« Je m’appelle Malika Rahal et je suis une historienne du temps présent, de ce temps dont les témoins et acteurs sont encore en vie. » Ce sont les premiers mots du remarquable essai d’ego-histoire publié en 2025 par Malika Rahal, historienne de l’Algérie et directrice de l’Institut d’histoire du temps présent. Un essai qui assume de transgresser les règles du genre, une réflexion riche et puissante sur l’écriture de l’histoire, « fût-ce au milieu de la guerre », dit l’historienne, c’est-à-dire celle qui se déroule sous nos yeux à Gaza. Nous publions l’introduction ainsi que l’ouverture de ce livre.

Introduction
Je m’appelle Malika Rahal et je suis une historienne du temps présent, de ce temps dont les témoins et acteurs sont encore en vie. Je suis une historienne de l’Algérie contemporaine et me trouve au moment de ma carrière où il convient de me faire l’historienne de mon propre parcours. À l’orée de ce type d’ouvrage, il est de coutume de se défendre de toute aspiration narcissique, de toute tentation de se raconter de façon trop personnelle ou intime. Une définition canonique de l’exercice fut donnée par Pierre Nora en 1987 dans ses Essais d’ego-histoire :
« Ni autobiographie faussement littéraire, ni confessions inutilement intimes, ni profession de foi abstraite, ni tentative de psychanalyse sauvage. L’exercice consiste à éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre, à essayer d’appliquer à soi-même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres. D’expliciter, en historien, le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a fait[1]. »
Cette définition ne me convient à peu près en rien et elle me semble remarquable par les restrictions et les interdits qu’elle pose à ce type d’écriture que, pourtant, elle défend et qu’elle a permis d’imposer à l’Université française. Sans doute faut-il la considérer simplement comme datée.
Mon métier implique de demander à des personnes de me raconter leur vie, puis de confronter ces récits à d’autres sources. En lisant cette définition de l’ego-histoire, je repense à toutes les personnes qui ont refusé d’être interrogées ; à celles qui ont pleuré ou ont dû sortir un moment ; à celles qui m’ont engueulée ; à celles qui ont joué le jeu, mais n’ont pas dormi la nuit d’après (ou celle d’avant). Je pense à l’enquête sur le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), où presque tous les témoins ont dû s’arrêter après quelques phrases pour citer les noms de leurs morts assassinés par les islamistes durant les années 1990 ; au travail sur les disparus de la bataille d’Alger, où presque tous les interviewés ont eu les larmes aux yeux en évoquant le courage et le chagrin de leurs mères ; aux personnes qui ont ri de plaisir en racontant les fêtes de l’Indépendance ; à celles qui ont laissé voir leur racisme de classe, ou leur racisme tout court ; à celles qui ont exprimé leurs engagements et leurs frustrations ; à celles dont j’ai rencontré les familles et à celles qui ont exigé l’anonymat le plus strict ; aux militants de base ; aux femmes qui bien souvent refusent de dire « je » pour ne pas se mettre en avant.
Il est trop facile de prétendre s’épargner la moindre impudeur, d’imaginer faire de l’histoire en ne disant que le nécessaire, de se prémunir de tout récit maladroit et d’éviter de sombrer dans la littérature, alors que c’est ce que j’impose quotidiennement aux témoins que j’interroge, en leur demandant de me proposer un récit que je me donne ensuite la liberté de réécouter, de citer, de fragmenter, de couper pour faire de l’histoire à partir de leur vie.
C’est vraisemblablement de ces différentes opérations liées à l’utilisation des entretiens que le regard « englobant, explicatif » évoqué par Pierre Nora devrait naître. Je conteste cependant que ce regard-là soit froid. D’abord parce qu’avant d’étudier un parcours, il me faut participer à sa construction narrative avec le témoin durant l’entretien et qu’à ce moment, une posture froide et explicative ne me sert à rien. Ensuite parce que, même au moment de l’explication, la froideur n’est pas la clef : sa propre émotion peut être utilisée comme un indicateur ou un détecteur, et pour s’obliger à aller plus loin dans l’analyse.
Par ailleurs, au moment de la restitution, il serait faux de dire qu’il n’y a aucune dimension littéraire dans l’écriture : il faudrait faire semblant de croire que les règles qui régissent l’écriture de l’histoire ne sont nées que de l’exigence scientifique, qu’il n’y a là aucun rituel, aucune pratique sociale, aucun entre-soi qui souvent permettent la reproduction sociale. Il faudrait se convaincre que l’on n’écrit pas pour une société donnée dans laquelle on s’adresse en priorité à certains groupes sociaux, qui souvent nous ressemblent, plutôt qu’à d’autres.
Enfin, interdire la profession de foi revient à dire qu’il n’y a dans la pratique de l’histoire aucun engagement (ce que l’histoire de l’histoire contredit à chaque époque), ou que cet engagement doit rester tu (ce qui relèverait d’une hypocrisie d’historien). Camoufler ses combats derrière une revendication de scientificité objective, qui proscrit le « je » et l’explicitation du point de vue, a été une arme dans la lutte politique. Sans doute valait-il mieux pour les historiens, anthropologues, géographes colonialistes prétendre que leurs points de vue étaient absents, prôner l’objectivité pour mieux promouvoir les empires. Aujourd’hui, les historiens négationnistes des violences coloniales, ceux qui sont nostalgiques de l’Algérie française et ceux qui fricotent avec l’extrême droite peuvent se cacher derrière l’apparence de méthodes dépassionnées, mener des batailles de chiffres et se prévaloir de l’objectivité. Il est donc de mauvaise tactique, voire franchement naïf, d’avouer que je suis une historienne viscéralement anticolonialiste. Lorsque j’ai rencontré Pierre Vidal-Naquet, en 2003, je lui avais dit mon inquiétude : je n’ai qu’un engagement, celui-là ; il est anachronique et correspond à un combat désormais dépassé. Aujourd’hui, la Libye n’existe plus comme État à la suite d’une intervention militaire étrangère. La bande de Gaza est bombardée depuis octobre 2023 et sa population a été forcée de se déplacer à de multiples reprises. Ceux qui, en France, évoquent le caractère colonial de la situation (que le lexique israélien souligne de façon limpide) sont traités d’antisémites. À l’été 2024, le parti fondé par Jean-Marie Le Pen, qui, en 1957 à Alger, faisait partie des tortionnaires, s’est trouvé aux portes du pouvoir lors d’élections législatives anticipées. La hantise de ma génération est plus envisageable que jamais.
Vingt ans plus tard, ma naïveté de 2003 me paraît sans borne. Mais l’engagement n’est pas seulement une naïveté ; il se traduit aussi par des choix méthodologiques et thématiques, dans mon métier ainsi que par un rapport aux lieux, aux sources et même à la production des travaux.
Quand en 2010 j’ai voulu choisir l’épigraphe de mon premier livre, une biographie du militant nationaliste algérien Ali Boumendjel, assassiné par les parachutistes français en 1957, j’ai longuement hésité. Cet exergue était un espace de liberté : comment l’utiliser ? Finalement, j’ai opté pour mon passage préféré dans le roman qu’au monde j’avais préféré, The God of Small Things (Le Dieu des petits riens) :
According to Estha, if they’d been born on the bus, they’d have got free bus rides for the rest of their lives. It wasn’t clear where he’d got this information from, or how he knew these things, but for years the twins harboured a faint resentment against their parents for having diddled them out of a lifetime of free bus rides.
Selon Estha, s’ils étaient nés dans ce bus, ils auraient voyagé gratuitement pour le reste de leur vie. Personne ne savait au juste d’où il tenait pareille information, ni comment il connaissait ces choses, mais pendant des années, les jumeaux en voulurent vaguement à leurs parents de les avoir privés d’une vie entière de voyages en bus gratuits.
Lorsque j’avais découvert le roman d’Arundhati Roy pour la première fois, j’avais lu et relu ces deux phrases jusqu’à pouvoir les réciter par cœur : j’en aimais l’humour, le rythme, et l’expression « diddled them out », que je répétais avec gourmandise. Ce n’est qu’une fois mon livre imprimé, en regardant cet exergue choisi au hasard des lectures et du goût de la langue, que j’ai pris conscience que les mots avaient un sens, posé là, bien en évidence. Je proclamais publiquement ce vague ressentiment qu’ont parfois les enfants de migrants contre des parents qui, en ne les faisant pas naître au « bon » endroit, privent leurs enfants d’un fantasmagorique droit de naissance. Je disais malgré moi que j’étais une enfant flouée de la migration.
J’ai donc déjà donné en ouverture de mon premier livre matière à analyse, sauvage ou pas : il faudra bien expliquer comment cela influe sur le métier qui est le mien, sur le rapport aux lieux, aux langues et aux voix. Il me reste à ajouter le choix d’une écriture autobiographique, à assumer l’impudeur et à expliciter des engagements. Le regard ne sera jamais froid pour mener une étude qui n’hésitera pas à faire feu de tout bois, et à se saisir de la sociologie ou de l’anthropologie.
Avec tout ça, il devrait être possible de faire de l’histoire à peu près convenablement.
Références
Nora Pierre (dir.), Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987 (cit. p. 7).
Roy Arundhati, Le Dieu des petits riens, trad. par Claude Demanuelli, Paris, Gallimard, 1998 [1997].
[1] Dans ce livre, on ne trouvera pas de notes de bas de page : les références bibliographiques sont indiquées en fin de volume ; elles sont classées par chapitre. Sauf mention contraire, les traductions depuis l’anglais et l’arabe sont miennes.
Ouverture
Les vivants et les morts
En novembre 2023, j’étais en visite à Bologhine, une banlieue d’Alger, avec Mohamed Rebah, historien et ancien militant algérien. Il avait été enlevé par les autorités françaises le 26 janvier 1957, en même temps que tout un groupe de ses amis scouts musulmans algériens, militants nationalistes et soutiens du Front de libération nationale (FLN). Il avait ensuite été détenu dans plusieurs camps à travers le pays parmi des dizaines de milliers d’autres personnes. Avec mon collègue Fabrice Riceputi, nous étions à la recherche des lieux où, durant la mal nommée « bataille d’Alger », en 1957, l’armée française a détenu des personnes qu’elle avait enlevées, les a souvent torturées et, pour certaines, assassinées. Dans le quartier où nous étions ce jour-là, l’un de ces lieux était les caves de La Grande Terrasse, un restaurant que le général Massu, chef de la 10e division parachutiste dans la zone d’Alger, avait réquisitionné à l’époque. L’événement se déroule en pleine guerre d’Indépendance (1954-1962) menée par le FLN pour mettre fin à une colonisation française plus que centenaire. La question du nom d’un événement est toujours un enjeu lié au sens qui lui est donné. Le conflit est généralement nommé « guerre d’Algérie » en France, « guerre de Libération nationale » en Algérie. Beaucoup d’historiens utilisent aujourd’hui l’expression « guerre d’Indépendance », qui a le mérite d’expliciter son enjeu principal et que j’utilise volontiers. Toutefois, je ne fais pas partie de ceux qui pensent qu’il faut opter pour une appellation unique au risque d’une réduction de sens : au contraire, la variation des noms permet parfois de mieux exprimer les différentes facettes d’un événement ou, ici, le fait que les deux sociétés, française et algérienne, n’ont pas vécu la même guerre.
La bataille d’Alger, plus justement dénommée par les historiens comme Gilbert Meynier la « grande répression d’Alger », a fait date, au point d’être pour une partie du monde le symbole de la guerre d’Indépendance algérienne. Deux films la rendent célèbre dans le monde entier : Djamila l’Algérienne, de Youssef Chahine, en 1958, qui met en scène l’une des militantes du FLN, Djamila Bouhired, et La Bataille d’Alger, réalisé par Gillo Pontecorvo en 1965. Cet épisode est connu également par les travaux d’historiens importants, notamment ceux de Pierre Vidal-Naquet dès 1958. Plus récemment, il a été éclairé par des études comme celle de Raphaëlle Branche, dont le premier ouvrage décrit et analyse l’usage de la torture par l’armée française durant la guerre d’Algérie. Malgré le livre pionnier de la journaliste Florence Beaugé, il manquait encore une approche moins intéressée par l’armée et ses méthodes que par l’expérience de la population qui avait subi ces méthodes. De plus, nommer et compter les victimes semblait toujours nécessiter des archives militaires, qui seraient d’autant plus décisives que les perpétrateurs y feraient eux-mêmes état de leurs crimes, mais qui demeurent introuvables. Pourtant, on n’a pas attendu que les militaires argentins ou chiliens fournissent eux-mêmes des listes de leurs victimes : on est allé directement auprès des familles touchées chercher les informations les concernant.
Cette survalorisation de la parole et des écrits des militaires français comme principale source constitue à mes yeux une énigme. Elle s’explique sans doute en partie parce que, dans le contexte militant de la guerre et de l’après-guerre d’Algérie, on s’efforçait, en France, de faire la démonstration des crimes face à une opinion majoritairement sceptique ou indifférente : il fallait donc une preuve définitive, un smoking gun (revolver fumant), idéalement un document par lequel l’armée française s’incriminerait elle-même. Dans cette démonstration, la parole des personnes qui avaient subi ces pratiques était ainsi considérée comme de moindre valeur et entachée d’un soupçon de militantisme, que ce soit le militantisme lié au FLN durant la guerre ou le militantisme mémoriel depuis 1962. Il est bien tard désormais pour espérer constituer des listes complètes des personnes enlevées, mais la liste que nous dressons aujourd’hui sera plus riche que celle que d’autres historiens pourront établir dans vingt ans.
La bataille d’Alger est revenue dans le débat public en France avec les premiers gestes de la politique mémorielle du président Macron. En septembre 2018, celui-ci reconnaissait la mort de l’un des enlevés de l’époque, Maurice Audin, militant communiste, mathématicien et Français engagé pour l’indépendance de l’Algérie. Dans une déclaration ambitieuse, il faisait d’Audin le symbole de tous les disparus de 1957. Cela posait toutefois un problème de taille : pourquoi, parmi des milliers de disparus, avoir choisi le seul Français ? Comme pour pallier cela, en mars 2021, le président procédait à nouveau à la reconnaissance de la responsabilité de l’armée française, cette fois dans la mort d’Ali Boumendjel, militant du FLN, pour lequel la version officielle était encore qu’il s’était suicidé durant sa détention. On pourrait analyser à l’envi cette politique mémorielle d’Emmanuel Macron, mais il ne s’agit pas de faire de lui le personnage central de cette histoire.
Ici, bien au centre de l’histoire, se trouvent Mohamed Rebah, ses camarades et leurs familles.
Sur l’événement qu’ils ont vécu en 1957, je mène, avec Fabrice Riceputi, un travail d’histoire collaborative sur la disparition forcée durant la bataille d’Alger. On ne dit pas en arabe les « disparus », mais les « enlevés » (المخطوفون). Sur le site internet du projet, nous avons créé une page par personne enlevée identifiée et lancé un appel aux familles pour qu’elles confirment le sort de chacune. Depuis, nous avons été contactés par des dizaines de familles : parfois, elles envoient la photographie de la personne, livrent des témoignages écrits ou nous transmettent des documents qu’elles ont conservés. En général, il n’existe aucun dossier au nom de la personne dans les archives coloniales ; ce sont alors les historiens qui recueillent un semblant de dossier sur le site, à partir des documents collectés dans les archives et de ceux fournis par les familles.
Notre enquête rappelle le travail des chercheurs sur la disparition forcée dans les dictatures d’Amérique latine ou l’Espagne de l’époque franquiste. Nous avons beaucoup appris de nos collègues latino-américains et espagnols – notamment Mario Ranalletti, Gabriel Gatti ou Ludmila da Silva Catela –, et d’abord tout simplement à penser en termes de « disparition forcée ». Ces circulations, de l’Amérique latine vers le Maghreb, sont une forme de retour de circulations plus anciennes. En effet, comme l’ont montré Marie-Monique Robin ou Jérémy Rubenstein, les bourreaux latino-américains avaient eux-mêmes appris leurs méthodes d’enlèvement, de disparition forcée et de torture des bourreaux français.
C’est dans le contexte de cette recherche sur les enlevés de la bataille d’Alger qu’en octobre 2023, Fabrice Riceputi et moi-même visitons donc avec Mohamed Rebah son quartier d’enfance de Bologhine, anciennement Saint-Eugène au temps de la colonisation. Mohamed Rebah est un homme délicieux, qui salue avec légèreté les retraités assis à l’ombre pour bavarder et discute avec les jeunes en train de peindre une fresque sur un mur. En marchant, il nous montre où vivait tel ou tel de ses camarades enlevés. Il indique aussi les plaques de rue qui portent aujourd’hui leurs noms. Il confirme le sort de chacun d’entre eux et nous notons soigneusement les noms de ceux qui ne sont jamais revenus. Grâce à lui, nous collectons des informations sur l’événement en même temps que nous en observons la commémoration dans l’agglomération d’Alger depuis l’Indépendance. La présence du passé à différentes époques de l’histoire du pays nous apparaît ainsi, comme c’est toujours le cas en histoire du temps présent.
À un moment donné, Mohamed Rebah rit sous cape et pointe du doigt une rue qui descend vers la mer et porte une plaque à son nom : « Ils se sont trompés, explique-t-il, ils ont cru que j’étais mort. » Il n’a pas voulu les déranger en leur faisant remarquer leur erreur. Lorsque quelqu’un lui parle de cette rue, il prétend qu’elle est dédiée à un homonyme imaginaire. Il ajoute en riant encore : « Comme ça, ma rue est déjà prête pour le jour où… »
Je travaille dans un laboratoire du CNRS que je dirige aujourd’hui, l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), qui a été déterminant dans le développement de ce type d’histoire en France. L’Institut est l’héritier d’un Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il a été dirigé avant moi notamment par François Bédarida, ancien résistant et historien de la Grande-Bretagne et de la Seconde Guerre mondiale, par Henry Rousso, historien connu pour ses travaux sur le régime de Vichy et sur la mémoire de ce conflit, ou par Christian Ingrao, spécialiste de la violence nazie. Malgré l’élargissement actuel des thématiques, on le comprend, l’événement fondateur pour l’Institut et, plus largement, pour toute l’histoire du temps présent en Europe – l’événement massif et dominant – a d’abord été la Seconde Guerre mondiale.
Or, aujourd’hui, pour la première fois l’IHTP est dirigé par une femme ; par une personne qui a passé dix années à enseigner dans le secondaire ; par une historienne qui n’a pas la Seconde Guerre mondiale dans son champ de vision direct, mais considère, comme d’autres de sa génération, les guerres coloniales comme un moment décisif à la fois pour l’histoire des pays anciennement colonisés et pour l’histoire des anciens pays colonisateurs. Enfin, il est dirigé par une personne qui n’est pas spécialiste d’histoire de l’Europe. Tout cela va à l’encontre d’une histoire du temps présent longtemps très européocentrée.
Travailler en historienne du temps présent, c’est d’abord travailler sur la frange de l’histoire qui s’écrit avec des vivants, les hommes et femmes qui ont vécu l’histoire que l’on raconte. C’est en tout cas l’une de ses définitions canoniques, rappelée dans les Cahiers et les Bulletins de l’IHTP, que d’étudier une période éphémère qui correspond à peu près à la durée d’une vie. Ses bornes ne sont donc pas fixes et à mesure que l’histoire du temps présent avance, les historiens se confrontent à de nouveaux événements. Actuellement, ils s’éloignent progressivement mais inexorablement de la Seconde Guerre mondiale : la séparation est lente et ceux qui, à l’IHTP, s’y intéressent aujourd’hui privilégient la question de l’enfance en guerre. « Leurs » témoins, enfants pendant le conflit mondial, peuvent encore être en vie, à la différence des témoins plus âgés. Au cœur de l’histoire du temps présent se trouvent désormais la guerre froide et les décolonisations d’Afrique et d’Asie, ainsi que les circulations révolutionnaires qui les ont accompagnées. Les historiens et historiennes du temps présent étudient aussi les régimes dictatoriaux d’Amérique latine et la violence de la répression qu’ils ont exercée : la confrontation à cette période – permise par la chute des dictatures – contribue d’ailleurs à faire aujourd’hui de l’Amérique latine le cœur battant de l’histoire du temps présent dans le monde.
Lors de notre promenade dans le quartier de Bologhine, nous avons souvent pensé que nous aurions aisément pu manquer cette occasion unique, si nous avions tardé ou si notre frêle et dynamique compagnon n’avait pas eu une santé de fer. Or Mohamed Rebah (que sa vie soit longue) nous livre un témoignage irremplaçable. Outre les renseignements administratifs (nom, âge, adresse des enlevés), il ajoute des détails terriblement humains : tel était sympathique et souriant ; de tel autre, il n’était pas très proche car ils ne fréquentaient pas le même club sportif. À quelque chose près, comme il semblait nous l’indiquer avec cette plaque à son nom déjà prête pour le « jour où », ces informations auraient pu être définitivement perdues.
Avec leur périodisation aux bornes chronologiques mobiles, les historiens du temps présent se trouvent constamment à la limite entre les vivants et les morts, et sont parfois pris dans l’urgence de travailler plus vite que la mort. Comme l’illustre cette promenade, l’histoire du temps présent relie les historiens et les témoins, les vivants et les morts, en rendant les limites entre eux plus floues.
Toutefois, en étudiant des événements différents, situés dans des lieux différents, ce ne sont pas les mêmes vivants ni tout à fait les mêmes morts que les historiens côtoient. Nous faisons fatalement l’expérience que, quoique leurs vies et les circonstances de leurs morts soient comparables, tous les morts n’ont pas été traités de la même façon, par la mémoire collective de leur société, par leurs États, par la justice ou les institutions internationales, au cours des commémorations du passé et au fil des travaux des historiens. J’ai évoqué publiquement cette question pour la première fois à l’occasion d’une conférence, le 7 octobre 2023. Je ne savais pas, alors, l’attaque organisée par le Hamas sur les militaires et les civils israéliens à proximité de la bande de Gaza. J’ignorais aussi l’attaque qui serait menée contre Gaza par l’armée israélienne, lors de représailles qui durent encore au moment d’écrire ces lignes. Pendant des mois, fin 2023 et début 2024, nous avons été soumis dans les anciens pays colonisateurs (France, Royaume-Uni, Allemagne et même les États-Unis, ce pays où l’indépendance a été obtenue au profit des colons, et non des colonisés) à des discours médiatiques et politiques expliquant qu’il était plus douloureux, plus grave, de mourir dans un massacre en face à face que sous les bombes. Tout cela se résumait à une vision conservatrice qui légitime à toute force la violence des armées bien équipées des pays riches et disqualifie celle des contestataires de l’ordre mondial établi. L’analyse politique de la situation sous l’angle du processus colonial avait totalement disparu, et personne ne pouvait simplement dire que les victimes civiles israéliennes s’ajoutaient au nombre croissant des victimes civiles palestiniennes, toutes ensemble victimes d’une politique d’occupation et de colonisation qui continue depuis plusieurs décennies.
Comme enseignante dans le secondaire mais aussi dans le supérieur, je suis frappée par le fait qu’une histoire qui exclut des morts parmi ceux dont elle parle (les morts d’autres continents, d’autres grands hommes, de grandes femmes) peut exclure des enfants parmi ceux à qui elle s’adresse. Certains d’entre eux, intraitables justiciers et traqueurs des incohérences de leurs enseignants, vous le renvoient parfois à la figure sans pitié. On peut toujours s’agiter sur sa chaise en affirmant que tous doivent considérer que Victor Hugo ou Jules Ferry sont « leurs », mais il faut avoir vu l’émotion des enfants devant un vers d’Aimé Césaire écrit sur le tableau blanc au lendemain de sa mort et leur étonnement qu’un poète martiniquais compte pour la prof d’histoire – ce qui de leur point de vue signifie qu’il compte pour l’histoire –, pour faire l’expérience que cela ne suffit pas. Il ne s’agit pas de renoncer à une forme d’universalité de l’histoire, en soutenant qu’on ne s’intéresse à l’histoire que parce qu’elle nous parle de « nos » morts (ce qui poserait la question bien difficile de savoir lesquels sont les « nôtres »), mais de retourner la proposition : lorsque, sous prétexte d’universalité, une histoire principalement européocentrée fait silence sur certains morts – et avec eux sur des événements fondamentaux dans la vie des personnes à qui elle prétend s’adresser –, elle échoue nécessairement à parler à toutes et tous.
Parce que l’histoire du temps présent s’intéresse aussi aux vivants, au rapport qu’ils entretiennent avec leur passé, elle nous invite à observer les façons dont nos contemporains traitent leur passé individuel ou familial. En Europe et en Amérique du Nord, après les généalogistes, les archivistes voient aujourd’hui arriver dans les salles de consultation des particuliers à la recherche de dossiers nominatifs les concernant : dossiers scolaires, de naturalisation, militaires ou tant d’autres, puisque nos vies donnent lieu à la constitution de multiples dossiers, dans une sorte de révolution archivistique qui promet aux historiens des masses de documents jamais atteintes par le passé. Certains de ceux qu’Antoine Rivière considère comme des « ego-consultants » viennent par curiosité, seuls ou en famille, mener une expérience enrichissante, comme une forme de hobby. Mais la pratique s’est d’abord popularisée avec des personnes mues par le besoin d’éclaircir un passé douloureux. À partir des années 2000, en effet, les salles de consultation ont accueilli des vagues d’ego-consultants encouragés par des dispositions légales ou juridiques, comme le rapport de la mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, dite « Mission Mattéoli » (spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation).
Dans les dernières années, différentes affaires ont progressivement fait surface – notamment liées aux violences perpétrées dans des institutions scolaires ou religieuses. La recherche d’un dossier personnel (ou concernant sa famille) est alors devenue une pratique répandue, au point de constituer un ressort de romans ou de films. Citons le cas des Magdalene Laundries (ou Magdalene Asylums) d’Irlande, où vivaient des femmes « de mauvaise vie » (fallen women), femmes seules et autres femmes dangereuses, dans un enfermement associé à des mauvais traitements pouvant conduire à la mort. Dans un de ces couvents irlandais, en 1993, les tombes de 155 femmes ont été découvertes. En 2013, des excuses publiques de l’État ont été formulées et un système d’indemnisation mis en place. En 2021, le Truth Recovery Design Panel publiait un épais rapport sur le sujet. Au Canada, c’est le système d’internats pour enfants de populations natives (indiennes) où vivaient des enfants retirés de leurs familles, privés de leur langue en vue d’une assimilation à marche forcée, dénués de leur identité légale d’Indiens et soumis à des abus (notamment sexuels), qui a fait scandale. Depuis la fin des années 1990 et une class action (action collective) de 80 000 anciens élèves, l’État avance dans un processus long avec une « Truth and Reconciliation Commission » créée en 2008.
Comme l’archiviste, l’historien du temps présent peut alors devenir un intercesseur vers les archives, un adjuvant dans la quête pour régler le passé, car il saura les retrouver et les interpréter pour les « faire parler », pour faire ressurgir un passé inconnu ou reconstituer une tranche de la vie d’une personne disparue. Mais tous les pays et tous les événements n’offrent pas la même richesse de sources. L’empreinte documentaire des individus soumis à la domination coloniale est bien moindre que celle des individus à qui elle profite. Quand la violence politique s’exerce sur des personnes issues de la population colonisée, ceux qui perpètrent la violence (militaires, administrateurs, policiers) sont moins tenus de rendre compte de leurs activités, voire de rendre des comptes lorsqu’ils sont mis en cause et, ce faisant, de laisser des traces. Pour le dire plus crûment, lors de la bataille d’Alger, il est plus facile de faire disparaître un Algérien qu’un Français.
Par ailleurs, les violences coloniales et celles liées à la décolonisation n’ont qu’exceptionnellement donné lieu à des décisions de justice (moins encore à des décisions de justice internationale). Un cas rare concerne le Kenya, autour de la grande révolte dite « du Mau-Mau » contre les autorités coloniales britanniques dans les années 1950, de sa répression et d’un massacre de prisonniers kényans désarmés. Lorsque l’affaire a pu être portée en justice, dans les années 2010, les autorités britanniques ont été condamnées pour avoir dissimulé et détruit des archives en prévision du procès. Des historiens, comme Caroline Elkins et David Anderson, et des archivistes avaient collaboré avec les avocats des plaignants pour apporter la preuve de ces destructions récentes.
En ce qui concerne l’Algérie coloniale, les exemples de violences coloniales qui ont fait l’objet de poursuites sont rares. Au sujet des enlevés de la bataille d’Alger, la plus longue affaire aura été celle de Maurice Audin, de nationalité française, militant communiste, dont l’épouse Josette a pu trouver des relais en France. Parmi les victimes de disparition forcée que nous avons identifiées, la plupart des plaintes ont été déposées par des militants français de l’indépendance. Bien moins nombreuses étaient celles issues de familles algériennes. La multiplication des lois d’amnistie passées en France depuis l’indépendance de l’Algérie est ensuite venue éteindre les quelques poursuites qui avaient été engagées. Cette absence de procédures conduit inéluctablement à un manque de documentation pour les historiens.
Outre la pénurie d’archives dans un contexte où les autorités ne sont pas soumises à la même pression pour documenter leurs actions et où les affaires sont compliquées à poursuivre en justice, un dernier élément permet d’expliquer la difficulté pour des particuliers à trouver des réponses dans les archives concernant des crimes coloniaux spécifiques. Géographiquement, les indépendances – lorsqu’elles sont aussi des décolonisations, comme pour la plupart des indépendances du xxe siècle – entraînent un retrait de l’État colonial au-delà de la mer, ce qui implique un repli physique et matériel des administrations ou des autorités mises en cause. L’éloignement ne permet pas le développement d’une pratique courante de consultation des archives, qui nécessite voyages à l’étranger et obtention de visa. À cela s’ajoute l’absence de procédure judiciaire ou de décision d’indemnisation qui, à l’image de la Mission Mattéoli, engagerait les personnes à venir consulter les archives où, on l’a vu, leurs chances de trouver des informations sont moindres du fait de la nature même de la domination coloniale.
Comme dans bien d’autres situations, l’historien de la colonisation devient malgré lui un intercesseur entre des survivants ou leurs familles et des archives d’autant plus fantasmées qu’elles sont lointaines. Qu’on me permette de citer ici, en l’anonymisant, un message reçu en 2012 (soit un an après la parution de ma biographie d’Ali Boumendjel).
bonsoir
madame
j’ai l’honneur de vous écrire on espérant que tu vas accepter de m’aider à la recherche sur la disaprition de mon pére et ces cinq amis
pendant la colonisation fraçaise en algerie
mon pére s’appelle […] né le 27/09/1906 fils de […]
il a été arrêté par le colonialisme le 20 JUIN 1957 par les militaires avec ses cinq amis : […]
il paru qui ont été jeté dans le lieu dite (le puy de diable) en arabe dite bir janab
merci
La formulation et l’orthographe ont été conservées dans cette citation non pour embarrasser son auteur, mais parce qu’elles révèlent que la personne écrit dans une langue qui n’est pas la sienne. Ce courrier invite à se représenter un correspondant bien réel, dont on peine à imaginer comment il pourrait se retrouver dans le labyrinthe des archives françaises. Ces archives sont loin de lui, comme l’est l’État colonial. Il est fondamental de se figurer cette distance géographique, politique, linguistique et sociale pour comprendre la variété des façons dont le passé violent est appréhendé, selon les situations. À l’inverse des sorties de dictature en Amérique latine (Chili, Argentine…), où l’on continue de vivre avec le même État et à exiger de lui vérité et réparation, la décolonisation entraîne le repli de l’État colonial et son remplacement par un État indépendant qui n’a pas, lui, à rendre de comptes à propos des crimes du précédent. Il n’y a donc pas lieu, dans les anciennes colonies comme l’Algérie, de se mobiliser massivement pour enjoindre à l’État de mettre en adéquation son attitude passée avec ses principes d’aujourd’hui. De ce point de vue, la décolonisation a longtemps absous un État colonial comme la France de sa responsabilité ainsi que de toute nécessité de répondre de ses crimes. À moins que l’immigration depuis les anciennes colonies et les mobilisations politiques du présent ne l’obligent à commencer à revenir sur ce passé.
Du côté algérien, au sortir de la guerre d’Indépendance en 1962, beaucoup de disparus – enlevés ou dont les corps manquent pour d’autres raisons – sont officiellement déclarés morts par décision administrative. Le décret 62-126 du 13 décembre 1962 révèle l’instabilité de la situation. Il prévoit en effet une déclaration de décès simplifiée si la personne a disparu « dans des circonstances susceptibles de mettre sa vie en danger », mais aussi une annulation possible si la personne venait à réapparaître. Toutefois, bien des familles algériennes endeuillées demeurent sans corps, sans sépultures et, bien souvent, sans la connaissance des circonstances de la mort, dans une proportion plus importante que dans les guerres dites régulières (disons la Première ou Seconde Guerre mondiale pour la France par exemple, ou la guerre de Sécession aux États-Unis). Cette accumulation de corps manquants tient d’abord à la nature de la guerre révolutionnaire menée par le FLN, dont beaucoup de combattants sont connus seulement sous des pseudonymes et ont détruit leurs papiers en rejoignant les maquis, puis ont été enterrés par leurs camarades sur les lieux de leur décès. Il tient aussi à l’utilisation massive de la disparition forcée par l’armée française. Il tient enfin aux déplacements forcés de population puisque, à la fin du conflit, on considère qu’un tiers de la population anciennement colonisée a été déplacée et qu’un quart vit désormais dans des camps de concentration de population.
Revenons à nos enlevés de 1957. Dans nos enquêtes d’historiens du temps présent, nous jouons des rôles qui ne sont pas toujours les nôtres. Pour le dire autrement, nous touchons aux limites de notre discipline, ou encore : nous avons l’impression de bricoler. Quelques exemples permettent cependant de voir que c’est dans ces moments limites que nous touchons au cœur de ce qui constitue l’histoire du temps présent et à la responsabilité qui est la nôtre dans la ou dans les sociétés auxquelles nous appartenons.
En recherchant la documentation produite par les militaires, nous avons appris que certains documents publics produits par l’armée avaient été privatisés par les officiers français. Des carnets, des registres ont été soustraits de la documentation versée aux archives publiques. Or des personnes bien informées savent parfois chez qui elles se trouvent. Mais que faire alors pour y accéder ? Organiser une « barbouzerie », une intervention des services secrets, pour les voler ? Attaquer en justice les militaires pour vol d’archives, puisqu’on ne peut les poursuivre pour meurtre ? Opérations de barbouze comme poursuites relèvent des services de l’État, et non du travail des historiens.
Un autre cas limite est atteint lorsque nous avons de fortes suspicions de présence de corps, notamment après la découverte d’un célèbre lieu de torture et d’exécution dans la banlieue d’Alger, ou lorsque nous faisons l’hypothèse que certains morts ont pu être cachés dans les cimetières, sans que jamais les familles ne soient informées. Comme historiens, nous n’avons aucun moyen de procéder à des exhumations ou de sonder le sol, c’est une prérogative des autorités algériennes. Faut-il alors s’engager dans une tentative pour obtenir de telles procédures ?
Par ailleurs, l’entretien avec un proche de disparu lui fournit presque toujours l’occasion de formuler une demande, souvent en toute fin d’entretien et de façon solennelle. Alors que, dans la presse et le débat public en France, on fantasme beaucoup sur les Algériens qui voudraient des « excuses » ou des réparations en espèces sonnantes et trébuchantes, durant notre enquête sur les enlevés de la bataille d’Alger, personne n’a exprimé de telles demandes. Personne n’a voulu davantage sauver l’âme de la France par des aveux ou des excuses. Quasiment tous ont en revanche demandé la « vérité » sur le sort de la personne et la localisation du corps. C’est tout. Mieux, dans notre enquête, les témoins se sont parfois adressés à nous comme si nous représentions les « autorités » ou les « archives » ou même « la France », par exemple lorsqu’ils nous demandent de leur fournir des photographies de leurs proches qui certainement se trouvent dans « nos » archives. Et cela alors même que nous prenons le temps d’expliquer qui nous sommes et les limites de notre action.
Le dernier cas de figure à mentionner est celui du dialogue avec la famille des disparus, en général avec leurs enfants. Ainsi, il m’est arrivé de présenter à une dame aujourd’hui âgée la copie d’un document concernant l’enlèvement de son père. Le document comporte la réponse de l’armée indiquant qu’il avait été « remis en liberté le 18 mars [1957] ». Elle savait bien que cette affirmation était fausse, mais je ne pouvais pas laisser cette phrase sans contradiction ou analyse. J’ai donc expliqué que nous, historiens, interprétions cette phrase comme signifiant que son père était mort sous la torture ou qu’il avait été tué le jour indiqué, le 18 mars, ou peu avant. Tout en parlant, j’ai été tout à coup saisie de l’impression d’être l’annonciatrice « officielle » du décès. Alors que je tentais de décrire de manière aussi exacte que possible le degré de notre (in)certitude, je me suis demandé à quoi je jouais en endossant cette responsabilité qui ne devrait pas être mienne, et en me demandant même si je me la jouais. Toutefois, personne jusqu’ici n’avait joué son rôle, ni bien sûr l’armée française, ni les autorités civiles françaises. Les autorités algériennes avaient de leur côté officialisé la mort, sans pouvoir satisfaire l’envie de vérité. Nous n’avons pas cherché à jouer ce rôle ; pourtant, notre travail nous a placés en situation de le faire. Je ne saurais dire si pour cette dame ces propos ont eu un caractère performatif, si elle a ressenti la même solennité ou la même émotion que moi. Mais dans l’instant, la responsabilité était grande et il fallait l’assumer.
Ce moment soulevait les questions d’engagement et de responsabilité de l’historienne du temps présent, qui seront au cœur de ce livre.
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Table des matières
Abréviations………………………………………………………………………………………………………… 9
Introduction…………………………………………………………………………………………….. 11
Ouverture. Les vivants et les morts……………………………………………………………….. 17
Chapitre premier. Lauragais…………………………………………………………………………. 35
Chapitre 2. Nebraska…………………………………………………………………………………. 55
Chapitre 3. La vie de l’Indien……………………………………………………………………….. 79
Chapitre 4. Nedroma…………………………………………………………………………………. 93
Chapitre 5. L’absence de l’Algérie………………………………………………………………… 121
Chapitre 6. La vie d’Ali………………………………………………………………………………. 153
Chapitre 7. Travailler avec les vivants…………………………………………………………… 171
Chapitre 8. L’épaisseur de la mort……………………………………………………………….. 191
Chapitre 9. L’historienne et les témoins……………………………………………………….. 209
Chapitre 10. La guerre sans la voir………………………………………………………………. 233
Chapitre 11. Le retour à la guerre d’Indépendance…………………………………………. 253
Bibliographie………………………………………………………………………………………….. 281