Dieudonné dérape
[Le Monde du 3 Décembre 2003]
L’humoriste Dieudonné a perturbé l’émission de Marc-Olivier Fogiel « On ne peut pas plaire à tout le monde », diffusée, lundi 1er décembre sur France 3. Le programme « Spécial ils nous font rire » a vu Dieudonné déraper quand il a évoqué un soi-disant « axe américano-sioniste ». Selon M. Fogiel, qui se déclare « consterné », Dieudonné était invité pour faire une « nécro » de Jamel Debbouze. Lundi soir, approximativement déguisé en juif orthodoxe, Dieudonné a d’abord dénoncé, pour rire, l’invitation par France 3 de « l’humoriste musulman Jamel Debbouze », ce « moudjahidine du rire ». Une invitation qu’il a qualifiée « d’acte antisémite ».
A la fin , Dieudonné a ajouté : « J’encourage les jeunes gens qui nous regardent dans les cités à rejoindre l’axe du bien. L’axe américano sioniste. (…) Le seul axe qui offre la possibilité de vivre encore un peu. » M. Fogiel a immédiatement réagi à ces propos en déclarant : « Dieudonné il est toujours borderline [à la limite]. »
Communiqué de la LDH –
Condamner les propos de Dieudonné, préserver la liberté de création
La LDH a déjà dit combien l’humour de Dieudonné sur France 3 lui paraissait déplacé et, surtout, combien les propos de ce dernier, reproduits à plusieurs reprises dans la presse, sont détestables.
Sa mise en cause d’un « complot » attribué aux juifs dont il serait victime, le recours à la vieille antienne antisémite des « juifs influents partout », voici qui justifie que Dieudonné s’explique et s’excuse.
En revanche, empêcher Dieudonné de se produire dans un spectacle qui n’a heureusement rien à voir avec ce qui lui est reproché, relève de l’atteinte à la liberté de création.
La LDH condamne, outre bien entendu les manifestations de violence qui se sont déjà produites, cette volonté d’interdire à Dieudonné de donner son spectacle.
Paris, le 20 février 2004
Dieudonné relaxé
[source : AP – 25 mai 2004]
L’humoriste était poursuivi pour diffamation raciale à la suite d’un sketch, le 1er décembre 2003 dans l’émission « On ne peut pas plaire à tout le monde », dans lequel, déguisé en juif extrémiste, il dénonçait « l’axe américano-sioniste » et concluait par un salut nazi.
Au terme de six mois de polémique sur le caractère antisémite ou non d’un sketch de Dieudonné M’Bala M’Bala, diffusé le 1er décembre 2003 sur France 3, le tribunal correctionnel de Paris a tranché jeudi 27 mai 2004, jugeant que les propos de l’humoriste ne présentaient pas un caractère diffamatoire à l’égard des juifs.
« Il s’avère que le personnage incarné par le prévenu ne représente pas ‘les’ personnes de confession juive dans leur ensemble comme il est dit dans la prévention mais une certaine catégorie de personnes uniquement dans l’expression de leurs idées politiques », a souligné le tribunal dans son jugement.
La présidente Marie-Thérèse Feydeau et ses deux assesseurs ont donc suivi le raisonnement de Dieudonné qui a expliqué le 2 avril avoir voulu caricaturer un « colon juif extrémiste » et non pas toute la communauté juive.
« Le droit de critiquer »
« Le tribunal vient de reconnaître le droit pour un humoriste de critiquer la politique d’un Etat, sans être taxé d’antisémitisme lorsque cet Etat est Israël », s’est félicité Me François Roux, l’avocat du prévenu, à l’issue du jugement. […]
Les parties civiles à l’origine des poursuites, notamment la LICRA, L’Union des Etudiants Juifs de France ou le Consistoire israélite de France, ont annoncé leur intention de faire appel.
Mercredi 26 mai 2004, Dieudonné avait été condamné par le tribunal correctionnel d’Avignon (Vaucluse) à 5.000 euros d’amende pour « diffamation raciale » à la suite de propos rapportés par le quotidien Le Monde. Le tribunal doit se prononcer le 23 juin prochain concernant d’autres propos sur les juifs tenus par l’humoriste, cette fois dans « Le Journal du Dimanche ».
Commentaire de Guy Bedos
[Le Monde, 19 février 2004]
Pierre Desproges l’avait très bien dit : « On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui… ». Moi, je vais très loin parfois. Ma devise est de faire du drôle avec du triste. Mon dernier spectacle consiste à faire rire sur les conséquences du 11 septembre et le traitement qui en a été fait. Pas sur les victimes. On peut toucher à des sujets violents, à des sujets tristes mais sans insulter de façon désordonnée ce que je n’ose appeler une communauté. Quand on globalise et qu’on dit « les » juifs, « les » Arabes, « les » femmes, « les » hommes, on dit toujours des conneries.
Il y a une morale dans l’humour même si on attaque. Il ne faut pas se tromper de cible. Notre métier est de toucher à des problèmes de société en prenant soin de ne pas blesser des innocents et de ne pas être porteur de haine et de guerre. L’humour est un exorcisme qui soulage, qui défoule et qui venge ceux qui n’ont pas la parole et qui délègue à ceux dont c’est le métier de dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas.
Je pense que Dieudonné a du talent, mais qu’il a dérapé. Je suis pour la liberté d’expression, mais le but n’est pas de « porter » les événements sanglants du Moyen-Orient entre Israéliens et Palestiniens, ni de les transformer en affrontement entre Feujs et Rebeux.
J’ai moi-même connu la censure à la télévision sous Giscard et j’ai été banni de la ville de Nice pendant vingt ans parce que son maire, Jacques Médecin, avait expressément demandé qu’on ne m’engage pas. A la télévision pendant les années 1975, j’ai connu le maccarthysme larvé. Pour ce qui est de Dieudonné, je pense qu’il est parti dans une croisade très confuse, mais je n’approuve pas le terrorisme qui le vise, ni la censure qu’il subit à la télévision. Je suis contre le fait qu’il soit interdit de télé, même si je ne lui donne pas raison.
La première et la dernière des libertés ! ! ! !
par Jean Bricmont
Professeur de physique théorique à l’Université catholique de Louvain
[samedi 6 mars 2004]
De toutes les indignations, celles qui concernent la liberté d’expression sont souvent celles dont le caractère sélectif est le plus évident. Des humoristes imitent l’accent « noir » ou « arabe » ; Mme Fallaci, dont les livres se vendent comme des petits pains, écrit que les musulmans se multiplient « comme des rats ». Dieudonné lui-même peut, sans que cela ne soulève de protestations, comparer la religion avec le fait de « péter dans son bain » (voulant dire par là que c’est une affaire privée). Perle et Frum, des néo-conservateurs américains dont l’influence dans le monde réel est considérable, peuvent appeler les États-Unis à attaquer la Syrie, l’Iran, la Libye et la Corée du Nord. Notre culture a été façonnée par des apologies de l’esclavage, comme « Autant en emporte le vent », ou du colonialisme, comme le musée d’Afrique Centrale à Tervuren. Que fait la censure devant ce déluge d’insultes racistes, d’incitations au meurtre et d’apologie des massacres ? Rien et c’est très bien ainsi. La parole n’est pas l’action, et elle doit être protégée. Mais alors, pourquoi annuler les spectacles de Dieudonné ?
Bien sûr, tout le monde ne passe pas à l’Olympia, et l’annulation de spectacles ne revient pas à mettre les gens en prison. Mais la justification donnée est scandaleuse : ce sont les directeurs de salles qui doivent en assurer la sécurité, sinon le spectacle est annulé pour risque de troubles à l’ordre public. Donc, n’importe quel groupe de voyous bien organisés qui n’aime pas les Juifs, les homosexuels ou les Arabes peut de facto interdire les spectacles qui lui déplaisent. Dans un monde où le rôle de l’Etat se réduit de plus en plus à assurer le bon fonctionnement du commerce, il est assez comique de voir que la seule activité « commerciale » que l’on est soi- disant incapable de protéger sont les spectacles. Donc, l’annulation des spectacles de Dieudonné est bien une forme de censure, particulièrement insidieuse.
On pourrait s’arrêter là, qui est le fond de l’affaire. Mais on peut aussi faire quelques remarques sur les propos incriminés de Dieudonné. Puisque Bush est incapable de voir un lien entre dans la politique des États-Unis et le 11 septembre (« nous sommes tellement bons ») et qu’il considère Sharon comme un homme de paix, pourquoi un humoriste ne pourrait-il pas ironiser sur « l’axe du bien américano-sioniste » ? Reste la comparaison entre Israël et nazisme. Personnellement, je ne la ferais jamais, mais pas seulement parce qu’elle est choquante. Elle contribue à une déformation constante de la vision que nous avons de l’histoire. Israël est en réalité un chapitre tardif, d’ailleurs pas plus brutal que bien d’autres, de l’histoire du colonialisme et de l’impérialisme occidental (dont le centre s’est déplacé de l’Europe aux États-Unis après 1945). Cet impérialisme s’est étendu à presque toute la planète, a déporté des populations entières, annihilé des cultures, utilisé l’esclavage ou le travail forcé et s’est justifié au moyen d’une forme particulièrement fanatique de racisme. Pour comprendre le monde contemporain, qu’il s’agisse de la dette du Tiers Monde, de la politique du FMI, des migrations, du racisme, des problèmes écologiques, ou ce qui se passe en Palestine, en Haïti, ou en Irak, il est bon de partir d’une vision globale de l’histoire, dans laquelle ce système d’oppression joue un rôle fondamental. On peut peut-être voir le nazisme comme une sorte de paroxysme du bellicisme et du racisme occidental, mais celui-ci ne peut pas être réduit à celui-là.
Malheureusement, la vision du monde véhiculée par les médias et l’enseignement fait exactement l’inverse : elle met au centre des choses le nazisme et le communisme en les présentant les opposés absolus de nos sociétés (ce qui, dans le cas du nazisme, nécessite une considérable réécriture de l’histoire), de façon à mieux légitimer celles-ci et à détourner l’attention des formes contemporaines d’exploitation, surtout lorsqu’elles contribuent à notre prospérité. De plus, le système de propagande occidental assimile tous ses adversaires à Hitler : qui était le « Hitler sur le Nil » en 1956 ? Nasser, parce qu’il avait nationalisé le canal de Suez. Après lui, vinrent le FLN, Milosevic, les Talibans, Saddam Hussein et d’autres. Tous furent des « nouveaux Hitler ». Le Pen a été constamment comparé à Hitler lors de la dernière élection présidentielle en France, sans que cela ne provoque de fortes protestations contre la banalisation du nazisme que cette comparaison impliquait. Comment s’étonner alors si des gens qui se sentent solidaires des Palestiniens ou des Irakiens adoptent l’arc réflexe de la pensée occidentale, c’est-à-dire l’équation X=Hitler, mais en mettant Bush ou Sharon, Israël ou les États-Unis à la place de X ? C’est déplacé, et c’est aussi une sérieuse erreur politique ; néanmoins, c’est essentiellement le reflet, maladroitement inversé, du discours dominant.
Pour ce qui est du nécessaire combat contre l’antisémitisme, il n’est pas du tout évident que l’annulation quasi systématique des spectacles d’un comédien qui n’a jamais eu sa langue en poche lorsqu’il abordait d’autres sujets qu’Israël, va contribuer à faire changer d’avis ceux qui croient à l’existence d’un lobby juif contrôlant les médias et l’industrie du spectacle. La relative passivité des artistes, collègues de Dieudonné, et si prompts à se mobiliser, au moins symboliquement, pour des causes comme les sans-papiers ou le respect des droits de l’homme dans des pays lointains, ne contribuera sans doute pas non plus à ce changement d’opinion. Mais peut-être que, dans le « combat » contre l’antisémitisme, la posture morale et l’intimidation comptent plus que l’efficacité.
Nous vivons une époque formidable. Le communisme a disparu, le mouvement ouvrier aussi, au moins en tant que porteur d’une alternative politique. Le droit international, ce chiffon de papier que le Tiers-Monde a cru pouvoir brandir contre l’ingérence occidentale, n’existe plus. Les richesses sont de plus en plus concentrées entre quelques mains. Les armes de destruction massive aussi. Les États-Unis déploient leurs troupes dans plus d’une centaine de pays. Aucun gouvernement, à supposer qu’il le veuille (ce qui supposerait des changements idéologiques considérables dans le personnel politique), ne peut changer quoi que ce soit à cette situation. En effet, ils se sont, petit à petit, dépossédés de tous les moyens de contrôle économique de façon à se prémunir contre les risques de réforme sociale que peut entraîner la pression démocratique. Le 11 septembre, et surtout les réactions très différentes qu’il a provoquées dans les populations au « Nord » et au « Sud » de la planète, a été l’expression d’une révolte impuissante contre l’inégalité et l’injustice du monde. La réaction des élites occidentales, prévisible, a été de polariser un peu plus la situation. Par exemple, en légitimant les invasions militaires là-bas, tout en fermant les frontières aux réfugiés ici. Accentuation de la fracture sociale, concentration du pouvoir économique et médiatique, continuation des privatisations, lois répressives, militarisation, islamophobie, bref, la solution de tous les problèmes semble passer par leur aggravation. C’est peut-être le bon moment pour s’attaquer aussi à la liberté d’expression, ce dernier vestige d’une époque révolue.
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