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Édition du 15 au 30 juin 2025

Quand l’archéologie devient une arme de combat. « Trésors sauvés de Gaza, 5 000 ans d’histoire »

Cette exposition vise à lutter contre l’invisibilisation de Gaza qui s’opère en s’attaquant à son présent mais aussi son passé et son futur.

par Dorothée Rivaud-Danset

L’exposition « trésors sauvés de Gaza, 5 000 ans d’histoire » aurait pu s’intituler « Pour l’honneur de Gaza ». Pour rendre hommage à Gaza, elle rappelle aux visiteurs que cette terre, constamment habitée depuis 5 000 ans, fut une oasis heureuse, à la croisée de nombreuses civilisations. Le titre souligne que les trésors exposés ici sont des miraculés, « sauvés » de la contrebande puis des bombardements en raison de leur long exil à Genève.

Pour beaucoup d’entre nous, Gaza est née en 1948, condamnée à n’être qu’une étroite bande de terre de 365 km², densément peuplée et clôturée. L’exposition présentée à L’Institut du Monde Arabe nous raconte une toute autre histoire : l’enclave palestinienne a un passé plurimillénaire et glorieux et souvent heureux, celui d’une ville carrefour des routes commerciales et d’une oasis prospère. Constamment habitée depuis la fin de l’âge de bronze – d’où le titre 5 000 ans d’histoire -, fondée au milieu du IIIème millénaire, sous le nom d’Hazatu d’où vient Gaza, elle fut un carrefour des civilisations et vit se succéder celles-ci. Que l’on se situe dans le temps ou l’espace, longue est la liste des civilisations qui furent en contact avec Gaza. A la croisée des civilisations, elle a vécu en symbiose avec les très nombreuses cultures qui se sont succédées, en raison de sa position stratégique entre l’Egypte et la Perse.

L’immense carte déployée sur le mur de la première salle d’exposition nous montre que tous les chemins menaient à Gaza. Gaza est une ville cosmopolite, une plaque tournante, au bord de la Méditerranée, à la limite de l’Arabie des nomades, à la frontière avec l’Egypte. Prenons l’époque romaine, où le commerce lointain est particulièrement développé en raison de l’attrait des Romains pour les produits exotiques. Arrivent à Gaza la route de la soie et avec elle les produits venant de Chine, la route des épices venant d’Inde, les caravanes chargées des parfums du Yémen, tandis que proviennent d’Afrique esclaves et ébène et des alentours les produits grecs. Ils seront réexportés depuis Gaza vers les ports méditerranéens ou chemineront sur les routes d’Asie. Gaza n’est pas seulement une cité-comptoir. Son agriculture est prospère et son vin réputé. L’artisanat se développe, comme en attestent les amphores de Gaza, si caractéristiques avec leur forme d’obus, et les objets en verre de Gaza, réputés pour leur qualité, qui se diffusent dans tout l’empire romain.

Gaza est presque constamment une cité avec, comme il se doit, son arrière-pays, dirigée par un roi qui, pour défendre son autonomie, prête allégeance à l’empereur qui a conquis la région et lui verse un tribut. Des vitrines associent de petits objets – vases, céramique, sculpture – qui attestent de l’ancienneté et de la succession des civilisations : égyptienne, philistine, babylonienne, hellénistique, romaine, byzantine et ottomane, sans oublier les Francs et les Mamelouks.  Au début du XIIème siècle avant notre ère, des groupes venant sans doute du monde égéen, les Philistins – d’où Palestine (la filiation est plus évidente en arabe) –  établissent des comptoirs dans cette région mais Gaza fut surtout une cité hellénistique. Au 1er siècle de notre ère, Gaza devient un centre culturel grec pour près de mille ans. Son identité se traduit, notamment, par le culte d’un dieu local métissé Zeus Marnas, le droit de frapper la monnaie et, comme toute cité grecque, elle dispose d’un théâtre, d’un gymnase, d’un stade. Ses courses de char et ses concours gymnastiques sont appréciés dans le monde grec.

Statue d’Aphrodite en marbre blanc de l’époque hellénistique découverte près de Gaza.

Des hommes illustres y ont séjourné : de Ramsès II à Bonaparte, en passant par Samson et Alexandre le Grand. Ce dernier, en – 332, impose un siège cruel à la ville qui lui résiste pendant trois mois, défendue par ses fortifications. Une vitrine atteste de la présence des soldats macédoniens. Comme le raconte, avec une pointe de malice, l’historien Maurice Sartre lors du cycle de conférences organisé par la Sorbonne en écho à l’exposition, cet épisode douloureux fut marqué par des tunnels … creusés dans le sable par les soldats d’Alexandre pour saper les remparts de la ville. Ce procédé permettra aux Macédoniens d’entrer dans la ville. Celle-ci est détruite, sa population massacrée et remplacée par des colons grecs ou macédoniens[1].

La vengeance de Samson et son autodestruction

Au nom de Gaza est aussi associé un personnage biblique légendaire, Samson. Le récit du livre des Juges, l’un des livres de la Bible hébraïque, indique que les exploits de ce héros, affilié à une tribu d’Israël, étaient surtout le fait de sa force. Ceux-ci tournent au drame lorsque, après avoir été emprisonné à Gaza,  Samson fait s’écrouler sur lui et sur ses ennemis – les Philistins – un temple en s’appuyant avec force sur ses colonnes. Pour l’historien Christophe Lemardelé, l’origine de ce récit remonterait au fonds narratif de l’âge de bronze. Le héros antique meurt tant il conjugue d’oppositions contre lui et tant il est emporté par l’assurance de sa puissance, son hubris[2]. Jean-Pierre Filiu a choisi, en exergue de son ouvrage Un historien à Gaza, de citer l’historien israélien Yuval Noah Harari qui compare Netanyahou à Samson et fait dire à ce dernier « Laissez moi me venger même si mon âme périt avec les Philistins »[3]. Les Israéliens, bien que ou plutôt parce que férus d’archéologie, ont pratiquement détruit tous les sites religieux et les bâtiments d’intérêt historique, perdant avec eux leur « âme » ou leurs valeurs humanistes, piétinant le droit international et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Le récit de la chute de Samson fournit une bonne introduction à la deuxième salle de l’exposition, dédiée à la mémoire des lieux et aux édifices victimes des bombardements israéliens qu’illustrent des photos « avant/après ». Avant peut désigner une période très brève. Ainsi, l’église byzantine du Vème de Jabaliya n’a été découverte qu’en 1997 et le site n’a été ouvert au public qu’en janvier 2022. Pendant moins de deux ans, les visiteurs auront pu admirer les 500 m² de mosaïques animalières et florales qui témoignent de la qualité des mosaïques de l’école de Gaza. Aujourd’hui, le site est totalement détruit. Ne subsistent que des supports numériques dont une reconstitution en 3 D réalisée dans le cadre du programme Intiqal développé depuis 2017 par une ONG pour préserver et valoriser le patrimoine de Gaza.

La vie de la mosquée d’al-Omari est plus mouvementée et s’est déroulée principalement au grand jour et non enfouie dans le sable, ce protecteur des lieux antiques. A l’origine au XIIème siècle, la grande mosquée de Gaza  fut une église qui aurait été construite sur les ruines d’un sanctuaire philistin. Elle fut réaménagée en mosquée, principalement au XIVème, sous les Mamelouks, puis dotée d’un minaret à l’époque ottomane. Bombardée pendant la guerre de 1914-1918, elle fut reconstruite à l’identique. Aujourd’hui, c’est un champ de ruines dominé par le minaret incliné.

Mosaïque byzantine du VIème siècle, trouvée au XXIème siècle, fortuitement, lors de l’aménagement d’une route.

Un patrimoine en exil attendait dans des caisses depuis 2007

La centaine d’objets exposés à l’IMA pour témoigner de son riche patrimoine a, elle aussi, une histoire surprenante. Ces objets sont des miraculés. Ils ont deux grandes sources. La première est classique : les fouilles et, plus précisément, les fouilles menées en particulier par l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem (EBAF), entreprises à Gaza dès la signature des accords d’Oslo, en 1993. S’ouvre alors une période faste pour les archéologues. Un des premiers ministères fondés par l’Autorité palestinienne est consacré au patrimoine. De nombreux étudiants sont formés à sa préservation. Les archéologues de l’EBAF, jusqu’ici, s’intéressaient surtout à Jérusalem, pour des raisons religieuses d’abord, puis pour des raisons politiques, l’accès à Gaza leur étant interdit par la puissance coloniale à partir de 1967. Les bords de mer n’avaient quasiment jamais été fouillés et la richesse archéologique de Gaza était, alors, presqu’intacte. Pourtant cette richesse archéologique était connue par les documents et attestée par la présence de Tells, ces tertres artificiellement créés par les occupations humaines successives et aisément repérables sur un terrain plat. Au tournant de ce siècle, sont mis à jour des monuments parfois de grandes dimensions, comme le monastère de Saint-Hilarion. Fondé au IVème siècle par Hilarion, un ascète chrétien fondateur du monachisme palestinien, ce monastère a été inscrit en urgence, en juillet 2024, sur la liste des biens culturels sous protection renforcée de l’UNESCO, ce qui n’a pas empêché sa destruction mais a fait de celle-ci un crime contre l’humanité.

La seconde source est privée et cette fois-ci liée au boom de la construction qui se produit à la même époque. C’est la collection constituée par Jawdat Khoudary, un gazaoui magnat du BTP qui décida de s’opposer à la fuite des plus belles pièces vers Tel Aviv, via le marché noir. A Gaza, dès que l’on creuse, que ce soit pour fouiller ou pour construire, on trouve des antiquités. L’entrepreneur se mue en sauveteur du patrimoine. Il commença par rémunérer ses ouvriers pour qu’ils lui cèdent les objets mis à jour fortuitement, puis en acquit sur le marché noir, se liant d’amitié avec les archéologues français, Jean-Baptiste  Humbert et Jean-Michel de Tarragon, qui l’aidèrent à constituer sa collection privée. En l’offrant à l’Autorité palestinienne, Khoudary sauva, bien inintentionnellement, ses œuvres de leur destruction.

L’histoire des objets ne s’arrête pas là et entre en scène le Musée d’art et d’histoire (MAH) de Genève. Celui-ci organise, en 2007, une exposition « Gaza à la croisée des civilisations » qui présente les pièces arrivées en 2000 sur le sol français pour une première exposition à l’IMA et de nombreuses œuvres issues de la collection privée de Khoudary, destinées ensuite à constituer le futur musée archéologique de Gaza. L’exposition terminée, les œuvres sont mises dans des caisses et …  restent depuis 17 ans dans le port franc de Genève, attendant que les conditions d’un retour en toute sécurité dans leur pays soient réunies. Commentant les destructions subies par le patrimoine de Gaza, Humbert note que l’exil des objets dans les entrepôts du port franc de Genève est un bien pour un mal puisqu’il leur a permis d’être sauvés.

Pour l’honneur de Gaza

L’exposition est née dans l’urgence et a été montée exceptionnellement vite, comme l’explique  sa commissaire, Elodie Bouffard. Sa scénographie assurée par Elias et Youssef Anastas, deux frères palestiniens, est résolument sobre et repose sur un dispositif mobile pour rappeler que la collection est en transit permanent comme le sont les Gazaouis. Elle est accompagnée d’une belle programmation marquée par des rencontres avec des historiens et archéologues. Cette exposition vise à lutter contre l’invisibilisation de Gaza qui s’opère en s’attaquant à son présent mais aussi son passé et son futur. Elle éclaire cette caractéristique des Gazaouis : leur résilience. On lutte d’avantage pour sa terre lorsque celle-ci est riche d’une longue histoire.

Visiter cette exposition, c’est à coup sûr acquérir des connaissances, voir découvrir le passé de Gaza. C’est aussi une façon d’exprimer sa solidarité avec la société gazaouie. Ceci explique que l’exposition ait beaucoup plus de succès que prévu, pour Jean-Michel de Tarragon, interrogé sur Fréquence protestante le 1er juin 2025.

On ne ressort pas abattu de cette exposition, bien au contraire. Les clichés pris au début du XXème par les frères-archéologues-photographes dominicains de l’EBAF – au tirage récent d’excellente qualité – constituent des documents uniques qui montrent une agglomération au charme désuet entourée de petits jardins, des palmeraies dans les dunes et le port de pêche. Avec l’arrivée massive à partir de 1947 de populations déplacées puis réfugiées, ce sont près de 200 000 personnes « exilées dans leur propre pays » qui ont rejoint le 80 000 habitants dans ce qui est devenu une enclave, coupée de son arrière-pays et du reste du monde.

Les archives attestent que Gaza fut, à certaines périodes, florissante, en particulier à l’époque de l’Antiquité tardive qui s’achève avec la période byzantine. C’était une terre de cocagne pour les commerçants caravaniers et un endroit rêvé pour un pèlerin, comme le note le Pèlerin de Plaisance, aux environs de 570 : « Gaza, cité splendide, charmante, des gens tout à fait dignes d’estime, d’une générosité qui les honore et aimant les pèlerins »[4].

Exposition à l’Institut du monde arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard, Paris 75005, jusqu’au 2 novembre 2025.


Lire aussi : Le projet « Gaza histoire » fait l’inventaire d’un patrimoine bombardé


[1] https://sorbonne.tv/gaza-4000-ans-dhistoire

[2] « Samson, un héros sans frontières », C. Lemardelé in Sabri Giroud (dir.) La Palestine en 50 portraits, de la préhistoire à nos jours, Riveneuve, Paris, 2023, pp. 35-42.

[3] Yuval Noah Harari, « From Gaza to Iran, the Netanyahu government is endangering Israël’s survival”, Haaretz, 18 avril 2024, cite par Jean-Pierre Filiu, Un historien à Gaza, Les Arènes, Paris, 2025

[4] Cité en latin et traduit par l’historienne Catherine Saliou, en conclusion de sa conférence sur Gaza dans l’Antiquité tardive, https://sorbonne.tv/gaza-4000-ans-dhistoire


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