Conférence prononcée à la Martinique le 31 mai 2025 et publiée dans un Blog de Mediapart le 5 juin.
Adam Shatz est rédacteur de la London Review of Books pour les États-Unis et l’auteur de Frantz Fanon, une vie en révolutions (La Découverte, 2024), paru ensuite en poche. Dans le cadre du colloque scientifique international sur Frantz Fanon « Guerrier Silex », qui s’est tenu le 31 mai à l’Hôtel Karibea de Sainte-Luce, dans le sud de la Martinique, il a présenté une conférence sur l’héritage de Frantz Fanon. Organisé par l’association First Caraïbes, dirigé par le psychiatre et militant Aimé Charles-Nicolas, cet événement a rendu hommage à l’œuvre et à la pensée de Fanon et a été l’occasion pour Adam Shatz de revenir sur le rapport complexe de Frantz Fanon à la violence et sur son universalisme.
Je voudrais commencer par remercier Aimé Charles-Nicolas et les organisateurs de cette conférence de m’avoir invité à participer à cet événement historique. Il est particulièrement exaltant pour moi de me trouver en Martinique, dans un lieu où Fanon a grandi et qui a eu une influence profonde sur son imagination et sur sa pensée – un lieu qui, comme vous le savez sans doute, l’a hanté jusqu’à la fin d’une existence tragiquement écourtée, ce d’autant plus qu’il n’a jamais pu y retourner une fois qu’il a rejoint la lutte pour la libération nationale de l’Algérie.
Lorsque j’ai commencé à travailler sur ma biographie de Fanon, je connaissais déjà ses racines martiniquaises, sa dette envers Aimé Césaire et son influence sur les écrits d’auteurs comme Edouard Glissant ou Patrick Chamoiseau. Mais ce n’est qu’à l’occasion de mes recherches que j’ai pris conscience de l’extraordinaire richesse et de la créativité de la tradition intellectuelle et poétique de la Martinique, qui imprègne tous les écrits de Fanon, et pas seulement Peau noire, masques blancs. Si Fanon a fini par s’identifier publiquement comme un Algérien, il est resté profondément attaché à la Martinique, et seul un Antillais aurait pu écrire Les Damnés de la terre, qui dépeint la société coloniale à travers le prisme des sociétés de plantation du Nouveau Monde.
Donc, encore une fois, un grand merci : je suis très reconnaissant d’être accueilli par vous ici.
On m’a demandé de parler de « Gaza à la lumière de Fanon ». Avant d’aborder ce sujet, j’aimerais inverser le titre proposé et parler de « Fanon à la lumière de Gaza », car la lecture qu’on peut faire aujourd’hui de cet auteur est forcément surdéterminée par les événements du 7 octobre et leurs conséquences.
Lorsque j’ai achevé la version anglaise de ce livre pendant l’hiver 2022, je m’attendais plutôt à ce qu’il soit lu à travers le prisme de la vague de manifestations contre l’assassinat de George Floyd par la police de Minneapolis un an et demi auparavant, ainsi que du débat que ce mouvement de protestation avait suscité autour des questions d’identité raciale et de l’expérience d’être noir sous la domination blanche. Mais ce contexte herméneutique a connu une métamorphose dramatique le 7 octobre 2023, lorsque des combattants du mouvement islamiste Hamas et d’autres factions palestiniennes ont franchi la frontière sud d’Israël, tuant près de 400 soldats et plus de 700 civils israéliens, et repartant avec 250 otages entre leurs mains. En quelques jours, Fanon a été tour à tour célébré et vilipendé sur les médias sociaux comme l’inspirateur intellectuel de l’attaque dite du « déluge d’Al-Aqsa », faisant ainsi l’objet d’un curieux consensus entre la gauche décoloniale et la droite sioniste. Dans un article intitulé « Vengeful Pathologies » paru dans la London Review of Books début novembre 2023 et traduit en français – sous le titre « Pathologies de la vengeance » – par le site Orient XXI, j’ai essayé de compliquer cette lecture, qui remonte à la célèbre préface de Sartre pour Les Damnés de la Terre. Lorsque mon livre est paru deux mois plus tard, j’ai été attaqué simultanément sur deux fronts : par les conservateurs pro-israéliens, qui m’accusaient de normaliser la croyance de Fanon en la violence, et par certains secteurs de la gauche radicale, qui me reprochaient de tenter de la neutraliser.
Le rapport de Fanon à la violence
De l’avis de mes critiques, j’avais commis l’erreur impardonnable de vouloir injecter un peu de nuance dans le rapport de Fanon à la violence. Cette perception du révolutionnaire martiniquais comme incarnation d’une vision purificatrice et presque extatique de la violence anticoloniale évoque à mes yeux les observations de Fanon lui-même sur l’image de l’homme noir en Occident. Dans Peau noire, masques blancs, il écrit que le Noir est censé représenter tout ce qui relève de l’instinct biologique et des pulsions érotiques et violentes que les Blancs – et d’autres – préfèrent désavouer en eux-mêmes. Il n’est donc pas étonnant que Fanon continue d’être perçu comme un champion de la violence aveugle et absolue. Les écrits et la personnalité du psychiatre antillais ne sont dès lors qu’un écran sur lequel aussi bien les fanoniens que les anti-fanoniens projettent leurs peurs et leurs fantasmes. Or, fait remarquable en ce qui concerne le conflit israéolo-palestinien, Fanon a été symboliquement enrôlé comme combattant et guide idéologique d’une lutte sur laquelle il n’a jamais écrit un seul mot.
Certes, les passages de Fanon susceptibles d’être cités à l’appui de ce type d’arguments en faveur de la violence ne manquent pas. Il est exact que Fanon était partisan de la lutte armée : dans son esprit, la décolonisation était un processus intrinsèquement violent, et la violence était indispensable non seulement pour renverser le colonialisme, mais aussi pour surmonter la léthargie, l’impuissance et le fatalisme qu’il avait induits chez les colonisés. Il était hanté par l’idée que, si la Martinique et d’autres îles des Antilles n’avaient pas réussi à conquérir une liberté authentique, c’est parce qu’elles n’avaient jamais mené une véritable lutte contre leurs oppresseurs, contrairement au peuple haïtien. En réalité, la Martinique avait elle aussi connu ses révoltes d’esclaves, mais Fanon n’était pas familier de cette histoire, en partie à cause des lacunes et des silences de l’historiographie coloniale française. Ce sentiment obsédant d’un échec martiniquais a profondément marqué sa réflexion sur la révolution anticoloniale. Dans Les Damnés de la terre, comme l’a souligné Jean Khalfa, Fanon semble non seulement analyser la violence de la lutte anticoloniale, mais aussi en tirer une certaine jouissance, la présentant comme une sorte de nécessaire thérapie de choc. À mesure que la répression de la révolte algérienne par la France se faisait plus brutale et se traduisait par l’éradication de villages entiers, l’utilisation systématique de la torture et la disparition de milliers de personnes suspectes de sympathiser avec le FLN, Fanon manifestait de plus en plus son soutien aux attentats à la bombe et aux actions armées visant les civils. Il déclare même à un moment donné que tout Français présent sur le sol algérien est coupable, et constitue donc, apparemment, une cible légitime. Notons qu’il s’agit d’un raisonnement que certains de ses propres camarades au sein du FLN rejetaient.
En même temps, Fanon était manifestement perturbé par la violence, et pas seulement par celle du colonisateur. On perçoit son désarroi à ce sujet dans L’An V de la révolution algérienne, où il déplore la « brutalité presque physiologique » dont font preuve certains rebelles, et, surtout, dans le dernier chapitre des Damnés de la terre, intitulé « Guerre coloniale et troubles mentaux ». Il y évoque le meurtre d’un adolescent européen par deux de ses camarades algériens, ainsi que les troubles post-traumatiques dont souffrent les soldats rebelles ayant commis des crimes de guerre. Dans sa reconstitution poignante de la rencontre entre Fanon et Sartre à Rome en 1961, Simone de Beauvoir décrit un homme hanté par la violence dont il a été témoin et terrifié à l’idée de celle qu’il anticipait. Il se reprochait la mort de son mentor, le dirigeant nationaliste Abane Ramdane, assassiné par ses propres camarades au Maroc, et prédisait qu’au lendemain de l’indépendance, les règlements de compte et les accusations de trahison risquaient de provoquer un bain de sang. Par conséquent, pour pouvoir présenter Fanon comme un partisan inconditionnel de la violence, il faut en faire une lecture très sélective.
Ce que Fanon aurait pu dire au sujet de la Palestine
On ne peut que spéculer sur ce qu’il aurait pu dire au sujet de la Palestine. Il fait allusion dans Les Damnés de la terre aux réparations allemandes accordées à l’État juif après la guerre, mais ne mentionne jamais la Nakba, ni le sionisme, ni le colonialisme de peuplement qui est au fondement de l’existence d’Israël. S’il avait vécu assez longtemps pour voir la guerre des Six Jours en 1967 et assister à l’émergence de ce pays en tant que puissance occupante, il n’aurait sans doute pas manqué d’aborder la question. Dans le monde intellectuel francophone, ses contemporains ont réagi à la question palestinienne de manière assez diverse. Claude Lanzmann, sioniste convaincu, n’a pas hésité à faire un usage assez pervers des thèmes fanoniens en célébrant le culte de la force prôné par Israël et en présentant Tsahal comme l’armée de libération nationale du peuple juif. Sartre, à qui sa visite de l’État juif à la veille de la guerre de 1967 avait laissé un goût plutôt amer, oscillait entre une défense embarrassée des Israéliens et des expressions sporadiques de soutien à la lutte armée des Palestiniens. Des historiens militants comme Pierre Vidal-Naquet et Mohammed Harbi se sont vigoureusement opposés à l’occupation et à l’expansionnisme brutal d’Israël et invoquaient une solution qui permettrait aux Arabes palestiniens et aux Juifs israéliens d’affirmer leur identité nationale tout en partageant équitablement la terre. Jacques Vergès, avocat du FLN pendant la guerre d’indépendance algérienne, s’alignait sur les positions du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et d’autres groupes armés qui prônaient une décolonisation totale et violente, laissant planer l’incertitude sur l’existence des Juifs en Israël-Palestine. Par ailleurs, à la fin des années 1960, les organisations de la résistance palestinienne, du Fatah au FPLP en passant par le Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP), ont de fait « palestinisé » Fanon en adoptant ses thèses et en distribuant des traductions des Damnés de la terre dans les camps d’entraînement de fedayines en Jordanie, au Liban et en Syrie.
Le sionisme : à la fois une forme de colonialisme et un projet national émancipateur ?
Il est presque impossible d’imaginer Fanon se rangeant du côté de Lanzmann, mais aurait-il suivi les traces de Harbi et de Vidal-Naquet, ou bien celles de Vergès et du FPLP ? On peut défendre aussi bien l’une ou l’autre de ces hypothèses, car nous l’avons vu, les opinions de Fanon sur la violence étaient complexes et parfois contradictoires. En outre, nous ne savons pas ce qu’il aurait pensé de la version spécifique du colonialisme de peuplement propre au sionisme, compte tenu de la Shoah et des liens ancestraux des Juifs avec la Palestine. Tout comme Sartre, il soutenait les mouvements de libération nationale dans le monde arabe, mais avait de nombreux amis juifs et connaissait parfaitement l’histoire de l’antisémitisme en Europe. Aurait-il considéré le sionisme comme l’expression idéologique d’un simplement mouvement de conquête coloniale, et donc un phénomène à combattre avec les mêmes moyens qu’en Algérie, ou bien à la fois comme une forme de colonialisme et un projet national, exigeant dès lors des stratégies de résistance différentes ? Et ne devait-on pas considérer les Juifs israéliens comme différents des pieds noirs ?
Là encore, il est impossible de trancher, et l’œuvre de Fanon se prête à différentes lectures de ces questions. Dans L’An V de la révolution algérienne, il envisage un avenir dans lequel les Européens ayant embrassé la lutte pour l’indépendance seraient considérés comme des Algériens et vivraient aux côtés des musulmans sur un pied d’égalité ; mais à d’autres moments, il semble avoir une vision plus pessimiste des possibilités de coexistence. Autrement dit, invoquer le nom de Fanon à propos du 7 octobre et de Gaza, c’est ouvrir le débat, mais certainement pas le résoudre. Je ne pense pas qu’il faille s’en plaindre. Fanon ne demandait pas à ses aînés – ou aux auteurs qui l’ont précédé – de lui apporter des réponses toutes faites. Pourquoi nous comporter différemment ? C’est à nous qu’il revient de décider comment nous pouvons appliquer ses idées à la Palestine, en effectuant un véritable « saut » interprétatif – ou plutôt, un saut qui, je cite, « consiste à introduire l’invention dans l’existence ». Il ne s’agit donc pas de suivre servilement la lettre de ses écrits, mais d’être fidèle à l’esprit de son humanisme radical : comment mettre ses analyses au service des opprimés, de la liberté et de ce qu’il appelait la « désaliénation ».
Les parallèles entre le conflit israélo-palestinien aujourd’hui et l’Algérie du milieu des années 1950 n’auraient certainement pas échappé à Fanon. Tout comme l’Algérie française, Israël est fondé sur les ruines d’une autre société ; ses efforts incessants pour coloniser la terre et déposséder la population indigène se sont accélérés au cours des dernières années et ont été marqués par une brutalité croissante. Bien que les colonies israéliennes de Gaza ait été démantelées il y a près de 20 ans, le territoire est resté sous le contrôle et la surveillance étroite de l’État juif. Depuis 2007, la bande de Gaza est soumise à un blocus punitif dont on ne voit pas la fin. Jusqu’au 7 octobre, les Israéliens pensaient l’avoir neutralisée, instaurant même un partenariat tacite avec le Hamas, dont les dirigeants à Doha recevaient des millions de dollars transportés par les valises du gouvernement de Benjamin Netanyahou. Il y régnait un calme inquiétant, le calme de la « pacification », qu’Israël confondait avec la paix tout en cherchant à négocier des accords avec les dirigeants des États du Golfe.
Le 7 octobre 2023 et le soulèvement de Philippeville en 1955
Le 7 octobre, cette illusion de paix imposée par les conquérante a été brisée. Le « déluge d’Al-Aqsa » est une offensive traumatisante qui a brisé le sentiment d’invincibilité d’Israël et qui rappelle de manière frappante le soulèvement de Philippeville en 1955, « point de non-retour » de la guerre franco-algérienne, selon la formule de Fanon. Dans les deux cas, les actes de résistance légitime visant des soldats étaient mêlés à d’horribles crimes de guerre, dont des massacres sommaires de civils. On ne peut pas savoir si Fanon aurait établi de telles distinctions, mais ses écrits nous permettent de mieux comprendre pourquoi le 7 octobre s’est produit et pourquoi il a pris cette forme-là. L’auteur des Damnés de la terre n’a jamais manqué de le souligner : la violence anticoloniale est une contre-violence ; elle répond à la violence bien plus grande qui émane du système colonial et le définit. Et elle se manifeste partout où le système colonial a rendu le dialogue impossible. Fin 2023, ce n’était pas seulement le Hamas, mais le mouvement palestinien tout entier, qui se trouvait dans une impasse stratégique, incapable d’obtenir des concessions de la part d’Israël et courant le risque d’être complètement oublié par la communauté internationale. Le 7 octobre n’est pas sorti de nulle part.
L’œuvre de Fanon nous aide aussi à comprendre les pulsions les plus obscures qui ont animé le massacre de centaines d’habitants de kibboutz et de participants à une rave party. « Le colonisé, écrit-il, est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur. » Le 7 octobre, ce rêve s’est réalisé pour ceux qui ont franchi la frontière sud d’Israël : les Israéliens allaient enfin éprouver le sentiment d’impuissance et de terreur que les Gazaouis avaient connu toute leur vie. En tant que psychiatre, Fanon n’aurait d’ailleurs eu aucun mal à comprendre pourquoi les Palestiniens ont pris les armes contre ceux qui les avaient dépossédés des terres de leurs ancêtres, imposé un blocus punitif à Gaza et bombardé leurs domiciles en faisant des dizaines de milliers de morts. Il était logique, expliquait-il, que « [celui] à qui on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force, décide de s’exprimer par la force ». Il n’aurait pas non plus été étonné par le spectacle de la jubilation des Palestiniens face au 7 octobre, ni par les dénégations du Hamas quant au massacre intentionnel de civils perpetrés par ses miliciens – pas plus qu’il n’aurait été surpris par la machine de propagande israélienne qui, insatisfaite des crimes réels du Hamas, a diffusé des récits mêlant faits vérifiés et mensonges, comme la décapitation de bébés et le viol systématique de femmes. Dans une guerre coloniale, insistait-il, « le bien est tout simplement ce qui leur fait du mal ».
Le langage des dirigeants israéliens est ouvertement raciste et génocidaire
Après le 7 octobre, on a surtout invoqué Fanon en rapport avec la question de la lutte armée. Mais son œuvre apporte également un éclairage majeur sur l’impitoyable guerre de répression menée par Israël. Déterminée à surmonter son humiliation par le Hamas, l’armée israélienne a poursuivi une campagne de bombardements massifs, de nettoyage ethnique et d’organisation de la famine. Cette guerre contre les civils constitue clairement un génocide, selon les experts des droits humains et certains des plus éminents historiens de la Shoah, dont les Israéliens Omer Bartov et Amos Goldberg. Tsahal a tué plus de 54 000 Palestiniens à Gaza, déplacé la quasi-totalité de la population et détruit la plupart des bâtiments résidentiels, ainsi que toutes les universités et tous les hôpitaux. Elle a également étendu la guerre au Liban et occupé des régions de la Syrie. La violence d’Israël a revêtu en outre un caractère grotesquement exhibitionniste, à l’instar de la violence coloniale décrite par Fanon : elle vise à affirmer purement et simplement la domination tout autant qu’à atteindre un quelconque objectif politique. Et le langage des dirigeants israéliens est ouvertement raciste et génocidaire. « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence », expliquait l’ancien ministre de la Défense israélien Yoav Gallant, confirmant ainsi l’observation de Fanon selon laquelle « le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique [et] se réfère constamment au bestiaire ». Un membre de la Knesset a récemment suggéré qu’il fallait séparer les hommes de Gaza des femmes et des enfants et les tuer tous. Ce type de déclarations revient fréquemment en Israël, et sans aucune retenue.
Je ne pense pas que Fanon aurait été surpris de la rapidité avec laquelle l’offensive d’Israël s’est pratiquement transformée en guerre d’annihilation. Comme le mentor de ses années de jeunesse, Aimé Césaire, il avait compris que la violence fasciste avait un lien intime avec l’histoire de la conquête coloniale et que les guerres de répression coloniale acquéraient souvent le caractère d’un authentique génocide. Israël n’échappe pas à ce schéma. Si les milieux intellectuels et politiques des pays du Nord ont pour l’essentiel soutenu l’État juif, c’est aux pays du Sud – notamment l’Afrique du Sud post-apartheid –, forts de leur propre expérience de la domination raciale et coloniale, qu’a incombé la tâche de demander des comptes à Israël. Depuis la guerre de Gaza, le monde semble presque aussi « coupé en deux » qu’il l’était sous les yeux de Fanon à l’époque de la guerre d’Algérie.
Le soutien aux droits des Palestiniens est faussement assimilé à de l’antisémitisme
Une dimension cruciale de la guerre de Gaza et du conflit dans lequel elle s’inscrit est le racisme – un thème auquel Fanon a consacré encore plus d’attention que la violence. Depuis le début de l’offensive israélienne, on assiste en Occident à une explosion de racisme contre les Palestiniens, et le soutien aux droits de ces derniers, faussement assimilé à de l’antisémitisme, y est de plus en plus souvent criminalisé. Aux États-Unis, s’exprimer au nom de la Palestine peut vous conduire en prison ou à l’expulsion du territoire, même si vous avez un permis de séjour permanent. Fanon connaissait la flexibilité et la créativité du racisme, qui ne cesse d’inventer de nouvelles cibles, Juifs, Noirs, Arabes ou autres. Dans l’imaginaire anti-palestinien, les Arabes de Palestie ne représentent pas seulement la barbarie, il ne sont pas simplement les ennemis existentiels de la civilisation « judéo-chrétienne », mais ils constituent une dangereuse cinquième colonne, comme l’étaient les Juifs en Europe. Apatrides, antagonistes des descendants des victimes de l’Europe, ils n’ont apparemment pas le « droit d’avoir des droits », ce qui est d’après Hannah Arendt la condition préalable pour être considéré comme un être humain à part entière. La déshumanisation des Palestiniens est allée de pair avec la guerre génocidaire contre Gaza, mais aussi avec l’offensive plus sournoise mais tout aussi conséquente menées en Occident contre les immigrés, en particulier les immigrés musulmans – et contre la démocratie elle-même.
Dans Les Damnés de la terre, Fanon prédisait que l’« héritage humain de la France en Algérie » serait « toute une génération d’Algériens, baignée dans l’homicide gratuit et collectif gratuit avec les conséquences psychoaffectives que cela entraîne ». On peut appliquer la même logique à l’héritage d’Israël en Palestine. Mais avec une différence essentielle : à l’époque où Fanon rédigeait son manifeste tiers-mondiste, la décolonisation et l’indépendance de l’Algérie étaient pratiquement inévitables. Les Algériens étaient en train de gagner. Si l’attaque du 7 octobre a obligé le reste le monde à porter de nouveau son regard sur la Palestine, il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus. Les Gazaouis continuent à être harcelés et bombardés et leur agonie est tournée en dérision par des discours obscènes sur la transformation de la bande de Gaza en nouvelle Côte d’Azur débarrassée de ses habitants. De leur côté, les habitants de la Cisjordanie sont confrontés à une campagne brutale de « gazafication » menée par l’armée israélienne. Les menaces existentielles qui pèsent sur les Palestiniens ne concernent pas seulement leur survie en tant que peuple, mais aussi leur simple survie physique sur le sol qu’ils habitent.
Comment résister, avec Fanon pour boussole ?
Comment résister ? En dernière instance, c’est aux Palestiniens eux-mêmes qu’il convient de répondre à cette question. Ce n’est pas à nous d’en décider, et encore moins de les mettre sur la sellette en n’acceptant d’écouter que ceux qui condamnent le 7 octobre. À essayer de réduire au silence ceux d’entre eux qui estiment que le « déluge d’Al-Aqsa » était un acte de résistance nécessaire, on n’aboutira qu’à décourager le débat qui se développe actuellement au sein du peuple palestinien. C’est le cas en particulier à Gaza, où la colère de la population est générale face à la décision du Hamas de lancer une attaque qui a fourni à Israël le prétexte pour commettre un génocide et transformé son territoire en gigantesque chantier de démolition. Les Palestiniens n’ont pas besoin qu’on les sermonne, ce serait arrogant de notre part. Pour autant, ce n’est pas une raison pour renoncer à la lucidité intellectuelle et morale – ou pour chanter les louanges du Hamas, une organisation dont la conception de la lutte pour la libération laisse beaucoup à désirer, c’est le moins que l’on puisse dire. Dans le même esprit, on peut citer un passage souvent négligé des Damnés de la terre dans lequel Fanon explique que « le racisme, la haine, le ressentiment, “le désir légitime de vengeance” ne peuvent alimenter une guerre de libération. […] Il est vrai que les interminables exactions des forces colonialistes réintroduisent les éléments émotionnels dans la lutte, donnent au militant de nouveaux motifs de haine, de nouvelles raisons de partir à la recherche du “colon à abattre”. Mais le dirigeant se rend compte jour après jour que la haine ne saurait constituer un programme ».
Pour Fanon, la décolonisation concernait non seulement les musulmans, voués à s’émanciper du joug de l’oppression coloniale, mais aussi les membres de la minorité européenne et les Juifs (eux-mêmes issus d’une communauté indigène de l’Algérie précoloniale) qui se montraient prêts à se joindre à la lutte pour la libération. Dans L’An V de la révolution algérienne, il rendait hommage aux non-musulmans d’Algérie qui, aux côtés de leurs camarades musulmans, envisageaient un futur dans lequel l’identité et la citoyenneté algériennes seraient définies par des idéaux communs, et pas par la religion ou l’appartenance ethnique. Les identités respectives du « colon » et de l’« indigène » – tout comme celles du « Noir » et du « Blanc » – n’étaient pas pour lui des essences immuables mais des créations d’un système oppressif ; elles disparaitraient une fois que ce système serait démantelé. Au lendemain de l’indépendance, le colonisé découvrirait « l’homme derrière le colonisateur », et inversement.
Fanon était un homme d’idéaux, pas un homme de violence. Il imaginait un monde rebâti à neuf par la décolonisation et la révolution sociale, un monde dans lequel les hommes et les femmes opprimés, les sujets racialisés de l’empire occidental, pourraient déterminer leur propre existence dans la liberté et la souveraineté. Mais il nous rappelle constamment que la seule affirmation de beaux idéaux et l’exaltation de notre humanité commune ne suffiront pas à nous mener à la terre promise. La liberté exige la lutte, et la lutte se caractérise rarement par son décorum ou sa courtoisie – elle est même parfois « désordre absolu », selon ses propres termes. Cela ne signifie pas pour autant que la médecine choisie par le docteur Fanon, à savoir la thérapie de choc de la violence, soit toujours le principal remède à un ordre oppressif, et encore moins le seul. Comme l’illustre son propre parcours et celui de la révolution algérienne, un recours excessif à la violence peut avoir pour conséquence de mettre en péril les idéaux mêmes au nom desquels on combat, et conduire à de nouvelles formes d’oppression et de domination brutale. Il existe d’ailleurs des situations dans lesquelles d’autres formes de confrontation et de mobilisation populaire sont plus efficaces, pour des raisons pragmatiques autant que morales. Fanon lui-même défendait cette idée dans Peau noire, masques blancs, où il décrit avec admiration il décrit avec admiration les tactiques de la phase initiale du mouvement des droits civiques à la fin des années 1940 et au début des années 1950 aux États-Unis. Mais il n’existe pas de circonstance où le pouvoir, un pouvoir injuste, cède sans combattre, quel que soit le choix des armes.
Dans mon livre, je décris le sentiment d’exaltation éprouvé par Fanon face à l’attitude combative du peuple algérien. Mais ce que Fanon admirait chez les Algériens, ce n’était pas tant l’usage des mitrailleuses et des bombes que ce qui sous-tendait leur résistance : la dignité, l’esprit de sacrifice, le refus d’être déracinés, l’attachement à leur culture et la détermination à se constituer en nation – soit cela même que les Palestiniens désignent depuis des décennies du nom de « sumud », qui exprime la fermeté inébranlable dans la résilience. Dans les manifestations de solidarité organisées sur les campus étatsuniens, on a entendu scander le slogan « Nous sommes tous palestiniens », une expression de solidarité et d’identification imaginaire sans doute hyperbolique, mais que Fanon aurait certainement apprécié. Circulant à travers le campement de solidarité de Bard College, l’établissement où j’enseigne, j’ai croisé plus d’une étudiante ou d’un étudiant plongés dans les pages des Damnés de la terre. Qu’en aurait pensé Fanon ? Aurait-il été flatté de constater l’actualité de son livre, ou plutôt désemparé de constater qu’il était malheureusement toujours aussi pertinent ? « Je n’arrive point armé de vérité décisives », affirmait-il avec force dans Peau noire, masques blancs. Nul doute que son vœu le plus cher aurait été de voir son message de lutte et d’intransigeance rendu obsolète par l’avènement d’un monde plus juste et d’une nouvelle humanité.
Dans notre combat pour que ce monde advienne, et dans l’attente du jour où la Palestine sera libre, les idées stimulantes et souvent perturbantes de Fanon resteront pour nous une boussole irremplaçable.