souffrance (« J’ai mal à l’Algérie »), ses doutes sur la validité de ses propres choix, mais aussi ses certitudes sur les principes (entre autres, sur ce qu’on ne peut en aucune manière légitimer). La nouvelle « L’Hôte » de L’Exil et le royaume (1957), tout en réaffirmant ces valeurs à travers l’instituteur français, Daru, montre bien à quel point Camus est lucide sur les ambiguïtés de toutes les positions, si généreuses soient-elles, dans le contexte de la guerre d’indépendance.
À mesure que la guerre s’aggrave, il pressent que l’éviction des Français d’Algérie se fait inéluctable – et la perspective de cet arrachement le désespère. S’il ne prend pas parti pour l’indépendance, c’est d’abord en pensant aux « petits-blancs » qui ne sont pas des colons, mais servent de boucs émissaires à la mauvaise conscience des Français ; il rappelle constamment la responsabilité collective de la France (profit et culpabilité) dans ce qui se passe en Algérie ; mais il demande aussi aux Français d’Algérie de « reconnaître ce qui est juste dans la cause de [leurs] adversaires ». Par ailleurs, il est de plus en plus méfiant envers le FLN, surtout à partir du moment où se répand le terrorisme de masse ; il craint qu’une tendance fasciste ne s’y développe, fermant tous les espoirs d’une Algérie libre. Il reproche aux intellectuels parisiens de gauche qui soutiennent le FLN d’être inconscients des répercussions de leurs déclarations sur le terrain, voire de les entériner cyniquement.
Ayant constaté l’échec de toute perspective d’intégration, il plaide pour une reconnaissance du « peuple arabe » et prône une solution fédérale : « une Algérie, constituée par des peuplements fédérés, et reliée à la France ». Les « libéraux » d’Algérie défendent les mêmes positions.
Il dénonce sans relâche, comme étant des « crimes », les pratiques de représailles et de torture de l’armée française. Il dénonce tout autant la pratique – et la justification – du terrorisme aveugle par les rebelles. C’est dans ce cadre qu’il faut entendre sa fameuse phrase de Stockholm, au moment de la remise du prix Nobel de littérature (décembre 1957) : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément dans les rues d’Alger, par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice mais je défendrai ma mère avant la justice. »
Devant la montée de la violence, il dénonce avec véhémence en 1955 dans L’Express, la responsabilité de la France qui ne veut pas entendre « les raisons de l’adversaire », et il plaide pour « une trêve civile en Algérie ». En janvier 1956, il lance publiquement, à Alger même, cet appel pour que les deux camps épargnent au moins les civils ; son initiative, discrètement soutenue par le FLN mais violemment dénoncée par les tenants d’une Algérie française, reste vaine.
Il désespère mais s’accroche au moindre espoir de solution ; il meurt en 1960, donc avant la fin de la guerre d’Algérie et l’exode des pieds noirs.
Actes et paroles
Pendant toute cette période, Camus reste en lien avec des militants algériens, en France et en Algérie – même quand ils ne partagent pas ses positions, comme c’est le cas avec Feraoun. Il soutient les initiatives de ceux qui, comme Kessous, plaident pour une « communauté algérienne ». Par ailleurs, des témoignages concordants (Germaine Tillion, Jean Daniel) révèlent qu’à de nombreuses reprises, il intervient directement à l’Elysée pour obtenir la grâce d’indépendantistes condamnés à mort. En 1957, Kateb Yacine s’adresse à lui comme à un « frère ennemi », avec qui il voudrait « remettre en mouvement les ondes de la communication ».
On a souvent parlé du « silence » de Camus pendant la guerre d’Algérie. Il est vrai que son « appel pour une trêve civile » en 1956 a été balayé par les extrémismes, principalement de ceux qui formeront l’OAS, et qu’il est ulcéré par les réactions de la presse française au moment du prix Nobel en 1957 : « la petite phrase » y déchaîne les procès d’intention, et l’ostracisme des intellectuels à son égard est de plus en plus implacable. Il ne croit plus dans la possibilité de se faire entendre dans des interventions directes ou par les journaux ; il n’espère plus que dans le livre, qui permet une lecture plus sereine. Il publie donc, en juin 1958 (juste après les événements d’Alger), un livre-bilan, Chroniques algériennes ; il y rassemble tous ses articles sur l’Algérie, essentiellement « Misère de la Kabylie » (1939), les articles de Combat (1945), de L’Express (1955) ; il accompagne le tout d’un point précis sur sa position en 1958. Son but est de témoigner de la constance de son engagement dans la cause algérienne, mais aussi de montrer la politique de la France en Algérie comme une suite d’occasions ratées et d’échecs par aveuglement politique. Le livre reçoit un accueil très froid quand il n’est pas passé sous silence.
Camus, dès lors, se concentre sur l’écriture du Premier Homme (qu’il a entamée en 1954) : au-delà de son évidente dimension autobiographique, le roman a une dimension politique puisqu’il raconte comment, en 1953, alors que la guerre d’Algérie est tout près de se déchaîner, un homme remonte l’histoire de l’Algérie jusqu’aux débuts de la colonisation en 1830 pour retrouver la communauté dans laquelle son père – et lui-même, bien qu’il l’ait oblitéré jusque là – ont leurs racines. « La chronique des deux générations explique le drame actuel », écrit Camus dans les « Annexes ». Jacques Cormery prend conscience de son appartenance au peuple des petits blancs d’Algérie (ceux que, bientôt, on va appeler « pieds-noirs »), descendant des migrants venus de Paris en 1848, et qui va devoir quitter l’Algérie. Il ne plaide pas pour le maintien du système colonial mais pour une coexistence pacifiée des deux communautés sur la terre d’Algérie, dans une justice instaurée par la redistribution des terres – rêve figuré au premier chapitre du roman par la naissance de l’enfant sous le signe de l’harmonie raciale : sa mère européenne est aidée dans son accouchement par une femme arabe, tandis qu’au dehors son père européen s’abrite de la pluie sous le même sac qu’un vieil Arabe. La littérature peut dire ce qu’une parole directe ne peut plus faire entendre.
Que penser ?
La position de Camus sur l’Algérie a été complexe parce que ses liens avec son pays de naissance étaient multiformes. Mais cette position est devenue plus audible aujourd’hui, et on peut en reconnaître la justesse.
Même sans prendre le parti de l’indépendance de l’Algérie, il a été fermement anticolonialiste ; et il a rêvé que le mouvement historique de décolonisation puisse revêtir des formes non-violentes. Il a pressenti les dangers d’un pouvoir aux mains du FLN ; l’histoire de l’Algérie après l’indépendance a confirmé quelques-unes de ses pires craintes. Il a ardemment espéré la coexistence de deux peuples sur une même terre ; c’est une utopie plus actuelle que jamais, une utopie qui trouve parfois sa réalisation.
Les principes qui, selon lui, doivent gouverner les rapports politiques ont valeur universelle : il faut toujours tenter de comprendre les raisons de l’adversaire – et, en tout cas, toujours le respecter en tant qu’homme ; si la violence est parfois inévitable, elle n’est jamais justifiable ; mieux vaut une pensée politique « modeste » plutôt qu’un idéal qui, transformé en absolu, sous-tend des révolutions mortifères ; il faut se révolter sans devenir inhumain.
Sa « pensée de midi », pensée tragique de la tension maintenue entre deux extrêmes aussi inacceptables l’un que l’autre, peut sous-tendre la réflexion sur certaines situations contemporaines – et interdit toute récupération par tel ou tel « camp ». Camus a été un penseur libre ; ce qu’il nous dit traverserait même les murs du Panthéon et fait exploser toute pensée satisfaite et haineuse.
Paris le 22 novembre 2009