4 000 articles et documents

Édition du 15 au 30 juin 2025

Gaza : deux tribunes, l’une d’historiens, l’autre d’avocats, dénoncent l’aveuglement coupable des gouvernants français face au génocide en cours

Les politiques mémorielles ont produit une fuite devant le présent et face aux réalités et une propension à l’aveuglement. Ce n'est pas aux historiens de qualifier, plus tard, « en temps voulu », le génocide. La qualification de génocide ne leur appartient pas exclusivement, elle s'impose à tous aujourd'hui.

Paris, le 17 mai 2025

Dix historiens et historiennes ont publié le 6 juin 2025 dans Le Monde une tribune mettant en perspective « l’aveuglement volontaire » devant la réalité des crimes israéliens en cours à Gaza et critiquant les propos du président français selon lesquels ce serait « aux historiens » de les qualifier ou non, et « en temps voulu », de crime de génocide. Dans L’Humanité du 8 juin, plus de 1 300 avocats et avocates interpellent Emmanuel Macron et mettent en cause son inaction coupable dans une tribune que nous publions également ci-dessous.


« Le silence sur Gaza met à nu de façon dramatique un point aveugle de nos cultures mémorielles »

Source

Les politiques de mémoire, censées immuniser nos sociétés contre le risque de crimes de masse et de génocides, sont en crise, estime un collectif d’historiens dans une tribune au « Monde ». Ils soulignent que la qualification ou non de génocide, qui « n’appartient pas exclusivement aux historiens », n’ôte rien à « l’urgence d’une action politique ici et maintenant ».

Naguère « champions du monde des crimes de masse », les Allemands pouvaient, jusqu’au 7 octobre 2023, se targuer d’être les « champions du monde de la commémoration », selon l’historien de la Shoah Götz Aly. Sont-ils désormais, face à Gaza, champions de l’aveuglement volontaire ?

Alors que le but proclamé de la culture mémorielle allemande reste, après Theodor W. Adorno (1903-1969) et son essai Eduquer après Auschwitz (1966), de façonner des citoyens éclairés, gardiens de la démocratie, garants du « plus jamais ça », il aura fallu de nombreux mois pour qu’enfin le chancelier Friedrich Merz semble, selon le journal Der Tagesspiegel du 27 mai, « découvrir la réalité » et tienne des propos « étonnamment clairs sur Gaza », quoique limités à des paroles sans actes.

Ce décalage avec le modèle mémoriel affiché n’est pas réservé à l’Allemagne. En France, où le « devoir de mémoire » constitue un véritable mantra politique et scolaire depuis les années 1980-2000, le président Emmanuel Macron, pourtant formé par Paul Ricœur (1913-2005) et sa quête d’une « juste mémoire », s’enhardit enfin à critiquer les actes « honteux » du gouvernement d’extrême droite de Benyamin Nétanyahou.

L’euphémisme demeure cependant de règle pour désigner comme « drame » des crimes dont le caractère génocidaire apparaît chaque jour plus manifeste, en renvoyant aux historiens le soin de qualifier, « en temps voulu », ces crimes abondamment documentés, malgré le blocus israélien. Plusieurs historiens israéliens spécialistes de la Shoah, tels Omer Bartov, Amos Goldberg et Daniel Blatman, ont déjà qualifié de génocide la situation des Palestiniens de Gaza.

Face à l’insuffisance criante des réactions européennes – à de notoires exceptions en Espagne, Irlande, Norvège et Slovénie –, nous, historiennes et historiens, nous interrogeons sur ce que peuvent ou non les politiques de mémoire, et sur ce qu’elles ont produit aussi, à savoir un certain conformisme, une propension à l’aveuglement et à l’autocensure, des instrumentalisations politiques à l’intérieur comme à l’international.

Depuis les années 1980-1990, les sociétés européennes ont peu ou prou admis leur responsabilité dans l’extermination des juifs d’Europe. Des politiques mémorielles se sont mises en place, notamment en matière d’éducation et de transmission. Reconnaissances officielles et place croissante de la Shoah dans les programmes scolaires ont modifié en profondeur les récits nationaux. En témoignent le discours du président Jacques Chirac au Vel’d’Hiv de juillet 1995, celui du président polonais Aleksander Kwasniewski à Jedwabne [Pologne] en 2001, l’inauguration du Mémorial de l’Holocauste à Berlin en 2005.

Les pays européens ont été les premiers à s’engager, en 1998, dans l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, dans le but d’internationaliser la mémoire de la Shoah au nom de la prévention des crimes de masse. Au tournant des années 1990-2000, ce processus de mondialisation et d’universalisation a conduit l’Union européenne (UE) à faire du 27 janvier, date de l’ouverture du camp d’Auschwitz, la Journée de la mémoire de l’Holocauste et de prévention des crimes contre l’humanité. La mémoire de la Shoah s’impose alors comme une composante essentielle du nouveau récit de l’UE et un critère d’entrée pour les candidats à l’adhésion.

Le point aveugle de nos cultures mémorielles

Depuis 1948, la mémoire de la Shoah a aussi conduit plusieurs Etats à entretenir une relation spécifique avec Israël, pour des raisons historiques fort compréhensibles. Ici encore, le cas allemand est emblématique, marqué par la volonté de rachat devant l’opinion internationale qui guide Konrad Adenauer (1876-1967) et sa politique de réparation jusqu’à l’affirmation solennelle, par la chancelière Angela Merkel en 2008 devant la Knesset, que la « sécurité d’Israël fait partie de la raison d’Etat allemande ». Le lien post-Shoah germano-israélien, d’autant plus puissant qu’il est pour ainsi dire naturalisé, n’en repose pas moins sur un biais dénoncé par l’écrivain israélien Tomer Dotan-Dreyfus : « L’Allemagne n’a pas de responsabilité particulière à l’égard de l’Etat d’Israël. L’Allemagne a déporté les juifs, pas les Israéliens. »

Alors que les livraisons d’armes à Israël se poursuivent, et que l’UE n’a pas rompu ses accords commerciaux avec le gouvernement Nétanyahou, le silence sur Gaza met à nu de façon dramatique un point aveugle de nos cultures mémorielles, censées nous immuniser ou au moins nous sensibiliser contre le risque de crimes de masse et de génocides, où qu’ils se produisent et quels qu’en soient les auteurs.

Personnellement et, pour certains, professionnellement engagés dans la lutte contre l’antisémitisme, nous savons que l’antisionisme peut cacher de l’antisémitisme, et la haine envers les juifs conduire à la négation du droit d’Israël à exister. Nous voyons avec consternation l’amalgame s’opérer entre ce gouvernement israélien pris dans sa spirale criminelle et le simple fait d’être juif où que ce soit dans le monde. Nous constatons avec effroi la hausse considérable d’actes antisémites abjects depuis le 7 octobre 2023. Mais nous tenons à défendre la liberté de penser le déchaînement meurtrier conduit par le gouvernement israélien contre les Palestiniens de Gaza, sans nous laisser dicter les termes du débat, ni prescrire où porter notre regard et sur quoi fermer les yeux.

La qualification de génocide n’appartient pas exclusivement aux historiens. Se défausser sur eux n’ôte rien à l’urgence d’une action politique ici et maintenant. Si le juriste polonais Raphael Lemkin (1900-1959) invente le terme « génocide » en 1943 au cours de l’entreprise d’extermination des juifs par les nazis, les crimes de cet ordre ont également, avec les mots de l’époque, fait l’objet d’alertes par différents acteurs au moment même où ils se déroulaient : les gouvernements de la Triple-Entente (France, Russie, Royaume-Uni) dénoncent auprès du dirigeant ottoman Talaat Pacha (1874-1921) le génocide des Arméniens le 24 mai 1915 en évoquant alors un « crime contre l’humanité et la civilisation ». Au Rwanda, les alertes sur l’accomplissement du génocide contre les Tutsis ont été lancées dès avril 1994.

Les crimes de guerre et crimes contre l’humanité perpétrés par le Hamas sur les civils israéliens le 7 octobre 2023 ne sauraient détourner notre regard ni sur l’instrumentalisation immédiate de la mémoire de la Shoah par Nétanyahou, ni sur le seuil franchi depuis dans le massacre des Palestiniens, proprement vertigineux. Le piège de la mémoire s’est refermé dans les décombres et sur les corps déchiquetés de Gaza.

Les cultures mémorielles telles que nous les avons connues sont en crise : les sociétés européennes, éduquées à la prévention des crimes de masse, en particulier par la mémoire de la Shoah, semblent pour une large part soit anesthésiées, soit tétanisées. Les dirigeants européens ont pourtant une responsabilité historique immédiate. Le poids du passé n’excuse pas les choix et non-choix du présent. Il reviendra aux historiens, en temps voulu, non seulement de qualifier les faits, mais d’analyser l’action de ces dirigeants à l’égard des crimes commis à l’encontre des Palestiniens sous nos yeux.

Raphaëlle Branche, professeure à l’université Paris-Nanterre ; Arlette Farge, directrice de recherche émérite, CNRS ; Etienne François, professeur émérite à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et ancien directeur du Centre Marc-Bloch à Berlin ; Christian Ingrao, directeur de recherche au CNRS ; Kornelia Konczal, professeure à l’université de Bielefeld (Allemagne) ; Sébastien Ledoux, maître de conférences à l’université de Picardie-Jules-Verne ; Vincent Lemire, professeur à l’université Gustave-Eiffel ; Stéphane Michonneau, professeur à l’université Paris-Est-Créteil ; Thomas Serrier, professeur à l’université de Lille ; Jakob Vogel, professeur à Sciences Po Paris.


Non monsieur le Président, ce n’est pas aux historiens de qualifier le génocide des Palestiniens

Cet appel signé par plus de 1 500 avocats sur l’inertie de notre pays face aux violations du droit international a été publié le 8 juin 2025 dans l’Humanité.

Source

Monsieur le Président,

Les avocats signataires de la présente tribune vous accusent.

D’irresponsabilité, lorsque vous vous retranchez derrière les historiens de demain, à qui « il appartiendrait de qualifier le crime de génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité », quand vous ne pouvez ignorer que cela est du ressort, aujourd’hui et sans plus attendre, des juristes et des juridictions internationales.

D’attentisme coupable, préconisant de compter les morts et renonçant à sauver des vies humaines. L’histoire raconte, mais elle ne protège, ni ne sanctionne. Seule, la justice le peut, elle en assume le devoir.

D’inertie donc, détournant le regard et tergiversant, alors que, chaque jour, s’accroît le tas de cadavres des civils Palestiniens, dont des milliers d’enfants.

De manque de courage, tolérant que la nécessité absolue de la condamnation des auteurs des attentats terroristes du 7 octobre 2023 et de la libération des otages détenus par le Hamas, soit opposée en justification des dizaines de milliers de civils Palestiniens morts, déplacés, affamés, non soignés, et de la colonisation brutale et violente de la Cisjordanie.

Ils vous accusent d’ignorer la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du génocide, dont la France est signataire, et qui impose d’empêcher, de combattre et de punir ce crime que notre Code pénal qualifie de crime contre l’humanité.

De fermer les yeux sur les alertes de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme soulignant que la situation en Territoire palestinien occupé est « non seulement inacceptable, mais le résultat d’une politique assumée de destruction de Gaza et de déportation massive de sa population », qui « renvoie à une intention génocidaire ».

D’ignorer les mandats d’arrêt lancés le 21 novembre 2024 par la Cour pénale internationale à l’encontre de Benyamin Netanyahou, premier ministre, et Yohav Gallant, ancien ministre de la défense de l’État d’Israël, concluant « avoir des motifs raisonnables de les considérer coupables des crimes suivants :

– D’affamer des civils comme méthode de guerre, constitutif d’un crime de guerre, et de crime contre l’humanité de meurtre, persécution et autres actes inhumains »,

« du crime de guerre consistant à diriger intentionnellement des attaques contre la population civile »,

« De priver la population civile de Gaza de biens indispensables à sa survie, y compris de nourriture, d’eau, de médicaments et de fournitures médicales, ainsi que de carburant et d’électricité »,

– D’entrave « à l’apport d’une aide humanitaire en violation du droit international humanitaire »,

– D’être à l’origine « du manque de nourriture, d’eau, d’électricité et de carburant, ainsi que de fournitures médicales spécifiques, afin de créer des conditions de vie calculées pour entraîner la destruction d’une partie de la population civile de Gaza, ce qui a provoqué la mort de civils, y compris d’enfants, pour cause de malnutrition et de déshydratation »,

« D’infliger de grandes souffrances au moyen d’actes inhumains sur des personnes ayant besoin de soins, ce qui constitue le crime contre l’humanité d’autres actes inhumains ».

« De priver une partie significative de la population civile de Gaza de ses droits fondamentaux, y compris le droit à la vie et le droit à la santé »,

« De cibler la population pour des motifs politiques et/ou nationaux, commettant ainsi le crime contre l’humanité de persécution ».

De faire fi de la Cour internationale de Justice, des mises en garde des juridictions internationales, des alertes des organisations humanitaires qui documentent la situation désespérée d’une population décimée, déplacée, affamée et colonisée.

Monsieur le Président, les avocats vous accusent d’ajouter au malheur de Gaza en refusant de nommer les choses, en restant sourds aux alarmes des juristes qui qualifient de génocide le fait d’affamer intentionnellement les civils et de les priver délibérément, en toute connaissance de cause, de biens indispensables à leur survie.

D’illégale passivité, exposant la France à l’engagement de sa propre responsabilité pénale devant les juridictions internationales pour complicité de génocide du fait de son inaction en violation de ses obligations internationales.

De complaisance scandaleuse, tolérant, à l’inverse de nos dignes voisins, le survol illégal comme contraire au Statut de Rome, de notre espace aérien par un chef de gouvernement sous le coup d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour crime contre l’humanité.

D’apathie et de renoncement, constatant amèrement que nonobstant vos récentes incantations, l’oubli des mots d’Elie Wiesel : « la neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime, le silence encourage le persécuteur, jamais le persécuté. »

Monsieur le Président, outre l’indispensable reconnaissance annoncée de l’État Palestinien, vous avez le pouvoir et le devoir de faire entendre la voix de la France, d’imposer une enquête internationale sous l’égide de la Cour pénale internationale et des organes de l’ONU, de suspendre toute coopération militaire, d’exiger que cessent ces violations graves et renouvelées du droit international, et du droit humanitaire.

Les robes noires n’ont qu’une passion, celle de la justice, au nom de l’humanité qui souffre tant. L’histoire ne qualifiera pas le génocide en cours, mais elle vous jugera. Et cette fois, nul ne pourra dire qu’on ne savait pas.


Facebook
Email

Abonnez-vous à la newsletter

Envoyer un mail à l’adresse
, sans objet, ni texte.
Vous recevrez sur votre mail une demande de confirmation qu’il faudra valider.

Ou alors, remplissez ce formulaire :