Le caractère massif du vote Le Pen peut s’expliquer de différentes manières : crise politique, crise sociale, crise des institutions, crise de la gauche et de la droite traditionnelles… Mais il est bien difficile d’expliquer comment toutes ces crises peuvent conduire à une telle puissance de l’extrême droite.
D’autres aspects doivent être pris en compte pour mesurer le degré de gravité de la maladie d’une société, qui ne peuvent pas se situer simplement dans les sphères économiques et politiques classiques. Dans ce sens, c’était une bien douce (et dangereuse) illusion de croire que la scission politique du Front national en 1998 pouvait effacer par enchantement ce mouvement.
Toute formation s’inscrit dans des filiations historiques, dans des généalogies mémorielles qui lui donnent toute son assise dans une société. C’est bien un ensemble de valeurs, de sentiments, d’affects, d’habitudes qui structurent l’adhésion à un courant, et pas simplement la lecture de son programme social ou les mesures politiques immédiates.
Le FN incarne ainsi plus une disposition historique à défendre « l’Occident blanc et chrétien » qu’il ne se situe dans une logique de défense sociale ou de constructions politiques.
Le vote FN est surtout un vote ethnique, celui d’un communautarisme blanc qui se sent assiégé dans une société devenue multiculturelle. Ce vote ethnique est en passe de surmonter le vote de classe (on le voit bien avec l’effacement continu du PCF).
Comment le Front national a-t-il pu construire ce communautarisme blanc très particulier en France ? En réactivant sans cesse des mémoires dangereuses, souterraines, puissantes. En s’appuyant sur elles.
Il existe toujours des volontés de revanche, des ruminations secrètes, un contentieux non apuré en France à propos de deux événements proches : Vichy et l’Algérie, qui continuent de hanter la conscience française. En commun, ces deux séquences ont révélé à quel point des dérives racistes et xénophobes pouvaient emporter une société polarisée sur deux populations, les juifs et les Arabes. Ils disent aussi, en commun, le sentiment d’abaissement de la nation (la défaite de 1940 et l’abandon en 1962 de l’Algérie française), imputable à une sorte d’ennemi intérieur, dissimulé, diabolisé.
Si le sentiment antijuif révélé par Vichy est encore puissant, structurant l’imaginaire de l’extrême droite, il reste toujours réfréné par le souvenir de la Shoah (mais pour combien de temps encore ?). C’est l’autre séquence, la guerre d’Algérie, qui retient fortement l’attention, avec des retours forts de mémoire ces dernières années.
Cette histoire non réglée encourage une tendance lourde à l’œuvre dans la société française : le transfert en métropole d’une mémoire coloniale, avec peur communautarisée du « petit Blanc », angoisse identitaire face à l’islam, refus de la diversité culturelle adossée à la la tradition jacobine assimilationniste.
Pour l’extrême droite, la guerre d’Algérie, marquant la fin de l’empire colonial, n’est jamais finie. Toujours rejouée, elle se donne une suite à travers un combat contre l’islam (qui prend le visage de l’intégrisme islamique). La liturgie d’une France enracinée dans la pureté d’une identité mythique, sans cesse menacée, voilà ce qui légitime d’avance toutes les mesures de guerre, de violence pour se défendre des « envahisseurs », les Maghrébins, jugés inassimilables à la société française parce que profondément différents. Une différence qui s’expliquerait par les principes et le fonctionnement de la religion musulmane. Une population se serait exclue d’elle-même, par ses croyances, de la société.
Cette hypothèse, qui invoque le principe de l’incompatibilité entre deux univers et l’enchaînement perpétuel à une culture ancestrale, s’appuie sur le cours de l’histoire coloniale, particulièrement algérienne. Rappelons que la situation imposée aux Algériens au temps de la colonisation française était la suivante : devenir citoyen français, c’était remettre en question son appartenance religieuse. Ce refus de citoyenneté (qui considère pourtant la religion comme une affaire privée), cette application d’un faux modèle de la République provoquèrent l’essor d’un mouvement indépendantiste, à base religieuse et communautaire, et la guerre, avec le dénouement que l’on connaît.
Derrière ce que l’on appelle le « problème de l’immigration », les questions posées dans la période coloniale resurgissent : la religion musulmane est-elle compatible avec les principes de la République française ? Faut-il mettre en œuvre un processus d’assimilation par abandon d’un statut personnel ou admettre la citoyenneté en reconnaissant un particularisme communautaire ?
L’extrême droite ne se pose pas ces questions. Pour ses responsables, la population immigrée est un vivier pour le terrorisme. Derrière chaque Maghrébin se profile un musulman fervent, qui n’est que la préfiguration d’un intégriste forcément dangereux. Ceux qui évoquent l' »intégration » seraient des doux rêveurs.
Le parti de Jean-Marie Le Pen ne se contente donc pas de jouer avec le passé, sur le registre de la nostalgie de l’empire colonial, d’un Sud disparu. L’usage actuel du modèle de l’Algérie française permet à l’extrême droite de déployer son nationalisme, à base de « défense de la civilisation occidentale », à l’abri du discours de l’assimilation républicaine.
Le phénomène de transfert de mémoire, en provenance de l’histoire algérienne, est indéniablement essentiel pour saisir les spasmes qui travaillent certains secteurs de la société française actuellement. Ce transfert peut être une résistance aux changements qui affectent la France. On aura alors une mémoire avec usage intensif du modèle de l’Algérie française : exacerbation d’un nationalisme français ethnique, revalorisation des missions coloniales, hiérarchisation raciale et religieuse de la société, séparation stricte des communautés… ou bien, au contraire, ce transfert sert à l’actualisation des réalités sociologiques ou culturelles françaises, freine la répétition des imaginaires de guerre, brise des opinions déjà formées et souvent réduites à l’état de stéréotypes.
Pourtant, progressivement se découvrent d’autres attitudes, plus complexes. Les nouvelles générations de la France, dans le passage du siècle et du millénaire, vivent dans un métissage culturel banalisé, évident. L’identité de la nation ne se construit pas par opposition au Sud, jugé lointain et « barbare », mais, au contraire, par addition, absorption d’autres cultures venues d’ailleurs. Il devient alors de plus en plus difficile de faire jouer à l’homme du Sud le rôle de figure à craindre.
Pendant de nombreuses années, de l’indépendance algérienne de 1962 à la veille de l’an 2000, la mémoire transférée de l’Algérie a été celle de la répétition du conflit, dévoilant des attitudes de revanche, signalant la proximité des désirs dangereux. Le transfert de mémoire algérienne qui apparaît de nos jours, porté en particulier par les enfants (et petits-enfants) de l’immigration algérienne, laisse voir d’autres enjeux. Ces derniers disent rejeter les stratégies assimilationnistes et invoquent la multiplicité d’appartenance culturelle, qui n’est pas inconciliable avec la République. Ils accompagnent le mouvement de la société signifiant que la démocratie ne peut s’inscrire que sous le signe du pluralisme. En se prononçant pour l’obtention de droits civiques et contre la ségrégation, ils appellent la société à se reformer au nom de ses propres valeurs.
Ce faisant, ils entendent accomplir toutes les virtualités contenues dans le pacte républicain : l’égalité des chances pour tous les citoyens, quelle que soit leur origine. Un multiculturalisme à la française (à ne pas confondre avec l’enfermement communautaire) émerge, fondé sur un ordre juridique où s’épanouissent les droits individuels et collectifs. C’est cette nouvelle que la classe politique française doit reconnaître, pour combattre Le Pen.
Benjamin Stora
Professeur d’histoire du Maghreb à l’Institut national des langues et civilisations orientales