25 juin 2009 : le général François Buchwalter, ancien attaché de défense à l’ambassade de France à Alger, affirme au juge en charge de l’affaire de l’enlèvement et de l’assassinat en mai 1996 des sept moines de Tibéhirine – officiellement attribués aux islamistes du GIA – que ceux-ci auraient en fait été victimes d’une « bavure » de l’armée algérienne. Cette déclaration a suscité, en France et en Algérie, une avalanche de commentaires, apportant, dans le flot de la désinformation habituelle, certains éléments importants permettant de mieux cerner le scénario le plus probable de ce drame : celui d’un enlèvement organisé par les services secrets de l’armée algérienne, suivi de l’assassinat des moines par ces derniers, en réaction à un grave cafouillage au plus haut niveau de l’état français.
L’étonnant silence du président Bouteflika
Retour en mars 2004, huit ans après l’assassinat des moines. Interrogé à ce sujet sur la chaîne française LCI, le président algérien Abdelaziz Bouteflika fournit cette étrange réponse : « Toute vérité n’est pas bonne à dire à chaud (sic). Nous venons de sortir d’une guerre civile et lorsque je connaîtrai la vérité, je vous la communiquerai. » Une déclaration alors interprétée par une partie de la presse algérienne, indignée, comme une mise en cause directe de la responsabilité des chefs de l’armée dans cette affaire.
Cinq ans plus tard, c’est par un silence remarqué que le chef de l’État algérien a accueilli la révélation par Mediapart et Le
Figaro, le 6 juillet 2009, des propos du général Buchwalter, ancien membre de la DGSE en poste à Alger de 1995 à 1998. Entendu par le juge d’instruction Marc Trévidic, chargé de la plainte déposée en décembre 2003 par le père Armand Veilleux (procureur général de l’ordre des trappistes en 1996) et la famille du père Christophe Lebreton, l’un des sept moines assassinés, le général a affirmé avoir appris à l’époque par l’un de ses informateurs que son frère, pilote d’hélicoptère, aurait bombardé avec ses hommes un bivouac suspect dans l’Atlas blidéen : « Une fois posés, ils ont découvert qu’ils avaient tiré notamment sur les moines. Les corps des moines étaient criblés de balles. »
Mais cette fois, l’absence de réaction du président Bouteflika à ces révélations a été peu commentée par la presse algérienne, laquelle, dès qu’il s’agit des questions sécuritaires « sensibles », parle d’une seule voix, émanant directement des services d’action psychologique du DRS
(Département de renseignement et de sécurité, la police politique au cœur du pouvoir depuis l’indépendance). Les journalistes aux ordres ont préféré multiplier les commentaires sur le « retour » du « qui tue qui » : ce pseudo-concept pervers a été forgé par ces services lors de la « sale guerre » conduite dans les années 1990 par les généraux algériens contre leur population ; il visait à disqualifier les militants des droits de l’homme algériens et français, accusés de « faire le jeu des islamistes » en osant dénoncer les terribles exactions du DRS et de l’armée.
Et ces journalistes ont surtout glosé sur le caractère franco-français de cette «nouvelle provocation à l’égard de l’Algérie», laquelle ne serait pas concernée par cette manifestation d’un supposé règlement de comptes entre le président Nicolas Sarkozy et son prédécesseur Jacques Chirac. Cette hypothèse, assénée comme une information notamment dans un article sophistiqué de l’un des journalistes réputé les plus proches du DRS, n’est sûrement pas à écarter complètement. Mais elle occulte opportunément la question centrale, celle de la responsabilité des chefs du DRS dans le sort des moines.
Les demi-vérités du général Buchwalter
Les médias algériens ont toutefois ajouté une autre objection, plus sérieuse : le récit rapporté par le général Buchwalter du mitraillage « par hasard » d’un maquis islamiste où auraient été détenus les moines apparaît hautement invraisemblable, au regard des modes classiques
d’intervention de l’armée algérienne dans la lutte antiterroriste. Ce
qui avait été également relevé très vite dans divers commentaires assez techniques à l’article du Figaro ayant révélé les déclarations de Buchwalter, ainsi que par le lieutenant algérien Allili Messaoud, ancien pilote d’hélicoptère ayant déserté en 1998 et qui s’était posé avec son engin en Espagne, où il est aujourd’hui réfugié. Interrogé par Bakchich le 13 juillet, ce dernier a explicité son doute profond sur cette version, tout en se disant « intimement convaincu que les moines ont bien été tués par l’armée algérienne, mais sans qu’il s’agisse d’une bavure ».
Paradoxalement, cette objection fondée n’invalide pourtant pas le sens du témoignage du général Buchwalter : elle révèle surtout que celui-ci n’a délivré au juge Trévidic qu’une partie de la vérité, dont on a peine à croire qu’il puisse l’ignorer, d’autant plus qu’après son départ d’Algérie, il a conservé d’excellents rapports avec certains clans du pouvoir. Pour comprendre cet aspect essentiel d’un dossier remarquablement tordu par les désinformations accumulées aussi bien du côté algérien que du côté français, il faut revenir au contexte des relations franco-algériennes à l’époque, en rappelant les circonstances de trois affaires emblématiques : l’enlèvement des époux Thévenot en octobre 1993, le détournement d’un Airbus à Alger en décembre 1994 et, surtout, les attentats « islamistes » meurtriers en France de l’été 1995.
1993-1995 : manipulations et désinformations franco-algériennes
Vingt mois après le coup d’état militaire de janvier 1992 (qui marque le début de la « sale guerre » des généraux algériens contre les islamistes), le 24 octobre 1993, les chefs du DRS organisent à Alger le « vrai-faux » enlèvement de trois agents consulaires français
(Jean-Claude Thévenot, sa femme Michèle et Alain Fressier), immédiatement revendiqué par le GIA. Objectif : convaincre Paris d’arrêter les militants du Front islamique du salut (FIS) réfugiés en France. Six jours plus tard, après que le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé a fait savoir à Alger qu’il cédait à cette exigence – le 27 octobre, il déclare que la France « refusera
la complaisance vis-à-vis du terrorisme » et qu’elle « soutiendra le régime algérien » -, les otages sont libérés. Après avoir reçu de strictes consignes de silence, ceux-ci sont mutés par le Quai d’Orsay aux… îles Fidji.
Plus fort encore, en 2002, Jean-Charles Marchiani, alors proche collaborateur du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, reconnaîtra qu’il avait donné son feu vert à son ami le général Smaïl Lamari, dit « Smaïn », numéro deux du DRS, pour conduire cette opération de
« guerre psychologique », à condition qu’elle ne « dérape pas » – ce qui prouve, incidemment, que le GIA, qui avait « revendiqué » l’enlèvement, était déjà, au moins partiellement, contrôlé par le DRS.
C’est ce qu’explique en détail le journaliste Jean-Baptiste Rivoire dans son documentaire Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement, diffusé par Canal Plus le 1er décembre 2003, et dans son livre écrit avec Lounis Aggoun, Françalgérie, crimes et mensonges d’états
(2004). En novembre 1993, l’affaire Thévenot servira de prétexte à Charles Pasqua pour déclencher la fameuse « opération Chrysanthème », la plus grande rafle d’opposants algériens en France depuis octobre 1961…
Le 24 décembre 1994, sur l’aéroport d’Alger, un Airbus d’Air France en partance pour Paris, avec 227 passagers à bord, est investi par des terroristes, une action bientôt revendiquée par le GIA. Trois otages, dont un Français, sont exécutés. Alain Juppé insiste pour que l’avion
soit autorisé à décoller vers la France. Relayant des informations communiquées par ses amis d’Alger, Charles Pasqua affirme que c’est impossible, pour des « raisons techniques ». Mais suite aux écoutes clandestines des conversations entre le cockpit et la tour de contrôle,
réalisées par les services français, Paris découvre que ces « raisons » sont purement imaginaires. Le Premier ministre, Édouard Balladur, finit par arbitrer dans le sens d’Alain Juppé : il téléphone au président algérien Liamine Zéroual et le menace, si l’avion n’est pas autorisé à
gagner la France, de « prendre le monde à témoin du fait que l’Algérie aurait empêché la France de protéger ses ressortissants ».
Alger cède, l’avion décolle pour Marignane. Le 26 décembre, le GIGN intervient, libère les passagers et abat les preneurs d’otages. Les journalistes qui ont depuis enquêté sérieusement sur cette affaire (voir notamment le documentaire de Jihan El-Tahri et Christophe Brûlé, 54 heures d’angoisse, M6, 20 novembre 2000 ; et le livre Françalgérie) en ont relevé méthodiquement les très nombreuses anomalies. Lesquelles ne laissent la place qu’à une seule explication cohérente : les terroristes étaient des pions du GIA manipulés par le DRS, organisateur de l’opération.
Point essentiel : un mois plus tôt, le 21 novembre 1994, s’est tenue à Rome, à l’initiative de la communauté catholique Sant’Egidio, une réunion des représentants des principaux partis d’opposition au régime algérien, y compris le FIS, pour discuter des conditions d’un retour à
la paix. Les généraux paniquent : leurs opposants montrent qu’ils peuvent présenter une alternative crédible et la communauté internationale – la France au premier chef – risque donc d’être amenée à reconnaître enfin que ce sont bien les généraux qui bloquent tout processus de paix en Algérie. D’où, plus que probablement, leur décision d’organiser le détournement de l’Airbus.
Mais l’opération ne suffit pas à torpiller le processus de paix initié par Sant’Egidio : le 13 janvier 1995, à nouveau réunis à Rome, les opposants algériens signent un « contrat
national » appelant le pouvoir à des « négociations » pour mettre fin à la « guerre civile », sur la base du « retour à la légalité constitutionnelle et à la souveraineté populaire » et du « rejet de la violence pour accéder ou se maintenir au pouvoir ». Un accord salué avec espoir aussi bien par l’administration Clinton que, en France, par François Mitterrand, Valéry Giscard d’Estaing, François Léotard (ministre de la Défense) ou Alain Juppé. Plus qu’inquiets, les généraux éradicateurs algériens misent leur survie politique sur la victoire d’Édouard Balladur (soutenu par Charles Pasqua) lors de la présidentielle française de mai 1995. Mais c’est Jacques Chirac qui l’emporte, et le nouveau Premier ministre est Alain Juppé, très critique à l’égard des généraux.
Ces derniers vont alors sortir le grand jeu : au cours de l’été 1995 : une terrible vague d’attentats, revendiqués par des communiqués « signés GIA », frappe la France, faisant une dizaine de morts et plus de deux cents blessés, notamment dans le RER Saint-Michel, à Paris.
Très vite, comme on l’apprendra plus tard, les autorités françaises soupçonnent fortement le DRS, utilisant les pions du GIA qu’il contrôlait en sous-main, d’être le véritable « inspirateur » de cette offensive terroriste, destinée à contraindre Paris à soutenir Alger (voir, là encore, le livre Françalgérie, ainsi que le documentaire de Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, Attentats de Paris : enquête sur les commanditaires, diffusé sur Canal Plus le 4 novembre 2002).
Dans les semaines qui suivent, Alain Juppé demande aux services français de « cesser, dans la mesure du possible, tout contact avec les services algériens de renseignements » (Le Canard enchaîné, 27 septembre 1995). Et au même moment, le directeur de la DST, Philippe
Parant (proche d’Alain Juppé et moins lié au DRS que certains de ses adjoints), convoque discrètement la journaliste Nicole Chevillard, auteure d’un récent rapport sur le pouvoir algérien, et lui demande de rédiger un nouveau rapport portant cette fois sur les « moyens dont Paris dispose pour faire pression sur les généraux d’Alger ». Remis à l’automne 1995, ce rapport ne sera jamais rendu public…
Les « vraies-fausses » révélations d’Yves Bonnet et Charles Pasqua
Ce rappel historique était indispensable pour comprendre l’attitude des autorités françaises quand elles apprennent l’enlèvement des moines de Tibéhirine. Et c’est là que les remous provoqués par la déposition du général Buchwalter ont apporté des éléments nouveaux, en amenant deux acteurs importants de la « Françalgérie » à (un peu) « sortir du bois ».
Le premier est Yves Bonnet, directeur de la DST de 1982 à 1985. Le 13 juillet 2009, il est interviewé dans le cadre d’une émission de la chaîne officielle Canal Algérie spécialement consacrée aux déclarations de Buchwalter. Faussement présenté comme étant encore le patron de la DST en 1996, Bonnet commence par développer ce qui pourrait bien être le vrai mobile de l’enlèvement des moines : « L’armée était dans une situation impossible, car les moines refusaient de partir […] et continuaient à soigner les maquisards. On ne pouvait pas les prendre de force pour les ramener à Alger, […] donc les autorités algériennes étaient prises dans la seringue. »
Puis, au lieu d’aller au bout de son raisonnement, il démolit le témoignage de l’officier de la DGSE, évoque sans détour la relation de confiance établie de longue date entre la DST et le DRS, et s’énerve sur les «exécrables
relations»
de la DGSE avec Alger. Bonnet reproche à ce service, chargé par le gouvernement français de négocier avec les ravisseurs des moines, des « fautes fondamentales » : ne pas avoir permis aux services algériens de suivre l’émissaire du GIA à sa sortie de l’ambassade, « seule façon de retrouver les moines », et n’avoir « pas averti le commissaire de la DST de l’ambassade de la présence dans les locaux d’un émissaire de Zitouni ». Selon Bonnet, ce sont ces « erreurs » qui auraient conduit les islamistes à tuer les moines.
Cette thèse était précisément celle de l’éditeur René Guitton, dans son livre Si nous nous taisons… Le martyre des moines de Tibhirine publié en 2001, qui détaillait la thèse officielle (c’est bien le GIA qui a tué les moines), sans bien sûr préciser que le GIA était contrôlé par le DRS. Or, dans son interview à Canal Algérie, Yves Bonnet révèle que c’est lui qui, avec l’aide du DRS, avait « cornaqué » l’enquête de Guitton en Algérie… Ce qui, à tout le moins, fait peser quelques doutes sur l’objectivité de cette enquête.
Le second témoin clé est rien moins que Charles Pasqua. Fin juillet 2009, dans une interview à la chaîne Omega TV diffusée sur le Web, l’ancien ministre de l’Intérieur, qui n’avait plus aucune fonction gouvernementale en 1996, se livre à une étonnante confession. Il explique que peu après l’enlèvement des moines, Jean-Charles Marchiani, alors simple préfet du Var, lui avait indiqué qu’il « disposait des contacts nécessaires qui permettraient probablement d’obtenir leur libération ». Pasqua affirme s’en être ouvert au président Jacques Chirac, qui donna son feu vert sans prévenir son Premier ministre, Alain Juppé. Ce qui confirme les confidences de Marchiani à Jean-Baptiste Rivoire lors de son enquête de 2002 : ayant appris l’enlèvement des moines, il avait contacté son ami Smaïn Lamari et s’était aussitôt rendu à Alger, où il était « entré en contact avec le GIA de Zitouni » et était parvenu, dit-il, à mettre en place un accord de libération moyennant le paiement d’une rançon par la France.
Mais le 9 mai 1996, après avoir découvert cette mission secrète, Alain Juppé, qui avait lancé dans le plus grand secret une opération DGSE/DRM pour libérer les moines, désavoue officiellement Marchiani en conseil des ministres, ce que précise le même jour le porte-parole du Quai d’Orsay : « Le préfet du Var exerce ses responsabilités dans son département et n’a pas à connaître de ce dossier. Il ne s’est pas rendu à Alger ces derniers temps et n’a pas reçu d’émissaires algériens. »
Ainsi, les récentes déclarations d’Yves Bonnet et de Charles Pasqua confirment nombre d’analyses antérieures, mais ils ne disent que la moitié de la vérité, comme c’était déjà le cas du livre précité de René Guitton. Car selon eux, c’est cette décision d’Alain Juppé qui aurait
conduit les ravisseurs du GIA à assassiner les moines, comme Djamel Zitouni le revendiqua dans son fameux « communiqué n° 44 » du 21 mai 1996 : « Le président français et son ministère des Affaires étrangères ont annoncé qu’il n’y aurait ni dialogue ni réconciliation avec le GIA. Ainsi, ils ont rompu le processus et nous avons donc coupé la tête des sept moines. »
Or, ce qu’omettent de préciser Bonnet et Pasqua, c’est qu’il est avéré de longue date que Djamel Zitouni, promu à la tête du GIA en octobre 1994 et opportunément liquidé dans un prétendu affrontement avec d’autres groupes islamistes quelques jours à peine après
l’assassinat des moines, était en réalité un agent du DRS. Ce que la DST savait dès 1994, comme l’a rapporté en 2007 le site Bakchich : selon le préfet Rémy Pautrat, alors numéro deux du SGDN, Smaïn Lamari s’était vanté auprès de Raymond Nart, l’inamovible numéro deux de la DST, d’avoir « retourné Djamel Zitouni ». Et ce qu’ont confirmé depuis avec force détails des militaires algériens dissidents, comme le capitaine Ahmed
Chouchane
– à qui le général Kamel Abderrahmane et le colonel Bachir Tartag, patron du CPMI de Ben-Aknoun, demandèrent, en vain, en juillet 1995 de devenir l’adjoint de « leur homme », Djamel Zitouni –, le colonel Mohammed Samraoui (dans son livre Chronique des années de sang, 2003) ou l’adjudant Abdelkader
Tigha.
Le scénario le plus probable
Dès lors, les nouvelles pièces apportées en 2009 par l’« affaire Buchwalter » permettent de préciser le puzzle du scénario aujourd’hui le plus probable pour expliquer l’enlèvement et l’assassinat des moines. Un puzzle qu’avait commencé à reconstituer dans un article du Monde
en janvier 2003 le père Armand Veilleux, qui, depuis le drame de 1996, a travaillé avec obstination pour la vérité et la justice dans cette affaire. Un puzzle comportant notamment les pièces présentées dans un reportage de Jean-Baptiste Rivoire diffusé en novembre 1998 sur Canal Plus, puis partiellement complété en avril 2004 par les auteurs du livre Françalgérie, dans deux chapitres de leur livre.
Début 1996, les deux chefs du DRS Mohammed « Tewfik » Médiène et Smaïn Lamari, alors embarqués depuis deux ans dans l’organisation d’une spirale de terreur conduite contre la population par les forces spéciales de l’armée et les « groupes islamistes de l’armée », décident d’accentuer leur pression sur le gouvernement français : pourquoi ne pas répéter le scénario du « vrai-faux » enlèvement des époux Thévenot en 1993, en faisant enlever par le GIA les moines de Tibéhirine, avant de les libérer et de les faire revenir en France ? Ce qui aurait l’avantage de faire d’une pierre plusieurs coups : se débarrasser de « gêneurs » trop au fait des dessous de la sale guerre se déroulant dans l’Algérois et qui avaient jusque-là fermement résisté aux injonctions du gouvernement d’abandonner leur monastère ; torpiller un peu plus les espoirs qu’avait soulevés l’initiative de Sant’Egidio – discrètement soutenue par les moines –, en prouvant que les catholiques se fourvoyaient dans leur dialogue avec des islamistes forcément « barbares » ; montrer que l’armée algérienne, qui aurait libéré les moines, méritait de ce fait d’être résolument soutenue par la communauté internationale.
D’où l’organisation de leur enlèvement, confié au CTRI de Blida, l’antenne régionale du DRS dirigée par le colonel Mhenna Djebbar. Celle-ci jouait alors un rôle essentiel, aussi bien comme centre de torture et de liquidation des opposants par la « machine de mort » du DRS que comme centre de gestion des groupes islamistes armés (GIA et AIS) qu’ils manipulaient pour terroriser plus encore la population.
Au début, tout se déroule selon le scénario « habituel ». Peu après l’enlèvement des moines le 26 mars, le préfet Jean-Charles Marchiani, avec l’aval de Jacques Chirac, se rend à Alger pour « négocier » leur libération. Le 18 avril, un « communiqué du GIA », signé Djamel Zitouni, conditionne cette libération à celle d’Abdelhak Layada, l’ancien « émir national » du GIA détenu depuis 1993 en Algérie, répétant la revendication « made in DRS » formulée lors de l’affaire Thévenot et dans celle de l’Airbus, comme l’a justement relevé Armand Veilleux dans une interview au Figaro
le 13 juillet 2009 (selon plusieurs témoignages, Layada était un « islamiste du DRS », grillé à la suite de son arrestation imprévue au Maroc en juin 1993). « Ce communiqué, confirme Tigha, qui était alors en poste au CTRI de Blida, c’est nous qui l’avions rédigé. »
Mais rien ne se passera comme prévu. Car le Premier ministre français Alain Juppé, qui avait perdu toute confiance dans la DST du fait de ses troubles connivences avec le DRS lors des attentats de 1995, six mois plus tôt, avait décidé de confier aux agents de la DGSE une opération sophistiquée de libération des moines, à l’insu des services algériens. Et quand il apprendra la mission clandestine (avalisée par Chirac) de Marchiani, dont il ne pouvait ignorer le rôle dans l’affaire des époux Thévenot, il aura un légitime réflexe républicain en désavouant officiellement, le 9 mai, le préfet du Var.
Dès lors, l’opération conçue par les chefs du DRS a basculé. Marchiani écarté, l’issue « à la Thévenot » qu’il affirme avoir programmée avec Smaïn Lamari devenait impossible. Et le silence des moines – qui auraient inévitablement parlé des conditions de leur détention – n’aurait pu être assuré à l’issue d’une libération obtenue par la DGSE sans l’accord du DRS, à la différence de la mise en scène de 1993. Surtout, pour le tandem Médiène/Lamari, il était hors de question de laisser des militaires français conduire une opération d’exfiltration sur le sol algérien. D’où leur décision : mieux valait liquider les moines.
Les circonstances exactes de leur exécution restent inconnues à ce jour. Dès novembre 1998, le journaliste algérien « YB », dans un bref article évoquant l’émissaire religieux envoyé par la DGSE au contact des moines, avait avancé l’explication suivante : « La filature du diacre par les services algériens a permis à l’armée de donner l’assaut dans le fief islamiste du Caroubier où étaient détenus les moines » (« Le calvaire des sept moines », TéléCinéObs, 21 novembre 1998). Quant à la version donnée par l’adjudant Tigha (les trappistes auraient été raflés aux hommes de Zitouni par un autre responsable du GIA authentiquement islamiste, lui, qui les aurait exécutés par cruauté), elle est plus que fragile. Et celle du général Buchwalter,
une bavure imprévue de l’armée algérienne est, on l’a vu, assez invraisemblable.
En revanche, vu les pratiques habituelles du DRS, son témoignage devant le juge Trévidic laisse entrevoir un classique du genre. Peu après l’assassinat des moines, un émissaire discret du DRS annonce en substance au représentant de la DGSE à l’ambassade de France : « Cher
ami, nous sommes désolés, mais un hélicoptère a tiré par hasard sur un bivouac de terroristes, tuant sans le savoir les moines au passage. » Message immédiatement décodable par n’importe quel connaisseur des mœurs du DRS : « Désolé les gars de la DGSE, si vous n’aviez pas mis votre nez là où il ne fallait pas, vos moines seraient déjà en France. Et à l’avenir, ne recommencez pas, laissez-nous liquider nos barbus comme nous l’entendons, et on ne vous embêtera plus… »
Il est très peu probable que le général Buchwalter, qui est tout sauf un amateur, n’ait pas compris ce « message ». C’est pourquoi il faut espérer que le juge Trévidic l’entende à nouveau et puisse pousser jusqu’au bout ses investigations. En particulier en entendant les
responsables français qui, à l’époque, reconnaissaient tous en privé que les chefs du DRS n’avaient objectivement aucun intérêt à ce que les moines restent en vie (voir notamment Libération, 24-25 mai 1996).
Et on ne peut que rejoindre le père Veilleux quand il évoque en août 2009, dans un « point » sur l’affaire, les « droits de la vérité » : « Pas une vérité abstraite, mais celle à laquelle ont droit les familles des 200 000 autres victimes de cette tragédie nationale. Nos frères n’auraient jamais accepté qu’on diabolise l’islam pour défendre les intérêts cupides de quelques clans de généraux. »
De fait, si l’investigation de la justice française pouvait enfin ébranler l’omerta des responsables politiques sur le rôle des services algériens dans l’enlèvement et la mort des moines, ce serait aussi un pas essentiel permettant de rouvrir, plus globalement, les dossiers de la manipulation par le DRS, depuis 1992, des groupes armés se réclamant de l’islam. Et tout particulièrement celui des grands massacres de civils revendiqués par le GIA dans les années 1997-1998, dont l’immense
majorité des Algériens est convaincue qu’ils ont en réalité été perpétrés à l’initiative des chefs du DRS.